Le 2
juin, le Parlement allemand a
officiellement reconnu le génocide
des Arméniens et la part de
responsabilité de l’Allemagne dans
ce crime. Le vote de cette
résolution sera débattu et critiqué
en raison de ses enjeux et du fait
qu’un Parlement se soit attribué un
rôle de juge ou d’historien.
La question du rôle des Parlements
dans ce genre de situation doit
assurément être discutée, mais un
tel débat, en ce qui concerne le
génocide des Arméniens, est de pure
forme. Il ne s’agit pas là d’un
sujet historique quelconque mais, à
de nombreux égards, d’un dossier
spécial.
Pendant près d’un siècle, les
gouvernements turcs ont encouragé le
déni, et souvent de façon
extrêmement agressive. Cette longue
campagne impliquait de produire sans
cesse de la propagande contre les
Arméniens, de censurer et
d’influencer la recherche, en
envoyant par exemple le personnel de
l’ambassade assister aux conférences
universitaires, en lançant des «
trolls » sur Internet pour menacer
et calomnier les historiens, et en
allant même jusqu’à entraver
directement les carrières de ceux
qui se consacraient à l’étude de ces
sujets – et tout cela ne décrit
encore que quelques-unes des mesures
prises à l’étranger.
Un témoignage de solidarité
En un sens, le vote du Bundestag est
un témoignage de solidarité envers
ceux qui se sont vus attaqués pour
avoir simplement parlé de la
question arménienne à l’intérieur et
à l’extérieur de la Turquie. Les
dépêches diplomatiques allemandes
(publiées ou non) datant de la
première guerre mondiale disent
toutes clairement et de manière
accablante qu’il s’est bien agi d’un
génocide : on ne peut donc pas dire
que le Parlement allemand est allé
trop loin en accréditant, cent ans
après, ce que ses propres consuls,
vice-consuls et ambassadeurs de
l’Empire ottoman rapportaient à
Berlin. Il est même honteux que cela
ait pris cent ans.
L’Allemagne a joué un rôle
particulier dans ces événements pour
au moins deux raisons. D’abord, elle
était à l’époque un allié – en
réalité, le principal allié – de
l’Empire ottoman ; ensuite, elle a
eu connaissance du génocide des
Arméniens depuis le début et en a
largement débattu dans les années
qui ont suivi la première guerre
mondiale – bien plus que ce que l’on
a voulu admettre. Les historiens ont
depuis longtemps évoqué le rôle
précis de l’Allemagne dans le
génocide des Arméniens.
Il semble peu probable que nous
découvrions un jour la preuve que
l’Allemagne a directement engendré
le génocide ou qu’elle en était
activement la complice, mais cela ne
signifie pas pour autant que
l’affaire est close. Au minimum,
l’Allemagne savait ce qui se
passait, depuis le début, et elle a
choisi de laisser au parti des
Jeunes-Turcs le champ libre.
Le chancelier Bethmann Hollweg a
parfaitement résumé la position de
l’Allemagne, quand il a expliqué,
fin 1915 : « Notre seul but est de
maintenir la Turquie de notre côté
jusqu’à la fin de la guerre, que les
Arméniens périssent ou non. »
L’Allemagne n’a cessé de faciliter
la violence turque contre les
Arméniens, tout en sachant ce
qu’entraînait cette violence et quel
but elle servait. Ainsi l’Allemagne
a-t-elle bien été une « co-complice
» et non pas simplement une «
spectatrice » qui refusait
d’intervenir.
Crime motivé et organisé
Cela signifie que le génocide des
Arméniens est aussi une question
allemande – et ce depuis le siècle
dernier. Et cent ans après, le vote
du Bundestag est aussi important,
parce qu’il met fin à un débat qui
n’a cessé d’agiter l’Allemagne
durant toutes ces années – et dont
les parlementaires allemands
eux-mêmes ont probablement eu peu
connaissance. Déjà en 1919, le sujet
devint de première importance, et
pendant plus de trois ans, le débat
autour du génocide des Arméniens a
fait rage. C’est ce débat qui nous
permet de comprendre le lien qui
existe entre le génocide des
Arméniens, l’histoire de l’Allemagne
et, oui, disons-le, la Shoah.
De 1919 à 1923, l’Allemagne a engagé
une vaste réflexion sur le génocide
– à peine plus de dix ans avant
qu’Hitler n’accède au pouvoir. La
réflexion portait sur la nature, les
implications et les répercussions de
ce que l’on appelle aujourd’hui «
génocide ». A l’époque, les
Allemands parlaient de « meurtre
d’une nation », d’« extermination
des Arméniens » ou d’« annihilation
du peuple arménien ». Et ils avaient
conscience que ce crime était motivé
et organisé – l’absence du terme de
« génocide » n’ayant pas empêché
ceux qui participaient au débat de
cerner la portée et la signification
globales de ce qui était en train de
se passer. C’est bien de génocide
que l’Allemagne débattait dix ans
avant qu’Hitler ne prenne le
pouvoir.
Déjà à l’époque, certains firent le
lien entre ce qu’avaient subi les
Arméniens et ce qui risquait
d’arriver aux juifs allemands (sans
réaliser toutefois que l’ensemble
des juifs d’Europe étaient alors en
danger). Plus tard, dans les ghettos
d’Europe de l’Est instaurés par les
nazis, les juifs découvriront le
roman Les Quarante Jours du Musa
Dagh, de l’écrivain autrichien Franz
Werfel (1890-1945), sur le génocide
des Arméniens, et tenteront de lire
leur propre destin dans celui des
Arméniens.
Si cela ne signifie pas qu’il existe
des rapports clairs et directs entre
le génocide des Arméniens et celui
des juifs, cela prouve au moins que
ces deux massacres ne furent pas
aussi séparés dans le temps et dans
l’espace qu’on nous le dit souvent.
C’est l’Allemagne, en effet, qui a
servi d’espace de connexion entre
les deux. En dehors des nombreux
diplomates et militaires qui
servirent dans l’Empire ottoman,
tout ce qui touchait à la Turquie
bénéficiait d’un intérêt soutenu de
l’opinion publique, depuis la fin du
XIXe siècle jusqu’au IIIe Reich.
Prudence allemande
Il ne fait aucun doute que les
responsables de la Shoah savaient,
et savaient pertinemment, que les
Arméniens avaient été victimes d’un
génocide : la société allemande n’en
avait-elle pas intensément débattu
pendant des années, précisément au
moment où le parti nazi fut créé et
connut ses débuts brûlants ?
Attention : le génocide des
Arméniens n’a pas besoin d’être «
validé » par l’établissement de
connexions et de comparaisons avec
la Shoah.
Toutefois, l’analyse du point de vue
allemand et de ces liens permet de
poser des questions plus larges :
comment expliquer qu’une société qui
a acquis une connaissance
approfondie du génocide ait pu en
commettre un à peine un quart de
siècle plus tard (et à une telle
échelle) ? Qu’est-ce que cela
signifie et qu’est-ce que la
reconnaissance récente des génocides
nous apprend sur l’histoire
allemande, européenne et mondiale ?
Quand et comment intégrerons-nous le
génocide des Arméniens dans les
histoires et les récits globaux de
ce sanglant XXe siècle ?
Le passé de l’Allemagne et les liens
étroits qui unissent ce pays à la
question arménienne expliquent que
la résolution votée par le Bundestag
ne saurait marquer un point final :
ce n’est au contraire qu’un début.
Sur le dossier arménien, l’Allemagne
s’est longtemps montrée très
prudente. Comment préparera-t-elle
ses enseignants et la société dans
son ensemble à traiter ce sujet
quand tant de gens s’en font une
idée si différente, nourrissent des
préjugés tenaces – quand ils
n’ignorent pas purement et
simplement cette page d’Histoire ?
Il est par ailleurs important de
discuter davantage de la
responsabilité de l’Allemagne. Il
existe très peu (voire pas du tout)
de bons livres sur le sujet, et il
n’y a pas eu de débat public plus
large sur la question. L’implication
de l’Allemagne dans les affaires de
l’Empire ottoman en général, avant
et pendant la première guerre
mondiale, est encore trop méconnue,
et sa responsabilité dans le
génocide des Arméniens pratiquement
inconnue.
Ne pas céder à la complaisance
Le vote du Parlement allemand peut
apparaître comme une grande victoire
pour la reconnaissance du génocide,
mais que la société allemande – et
le reste du monde – ne cède pas pour
cela à la complaisance : la
reconnaissance du génocide et de la
culpabilité allemande doit choquer,
troubler et inviter à davantage de
discussion et de recherche. Ce vote
doit marquer le début d’un débat sur
le sens qu’a eu le génocide des
Arméniens pour l’Allemagne et sur
celui des violences de masse et des
atrocités dans l’histoire du XXe
siècle.
Certains parlementaires ont été très
clairs à ce sujet avant de procéder
au vote, la semaine dernière : le
massacre des Herero et des Nama dans
le Sud-Ouest africain allemand est
un autre génocide qu’il faudra «
affronter ». Oui, l’Allemagne doit
encore se confronter à ce qui a eu
lieu quelques années à peine avant
le génocide des Arméniens dans ses
propres colonies.
Alors seulement aurons-nous une
lecture plus intégrée et plus
complète de ce siècle troublé,
marqué par des atrocités de grande
ampleur, et trop souvent par le
silence et l’ignorance calculée.
Stefan Ihrig est notamment l’auteur
de « Justifying Genocide : Germany
and the Armenians from Bismarck to
Hitler » (Harvard University Press,
2016, 472 pages) et d’« Atatürk in
the Nazi Imagination » (Belknap
Press, 2014, 320 pages).