Le Sultan Mehmet V a nommé Hasan Mazar bey pour diriger cette commission d’enquête, qui a
aussi pour but de juger, arrêter et emprisonner les suspects.
Elle va aussi préciser le rôle de l’Organisation
Spéciale, véritable cheville ouvrière du crime et trois tribunaux de guerre
vont juger les principaux responsables en décembre.
Les documents utilisés pour trouver les preuves étaient
des télégrammes chiffrés, des documents officiels ainsi que des témoignages
oculaires.
Les provinces de l’Empire ottoman furent divisées en 10
régions et pour chacune d’elles furent désignés des procureurs, des juges
d’instruction, des juges et des secrétaires de tribunal.
Dès le 8 janvier 1919, trois Cours Martiales furent
formées à Constantinople. Plusieurs procès eurent lieu du 5 juillet 1919 au
27 juillet 1920 : les procès des membres du comité central du parti Union et
Progrès, des ministres et d’autres responsables centraux et régionaux du
parti, puis les procès des déportations et massacres dans le sandjak de
Yozgat, dans le vilayet de Trébizonde, dans le faubourg de Buyuk Dere, dans
le vilayet de Kharpout enfin à Ourfa et Erzinçan.
La Cour Martiale turque limita à trois, les exécutions
capitales. La plupart des autres peines capitales furent prononcées par
contumace car les principaux responsables se sont enfuis, certains en
Allemagne.
Furent condamnés à la mort Talaat pacha, Enver pacha,
Cemal pacha et Dr. Nazim, sur la base du 1er paragraphe de l’article 45 du
code pénal turc et sur la base du paragraphe 2 du même article et l’article
55, furent condamnés à l’exil pour 15 années, Cavid, Mustafa Cheref et
Moussa Kiazim.
Parmi les trois personnes exécutées, l'un était chef de
gendarmerie locale : Abdullah Avni, et deux étaient gouverneurs de province
: Mehmet Kemal Bey et Behramzade Nusret Bey ; En dépit des crimes commis,
ces deux derniers furent réhabilités par le pouvoir kémaliste car déclarés«
martyrs nationaux ». Pour insuffisance de preuves sont acquittés Rifaat bey
et Hachim. Les exilés à l’île de Malte furent ignorés.
Taner AKCAM constate dans son livre, l’échec des
tribunaux car chacune des puissances alliées n’ayant d’yeux que pour ses
gains impériaux personnels et les différends qui les opposaient étant trop
profonds pour permettre une réconciliation, la détermination à poursuivre
les responsables du génocide des Arméniens s’amenuise.
Le souci ultime des grandes puissances étaient de
défendre leurs propres intérêts et non de juger des criminels de guerre. Les
désaccords entre les Alliés et leur abandon de l’idée d’un tribunal
international sont aussi évoqués dans le livre d’Aurore Bruna
(édition du Cerf) « L’accord d’Angora de 1921
».
Après la victoire des forces kémalistes, les procès
furent suspendus le 13 janvier 1921. La presse turque était elle aussi
défavorable car elle ne considérait pas ces crimes comme des actes
répréhensibles. Toutefois, les minutes de ces procès s’avèrent
indispensables pour prouver l’intention génocidaire.
Kemal a voulu très vite effacer leur portée, prendre le
pouvoir avec l’aide des criminels qu’il va recycler et placer à des postes
importants. Ses successeurs vont rapatrier en grande pompe les cendres des
principaux responsables du génocide et ériger des mausolées à leur gloire.
En 1943, Hitler rendit à Inönü, successeur de Kemal, les
cendres de Talaat ministre de l’Intérieur puis Grand Vizir durant la
Première Guerre mondiale, et principal organisateur du génocide. Il a un
mémorial sur la colline des martyrs ! Plus récemment, celles d’Enver, alors
ministre de la Guerre, ont été rapatriées en 1996 d’Asie Centrale où il
avait achevé ses rêves pan-turquistes en 1922.
La réapparition des anciens membres du Comité Union et
Progrès en tant que Pères Fondateurs de la République n’est pas l’exception
mais la règle. C’est la continuité du régime kémaliste avec le régime
jeune-turc.
Le plus surprenant est peut-être le fait que presque tous
les dirigeants turcs de 1920 à 1960 ont participé à des degrés divers au
Comité Union et Progrès. Cela a pu rester ignoré par le fait que les deux
dirigeants les plus connus (Kemal et Inönü) eurent un rôle mineur.
Même si Mustafa Kémal ne faisait pas parti des
commanditaires du génocide des Arméniens, il reconnut en1923 à propos du
Comité Union et Progrès : « Nous fûmes tous ses membres ». En y
regardant de plus près, en effet, on retrouve les mêmes hommes qui avaient
participé au travail d’anéantissement des Arméniens aux postes de
responsabilité ou dans les cercles intellectuels.
Certes, peu de ministres unionistes se retrouvent
ministres de la République. Les plus connus ont été exécutés par des
justiciers arméniens lors de l’
opération
Némesis en 1920-1922 et d’autres ont été pendus par Kémal en
1926 pour conspiration contre sa personne. Par contre, les responsables
administratifs de l’Etat ottoman au temps du génocide et les cadres de
l’ancien parti Union et Progrès accèdent au rang de ministres ou de députés
de la République. Ainsi, le préfet de Bitlis puis d’Alep, Mustafa Abdülalhik
-beau-frère de Talaat et bourreau de Mouch- se retrouve Ministre des
Finances, Ministre de la Défense, et enfin Président de la Grande Assemblée
Nationale. D’autres préfets de province deviennent députés de la République
représentant le parti unique de Mustafa Kemal dans les mêmes
circonscriptions. Les responsables de l’ancien Parti Union et Progrès dans
les Provinces dont on connaît le rôle spécial dans la supervision de la
déportation refont surface. On retrouve même un secrétaire responsable de
province du Comité Union et Progrès, Mahmut Celal Bayar, Président de la
République de 1950 à 1960. Les rouages de la machine génocidaire mis en
place ne sont pas en reste ; Par exemple, Sukru Kaya qui fut le Directeur
Général de la Déportation se retrouve secrétaire général du Parti
Républicain du Peuple de Mustafa Kemal, puis, pendant dix ans, son Ministre
de l’Intérieur. Membre du Conseil Supérieur de Santé, chargé d’une mission
de destruction des cadavres, le Dr Tevfik Rustu Aras, est promu ministre des
Affaires Etrangères de 1925 à 1938.
La société turque et son gouvernement n’a jamais été
comme l’Allemagne « dénazifiée », le négationnisme peut commencer...
Véronique BRUNA
Professeure certifiée histoire-géographie
Voir aussi :
►
Le recyclage des criminels Jeunes-Turcs
►
La Turquie condamne ses chefs militaires