Par Ara Toranian
Paris le 24 Avril 2015
Il y a dix ans, le plus célèbre
éditorialiste de Turquie, Mehmet Ali Birand,
depuis décédé, exhortait les autorités turques à
reconnaître le génocide. « Si vous ne le faites
pas maintenant », écrivait-il, « vous serez
confrontés au moment du centenaire à un
tsunami ».
Hé bien, nous
pouvons dire aujourd’hui, en revenant de la très
émouvante commémoration internationale qui a eu
lieu à Erevan, que cette vague de fond est bien
en train d’emporter sur son passage les
dernières rebuffades d’un négationnisme
d’arrière garde dont les injonctions
apparaissent de plus en plus contreproductives
pour leurs auteurs.
Une politique
d’État qui aura néanmoins pendant cent ans
piétiné la mémoire des victimes, attisé les
souffrances des survivants, fait barrage à la
connaissance du crime et maintenue plusieurs
générations de Turcs dans l’ignorance de
l’histoire de leur propre pays. Un négationnisme
qui a entretenu l’ultranationalisme et le
racisme anti-arménien en Turquie, et qui
constitue dans tous les sens du terme, le stade
suprême du génocide, ainsi que l’avait dénoncé
en 2007 le philosophe Bernard-Henri Lévy.
Un grand pas a été franchi ces
dernières semaines avec la déclaration du Pape
et toutes les nouvelles résolutions qui ont été
votées de part le monde. Et aujourd’hui même, en
se rendant à la commémoration de son centenaire,
une soixantaine de pays représenté ont non
seulement fait acte de reconnaissance, mais ont
ce faisant, adressé un double message : d’une
part de solidarité avec l’Arménie et de l’autre
de réprobation à l’égard de l’attitude d’Ankara.
En ce jour - ô combien symbolique - il s’agit
d’un juste retour des choses après la succession
d’abandons, de trahisons, de lâchetés et de
cynisme international qui du traité de Berlin en
1878 à celui de Lausanne en 1923 ont rendu
possible les massacres de 1894-96 ( au moins
deux cent mille morts), ceux de 1909 (30 000
morts), le génocide de 1915 (1 500 000 morts),
et pour finir, l’impunité de l’État turc
criminel.
Une série de forfaitures qui, comme le dit
Serge Klarsfeld, a fait pressentir à Hitler
qu’il pourrait tranquillement se livrer à
l’extermination des Juifs. Un long continuum de
lâchages qui a marqué l’histoire de toute cette
région, en laissant croire que le crime pouvait
être payant, puisque jusqu’à aujourd’hui la
Turquie en touche les dividendes et que les
Arméniens continuent d’en subir les
conséquences.
Comment
l’histoire sanglante des ex-possessions
ottomanes, en particulier au nord de la Syrie et
de l’Irak où on été conduit à la mort les
derniers survivants des convois de la
déportation, ne pourrait-elle ne pas porter les
stigmates du génocide de 1915 qui a également
frappé - ne l’oublions jamais - nos frères
assyro-chaldéens syriaques et Grecs, et qui a
ouvert la voie aux persécutions qui n’en
finissent pas contre les chrétiens d’Orient, les
Kurdes et les Yézidis ?
Si, Dieu
merci, le tribunal de Nuremberg a pu instruire
le procès du national-socialisme et de sa base
pangermaniste, celui du panturquisme et de son
socle panislamiste, est quant à lui hélas resté
en souffrance. Et c’est sur cette carence
morale, politique et juridique qu’a proliféré
cette barbarie multiforme, qu’on n'a pas voulu
éradiquer il y a cent ans et qui ressurgit de
nos jours sous d’autres masques ! On le voit
aujourd’hui avec l’État Islamique, dont les
abominations sanglantes ont heureusement alerté
les consciences internationales. Mais l’opinion
demeure en revanche sous informée des menaces de
même nature que font peser l’Azerbaïdjan et ses
supplétifs djihadistes sur le Haut Karabagh et
l’Arménie. Et pourtant ! Le président
azerbaïdjanais Ilham Aliev n’a-t-il pas encore
menacé le 19 mars dernier de « libérer », comme
il dit, Erevan qu’il considère être une ville
turco-azérie ?
Il n’y a pas
eu une semaine depuis le début de l’année sans
qu’un jeune de vingt ans ne meure sur les
frontières. Alors que la présence des Arméniens
s’est réduite comme peau de chagrin dans ces
terres qui furent leur berceau historique, de
simples appelés continuent à être abattus parce
qu’ils ont pour charge de résister aux appétits
d’un nationalisme panturc décidément insatiable
!
1915-2015 : si
peu de choses ont changé ! a écrit Charles
Aznavour samedi dernier dans le quotidien Le
Monde. À l’est de l’Arménie, les marchands
d’armes sont devenus aujourd’hui les meilleurs
amis de la « pétro-dictature » azerbaïdjanaise
dont le budget militaire équivaut à lui seul au
PIB de l’Arménie assiégée ! Et à l’ouest de ses
frontières, en Turquie, on professe un
négationnisme d’État qui n’est autre qu’une
invitation à la récidive !
La mort
continue de rôder autour peuple arménien !
Jusqu’à quand ?
Cent ans après le génocide de
1915, le devoir de mémoire ne prend tout son
sens que si l’on tire les leçons du passé et que
l’on se donne au moins les moyens de protéger
les derniers des Arméniens qui vivent encore sur
leurs terres. C’est aussi l’enjeux de ces
commémorations.
Nous voulons
le croire, nous voulons l’espérer : il faut que
ce jour mémorable marque le terme d’un siècle
d’outrage pour les Arméniens, de déshonneur pour
l’État turc, et de honte pour l’humanité ! Il
faut que ce jour mémorable marque le retour de
la justice et des réparations pour les victimes.
De la sécurité et de la paix pour l’Arménie et
le Haut Karabagh.
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