Les
explications de Vincent DUCLERT*,
historien, professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, qui a
vécu et enseigné en Turquie dans les années 1980.
(lire aussi). Ceci est la version intégrale de l'interview parue, le 21
janvier 2012, dans les éditions papier d'Ouest-France.
Recueillis par Bruno RIPOCHE, journaliste à Ouest-France. |
- Quand on évoque le génocide des Arméniens de l'empire Ottoman, en 1915, de
quoi parle-on ?
D'un processus d'extermination d'un peuple défini par sa religion, qui
composait la plus forte des minorités chrétienne et sans doute la plus forte
des minorités de Turquie, et la plus fidèle à l'empire Ottoman. D'un processus
responsable de la mort, entre 1915 et 1917, de près d'un million de personnes
dans des conditions terrifiantes, de l'exil dans la misère des survivants et
de l'islamisation forcée de plusieurs dizaines de milliers d'enfants. Mais ce
processus avait commencé bien avant. Dès les années 1890, le sultan Abdülhamid
II a fait tuer près de 200 000 Arméniens, moins pour les exterminer que pour
leur administrer une telle leçon telle qu'ils n'auraient plus jamais
revendiqué de droits. Et d'une certaine manière il s'est prolongé : lors du
massacre des kurdes alévis de Dersim (est de l'Anatolie) par l'aviation, en
1937-1938, sont en même temps visés des Arméniens que ces Kurdes avaient
protégés.
-
L'intention exterminatrice est-elle avérée ?
Oui. À l'ambassadeur américain Morgenthau, qui tente de sauver les Arméniens,
Talaat Pacha, l'un des trois hommes forts du gouvernement Union et progrès (ultra-nationaliste)
au pouvoir en 1915, répond qu'il assume cette extermination. Les moyens
utilisés tels que l'Organisation spéciale, un service secret qui sort des
détenus de droits communs de prison et les manipule, ou bien les pratiques
systématiques d'atroce mutilation des corps et de déshumanisation des êtres,
ne laissent pas place au doute. D'ailleurs, le juriste Raphaël Lemkin, qui a
défini la notion de génocide et la défendra à Nuremberg avant qu'elle soit
retenue par l'Onu, s'est appuyé sur le génocide des Arméniens - qu'il a
lui-même reconnu - pour la concevoir.
- La Turquie a-t-elle toujours nié ces massacres ?
Cette négation n'a pas été immédiate. Au départ, Mustafa Kemal (le général qui
refuse le découpage et l'occupation de l'Anatolie après la guerre et qui
fondera la république de Turquie en 1923, N.D.L.R.) a eu des mots très durs
pour les crimes monstrueux des unionistes. Il était prêt à les juger. Il s'est
éloigné de cette position à mesure que son mouvement nationaliste était menacé
par les Grecs et par les alliés en général. En 1922, l'urgence est à l'union
sacrée et Kemal repêche les génocidaires. Dans les années 1920, il n'y a pas
de négation, mais une justification du massacre, par le fait que les Arméniens
auraient été des traîtres, que l'on était en situation de guerre.
- Quels sont les ressorts de ce négationnisme ?
Lorsque les premières demandes de reconnaissance du génocide par les Arméniens
sont exprimées, après la Seconde Guerre mondiale, la négation s'installe.
Parce qu'elle impliquerait de reconnaître une forme de continuité entre
l'empire Ottoman et la République turque, et risquerait de déstabiliser la
nouvelle bourgeoisie turque, enrichie par les spoliations de biens arméniens.
Aujourd'hui, le gouvernement turc dit à l'Arménie créons une commission mixte
d'historiens : manière d'aborder le génocide comme une thèse à discuter (et à
noyer dans le piège relativiste), et non comme vérité objective, démontrée par
les chercheurs.
- Était-ce le rôle du Parlement français de s'en mêler ?
Les députés ont fait droit, je pense, à une demande de la communauté
arménienne (la France accueille avec les États-Unis le plus grand nombre
d'Arméniens), qui souffre de ce que son histoire est peu connue et de
l'activisme de la propagande des réseaux négationnistes. Lors de la saison
culturelle turque en France (2010), des programmes ont été ainsi réimprimés et
expurgés de toute référence à 1915. La loi part d'un bon sentiment - même si
elle est chargée d'opportunisme politique. En tant qu'historien, je me méfie
de ce qui tend à établir une vérité d'État. La meilleure façon de lutter
contre le négationnisme, c'est de soutenir le travail des historiens, de créer
des chaires d'études comparées des génocides, de publier et de vulgariser la
recherche.
- Est-ce que cela fait bouger les choses en Turquie, objectif affiché par
Nicolas Sarkozy lors de son voyage en Arménie en octobre 2010 ?
Les choses ont bougé en Turquie, mais cela n'est pas dû à l'action de Nicolas
Sarkozy qui a proclamé à de nombreuses reprises que la Turquie n'avait rien à
faire en Europe (qu'il se désintéressait des Turcs en d'autres termes). Ce que
je note en revanche, c'est que la parole avait commencé à se libérer dans la
société civile turque, des intellectuels, des journalistes, des historiens
participant à plusieurs colloques sur la question depuis 2005. En même temps,
ces votes au Parlement français interviennent en plein tournant liberticide en
Turquie. Après avoir favorisé la démocratisation au début des années 2000, le
gouvernement AKP de Recep Tayyip Erdogan la combat en faisant notamment un
usage exorbitant des lois antiterroristes. De nombreux journalistes,
universitaires, et plus de 500 étudiants sont emprisonnés pour des faits
relevant de la liberté d'expression, y compris Ragip Zarakolu, éditeur turc de
l'un de mes livres, qui a publié très courageusement de nombreuses études sur
l'histoire des Arméniens et la vérité du génocide.
Recueilli par Bruno RIPOCHE.
*Agrégé d'histoire très connu pour ses livres sur l'affaire
Dreyfus, Vincent DUCLERT est aussi l'auteur de « L'Europe a-t-elle besoin des
intellectuels turcs ? » (Ed. Armand Colin) et co-fondateur de l'initiative du
Groupe international de travail GIT « Liberté de recherche et d'enseignement
en Turquie »
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