La négation du génocide arménien et les
évolutions de la politique turque
par Laurent Leylekian avril 2013
Il est assez difficile pour moi de discourir
aujourd’hui avec originalité sur ce sujet dans la mesure où
viennent de paraître deux ouvrages remarquables qui lui sont
précisément consacrés : « Vous n’existez pas » de Maître Sevag
Torossian et « La Turquie et le fantôme arménien » de Laure
Marchand et Guillaume Perrier. Le premier de ces deux ouvrages
se concentre sur la démarche juridique de pénalisation en
France, démarche qui a échoué et qui était selon Me Torossian
mal conçue, tandis que le second traite de la prégnance et de
l’impact contemporain du génocide dans la société turque. Je ne
saurais trop vous recommander d’acheter et de lire ces ouvrages
et mon propos aujourd’hui ressemblera sans doute, au moins pour
ce qui est du constat, à ceux de Laure Marchand et de Guillaume
Perrier. Pour tout vous dire, je me félicite d’ailleurs de leur
prise de parole publique car l’un des effets, et non des
moindres, de la politique négationniste de l’Etat turc est
d’ôter, aux yeux des médias dominants, toute crédibilité à une
parole arménienne sur la question turque alors que, sans doute,
personne n’est plus légitime ni plus pertinent que nous
lorsqu’il s’agit de parler de la Turquie. Je pense que d’ici
peu, ces deux journalistes reconnus seront qualifiés dans la
presse turque de sözde gazeteci et qu’on leur trouvera
rapidement des ascendances arméniennes.
Concernant la négation du génocide, quels sont aujourd’hui
les éléments tactiques constitutifs de la politique turque
et comment peut-on y répondre ? Alors, bien évidemment, il
est toujours difficile de répondre à ce genre de question
mais je voudrais vous soumettre les quelques éléments de
réflexion suivants :
Premièrement, le nombre et l’intensité des déclarations
négationnistes des plus hauts représentants de l’Etat ont
diminué. Vous n’avez pas entendu dernièrement Erdogan,
Gül ou Davutoglu faire une déclaration outrancière ou
agressive. Bien évidemment, il peut encore leur arriver de
répondre à telle ou telle position publique mais le ton est
alors modéré. Quand par exemple, Charles Aznavour déclare,
comme il l’a fait récemment qu’il se « foutait du mot de
génocide mais qu’il voulait la reconnaissance des faits
historiques » et que « le Premier ministre turc a dit
qu’il hait les Grecs et les Arméniens », la réponse de
Davutoglu a été la suivante : « nous ne pouvons pas
comprendre ce sur quoi sont fondées ces affirmations. Nous
rejetons fermement ces accusations infondées. Les Turcs ont
mené une longue coexistence pacifique avec les Arméniens et
les Grecs » avant d’ajouter que la Turquie « accueille
favorablement la proposition d’Aznavour de normaliser les
relations arméno-turques ». Cela ne veut certainement
pas dire que la Turquie va s’engager dans cette voie mais,
donc, pas d’outrance verbale du moins au plus haut niveau.
Seule entorse récente à cette règle, la déclaration
tonitruante d’Egemen Bagis, Ministre des Affaires
Européennes et spécialiste de la question, qui a récemment
comparé les revendications de génocide assyrien à la
pratique de la masturbation.
Deuxièmement, en Turquie même, le système exerce
désormais ses pressions de préférence de manière indirecte.
Ce n’est plus l’exécutif ou le Ministère de l’Intérieur qui
menace et interdit directement. Officiellement, l’Etat est
plus neutre, plus permissif, plus tolérant : par exemple, il
autorise les commémorations du 24 avril et, selon les
observations récemment rapportées par Laure Marchand et
Guillaume Perrier, il fournit même un service d’ordre pour
tenir les ultranationalistes à l’écart.
Cependant les lois et les règlements n’ont pas changé et,
s’ils ont changé, les pratiques judiciaires n’ont pas
changé. Ce ne sont donc plus les corps centraux de
l’administration qui oppressent mais des administrations
déportées et théoriquement indépendantes de l’appareil
d’Etat. Vous pouvez manifester, vous pouvez écrire, l’Etat
ne vous persécutera pas mais un juge que le pouvoir
qualifiera de « conservateur » pourra toujours vous
poursuivre. Actuellement par exemple, Temel Demirer est à
nouveau poursuivi pour avoir re-déclaré en substance «
l’État turc est le meurtrier de Hrant Dink. Je dis aussi il
y a eu un Génocide arménien dans ce pays ». Récemment,
on a également appris qu’une enquête a été ouverte contre
Robert Koptas et Ümit Kivanç du journal Agos qui auraient
critiqué lors d’une émission télévisé la sentence prononcée
lors du procès du meurtrier de Hrant Dink en affirmant que
l’Etat turc en était le commanditaire. Ce qui est
intéressant, c’est que ce n’est pas l’Etat qui a saisi le
parquet mais un simple citoyen – en tout cas c’est comme ça
qu’il est présenté – résident à Antalya. Bref, si
officiellement il n’y a plus de tabou, l’affirmation du
génocide vous plonge dans une sorte d’insécurité juridique.
De manière tout à fait signifiante, je voudrais ici rappeler
que lorsqu’il y a un an, Ragip Zarakolu a été raflé avec
d’autres intellectuels pour une prétendue complicité avec un
mouvement terroriste kurde, la « preuve » exhibée par la
police de sa « complicité » était un ouvrage … sur le
génocide arménien.
Plus insidieux encore, les journalistes qui se montrent trop
intransigeants ou affirmatifs sur des questions « sensibles
» peuvent être licenciés. Le cas le plus patent est celui de
Hasan Cemal, le petit-fils de Djemal Pacha, qui a été
licencié par Milliyet sans que l’on sache si c’est pour
avoir publié un livre sur le génocide arménien, et sur la
couverture duquel on le voit à genoux à Dzidzernagapert, ou
si c’est pour avoir rencontré et interviewé le leader du PKK
Murat Karayilan à Kandil. Mais ce n’est pas le seul.
Récemment par exemple, Amberin Zaman qui n’est pourtant pas
une révolutionnaire s’est fait licencié par HaberTürk après
s’être fait sortir d’un programme de la TRT parce que ses
positions étaient « trop antigouvernementales ». L’Etat
n’emprisonne donc plus ses dissidents, il tente de les
empêcher de s’exprimer par d’autres moyens. Le moyen fiscal
ou celui des frais de procédure est un autre levier employé
: la maison d’édition de Ragip Zarakolu par exemple est dans
une situation financière très précaire en raison des «
absences » de l’éditeur lorsqu’il est mis en détention
préventive mais aussi en raison des frais d’avocats
considérables. Je profite de l’occasion pour vous inviter à
soutenir financièrement Ragip par le biais de la campagne
mise en place à cet effet par le CCAF.
Réciproquement, c’est la même justice « indépendante » qui
va finalement jugée que le conscrit d’origine arménienne
Sevag Balikçi – assassiné le 24 avril 2011 par un de ses «
camarades » membre des foyers Alperen – a été victime d’un
homicide involontaire et non pas d’un crime raciste
délibéré. L’Etat pourra toujours s’abriter derrière une
décision de justice – fut-elle militaire comme ce fut le cas
ici. Encore mieux, en l’espèce, le gouvernement AKP pourra
éventuellement fustiger les éléments « nationalistes »,
c’est-à-dire kémalistes, à l’origine de cette décision de
justice.
- Avantage secondaire, les pétrodollars avec lesquels
le régime Aliev peut alimenter les différentes
structures négationnistes en Turquie et à l’étranger.
Les observateurs des dernières manifestions arménophobes
qui se sont déroulées par exemple en France auront noté
la grande porosité entre des éléments proches de
l’ambassade d’Azerbaïdjan et les représentants des
mouvements ultranationalistes turcs présents en France,
- Avantage principal, la possibilité de maintenir un
discours extrémiste et violemment arménophobes par
entité interposée car le discours azéri actuel, bien que
légèrement différent dans son contenu propre, contient
les éléments de violence qui caractérisaient le discours
turc d’il y a vingt ans. Pour Ankara, c’est un moyen de
cette fameuse profondeur stratégique par laquelle la
Turquie peut moduler son discours en fonction de ses
besoins réels et disposer à cet égard d’un alibi :
l’Azerbaïdjan. Dernier exemple en date, l’annulation des
vols directs Erevan-Van par l’aviation civile turque et
pour laquelle la Turquie a été chaudement remerciée par
l’Azerbaïdjan. Ankara pourra toujours prétendre qu’elle
a malheureusement dû céder aux pressions de son
intransigeant allié.
Quatrièmement, l’organisation d’événements mettant en
valeur les échanges arméno-turcs. Dans la foulée du TARC
de sinistre mémoire, Ankara continue de soutenir directement
ou indirectement des initiatives « positives », parfois avec
la complaisance naïve ou obligée de l’Arménie. Ainsi,
récemment, on a vu se monter à Erevan
un forum
de femmes d’affaires arméniennes et turques, forum destiné à
examiner la possibilité d’établir des liens commerciaux.
Quels liens, quelles affaires puisque la Turquie exerce un
blocus criminel envers l’Arménie ? Personne ne semble se
poser la question. Autre exemple,
la Fondation Hrant Dink qui organise régulièrement des
échanges journalistiques entre la Turquie et l’Arménie
visant à développer « la connaissance historique, les
relations arméno-turques, la culture et les arts » et où
l’un des objectifs principaux est, paraît-il, « la
normalisation des relations arméno-turques ». Dans l’un
comme dans l’autre de ces deux exemples, un des éléments
frappants, c’est l’espèce d’égalisation morale et abstraite
entre les participants de part et d’autre comme si on ne
savait pas qu’un des deux Etats nie la réalité passé,
présente et future de l’autre ainsi que son droit à
l’existence. Un autre élément frappant, c’est le soutien de
ce type d’initiative par des instances tierces qui
promeuvent une certaine vision libérale de l’Histoire et une
négation de la primauté du politique (en tout cas pour les
autres !), l’USAID – l’administration américaine en charge
de l’aide au développement – dans le premier cas, la
fondation Heinrich Böll – la fondation politique des Verts
allemands – dans le second cas.
§
A l’aune de ces quatre éléments, quels est l’objectif
tactique actuel du négationnisme turc. Eh bien, il me semble
que cet objectif peut être résumé de la manière suivante :
il s’agit désormais pour Ankara de parvenir à une espèce de
tolérance sociétale de l’affirmation du génocide sans que
cela n’implique aucune reconnaissance politique de la part
de l’Etat et a fortiori aucune conséquence en terme moral,
financier ou territorial.
Je souscrirai volontiers à l’analogie faite par
l’historienne Claire Mouradian, spécialiste du monde russe
et soviétique. Il est probable que la Turquie s’oriente vers
une « solution » qui ressemble à celle du 20ème Congrès du
Parti communiste de l’Union soviétique, congrès au cours
duquel furent reconnus et dénoncés les crimes staliniens
pour mieux raffermir ce qui aurait été un communisme des
origines, immaculé et vierge de toute déviance stalinienne.
C’est la fameuse « rectification sans dommage »
tentée par le stalinien Anastase Mikoyan.
Pour parvenir à ce but, la méthode employée par la Turquie,
c’est de se retirer des éléments du problème pour apparaître
comme l’entité « au-dessus de la mêlée » organisant une
certaine liberté contrôlée de la parole sur la question
arménienne. Ankara joue avec les variables de contrôle de
cette « liberté » en attisant si besoin des éléments «
extrémistes » - à partir de structures formellement
indépendantes, déportées et renforcées par l’argent azéri –
ou en favorisant si nécessaire des initiatives « positives »
factices qui éludent la question politique centrale – celle
de la responsabilité de l’Etat – derrière des considérations
d’échange en phase avec l’idéologie libérale dominante (les
islamistes sont libéraux d’un point de vue économique).
Cette tactique mis en place par le régime AKP à propos du
génocide des Arméniens est hautement compatible avec une
autre de ses entreprises, celle de se départir du kémalisme.
En une phrase, le négationnisme outrancier et martial,
c’était celui du CHP et de ses avatars. Ce négationnisme
actuel, plus implicite et insidieux permet au régime de se
présenter comme plus libéral et tolérant et même comme
anti-système.
Ainsi, en novembre 2011, les fameuses « excuses » prononcées
par Erdogan à propos des massacres du Dersim lui ont permis
d’attaquer directement le CHP. Je vous prie de m’excuser de
me citer mais, à l’époque, j’avais écris à ce sujet : «
Il ne faut donc pas s'attendre au même type d'excuses - par
ailleurs à bon compte - vis-à-vis du Génocide des Arméniens.
Car si les deux opérations furent assez similaires d'un
point de vue opérationnel, si ceux qui participèrent au
premier furent aussi impliqués dans le second, comme par
exemple l'infâme Sükrü Kaya, là s'arrête la similitude et le
contexte des deux tueries fut en fait assez différent : Les
massacres du Dersim furent essentiellement un acte
d'affirmation de la République turque et on peut donc faire
confiance à Erdogan pour les fustiger; le Génocide des
Arméniens fut l'acte de création de la nation turque dont il
ne faut pas escompter qu'il soit regretté par n'importe
lequel des dirigeants passés ou actuels de Turquie. ».
Eh bien, je ne retrancherai pas une ligne à ce diagnostic.
Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de noter que,
selon Hamit Bozarslan, le dénigrement de Mustafa Kemal
s’accompagne d’une actuelle remise à l’honneur de celui qui
fut un temps son rival politique, Enver Pacha, et surtout
d’Abdülhamid.
§
Alors que faire face à ce nouveau visage du négationnisme et
que peut-on espérer ? Eh bien, dans une certaine mesure, il
incite à un optimisme raisonné. Non pas qu’il s’agisse
d’accorder une once de crédit à la bonne volonté de l’Etat
turc, mais plutôt de considérer que la voie qu’il a choisi
constitue peut-être sur le long terme une erreur
stratégique. Pour continuer avec l’analogie avec l’URSS,
cette erreur pourrait être de même nature que celle du 20ème
congrès du PC, où pour reprendre les mots d’Humbert-Droz,
des staliniens ont voulu « liquider le stalinisme par des
méthodes staliniennes ». Ou, pour prendre un exemple
plus proche de nous dans le temps, un Gorbatchev a voulu
libéraliser le système soviétique pour le sauver.
Ça ne marche tout simplement pas car lorsqu’un système
totalitaire – ce que fut la conception kémaliste de la
Turquie – desserre la bride, il libère des dynamiques dont
il sous-estime généralement l’importance et qui peuvent
finir par l’emporter. Bien évidemment, l’avenir n’étant pas
écrit, la question qui se pose pour nous est de savoir
comment accompagner le mouvement, le favoriser, sachant
qu’en tant que simples citoyens ne s’appuyant sur aucune
structure étatique et qu’en tant qu’extérieurs à la Turquie,
nos moyens d’actions sont évidemment limités. Car le risque
existe très fortement que la population turque jette
finalement le kémalisme dans les poubelles de l’Histoire
sans pour autant reconnaître que l’identité turque est née
d’un crime inouï.
Il me semble que dans ce contexte, la ligne de conduite qui
devrait être la nôtre est de ne pas rentrer dans la
politique des biçim et des shows mise en place par Ankara et
pour Ankara mais de prendre au mot l’Etat turc quant à son
prétendu libéralisme social. La parole est libre en Turquie
? Parlons aux simples citoyens turcs et encourageons-les à
mettre en avant leurs identités particulières : identités
particulières de nature ethnique, de nature religieuse, de
nature sociale ou même de nature sexuelle – on peut par
exemple songer au mouvement LGBT. Il serait intéressant,
afin de mettre un terme à un nationalisme qui bride tout
espoir d’évolution, que les citoyens de Turquie se
considèrent d’abord musulmans ou alévis ou chrétiens,
d’abord kurdes ou lazes ou zazas, d’abord cadres supérieurs
ou ouvriers, d’abord bobos ou yuppies ou gays avant qu’ils
ne se considèrent turcs.
Je ne crois pas que la question turque – c’est-à-dire la
question de cet Etat construit sur le crime et son déni –
prendra fin en 2015. 2015 ne doit pas être une fin, ce doit
être le début d’un processus qui durera bien plus longtemps.
On sait que le mot d’ordre des nationalistes turcs du début
du 20ème siècle – nationalistes dont l’origine turque était
d’ailleurs douteuse – était « turquification,
islamisation, occidentalisation ». C’était bien
évidemment un oxymore car les deux premiers termes
contredisent le troisième. Ce fut aussi, sur plus de 500
ans, un processus violent dont on n’a pas idée aujourd’hui
et dont le génocide arménien n’a constitué que le paroxysme
final.
Notre objectif de reconnaissance de ce génocide passe par la
mise en œuvre du processus contraire afin que
progressivement les populations d’Asie mineure – Anatolie et
Arménie occidentale – considèrent qu’il n’est finalement pas
si « heureux d’être Turc », comme le prétend le fameux
slogan « ne mutlu türküm diyene » ; qu’il n’est
finalement pas si heureux d’être en quelque sorte tenu pour
caution solidaire d’un Etat criminel tout en constatant
qu’on en fut victime en ce que cette identité turque
résultât précisément de l’effacement d’identités
antérieures.
Ces populations ainsi édifiées redeviendront-elles alors
grecques, kurdes, arabes, arméniennes ? Rien n’est moins
sûr. D’une part parce qu’il n’est pas certains que les
identités ethniques soient promises à un grand avenir. Et
d’autre part – pour ce qui est de l’identité arménienne –
parce que son regain d’attractivité sera en grande partie
lié à ce que l’Etat arménien saura offrir, notamment en
matière de respect des libertés et des droits fondamentaux.
C’est bien sûr un autre sujet mais vous comprendrez donc
qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.
source :
http://eurotopie.leylekian.eu/2013/04/la-negation-du-genocide-armenien-et-les.html |