L’argent de la falsification de l’histoire
et du négationnisme en Turquie
Une violente polémique a
éclaté en février 2006 en Turquie sur l'origine de la fortune du Premier
ministre Recep Tayyip Erdogan, l'opposition réclamant qu'il dévoile son
patrimoine dans un pays où la classe politique est rongée par la
corruption.
L'affaire remontait au mois de janvier, lorsqu'un député du parti
républicain du peuple (CHP - opposition social-démocrate) a déclaré à un
journal que la fortune en liquide du Premier ministre s'élevait à 1,8
millions de livres turques (1,12 million d'euros).
Outre cet argent, M. Erdogan posséderait de nombreuses propriétés à
Istanbul et Ankara, estimées à plusieurs millions de dollars.
De Davos (Suisse) où il se trouvait pour le Forum économique mondial, M.
Erdogan a immédiatement déclaré aux journalistes qu'il ferait "des
déclarations à ce sujet" devant ses députés.
Mais il est revenu sur ses propos le lendemain, affirmant que ses
déclarations ne porteraient par sur sa richesse.
Les télévisions ont alors retransmis en direct son discours hebdomadaire
devant le groupe parlementaire de son parti de la Justice et du
Développement (AKP - conservateur aux origines islamistes) dans l'espoir
qu'il déclare publiquement ses avoirs.
Mais, dans un pays qui a entamé en octobre 2005 des négociations
d'adhésion à l'Union européenne et où la corruption est encore endémique
malgré certains progrès, M. Erdogan n'a rien dit et, tout au contraire,
n'y est pas allé de main morte contre le CHP et les médias, les accusant
de vouloir le discréditer.
"Nous ne nous engagerons jamais avec qui que ce soit dans une lutte dans
la boue qui ternira la politique", a-t-il notamment dit. Puis il a plus
particulièrement attaqué Deniz Baykal, le chef du CHP, pour ses
détournements financiers en tant qu’exécuteur testamentaire d’Ataturk.
« Le testament d’Ataturk
»
Dans son testament
Ataturk a légué tout l’argent et les actions qu’il possédait ainsi que ses
biens mobiliers au parti Républicain du Peuple précisant que tout devait
être confié à la Isbank, banque qu’il avait co-fondé et dont il détenait
28,09% des parts, tout en précisant que les bénéfices de ses parts
devraient être versés conjointement à l’ensemble des enfants qu’il avait
adopté et à l’Institut turc de l’histoire (Turk Tarih Kurumu) et
l’Institut turc de la langue (Turk Dil Kurumu) sur une base de 50-50 après
que les paiements à ses enfants adoptés aient été effectués. Il avait
également indiqué qu’une maison devait être achétée pour Sabiha Gökçen
(1)
et que la maison où habitait Makbule
(2)
à Çankaya
(3)
devait rester à sa disposition jusqu’à la fin de ses jours.
« La réforme de
l’histoire »
En 1931, le gouvernement
kémaliste crée le Turk Tarih Kurumu (Institut turc de l'Histoire)
qui avait pour but d'explorer l'histoire turque. Réunissant un comité
d'historiens, l'institut était placé sous la direction personnelle
d'Atatürk.
Selon l’historien, Étienne Copeaux, chercheur au CNRS
(4),
les années trente en Turquie se caractérisent par une volonté de
turcification. Dans un État qui se construit comme laïque il faut, dans le
discours de l’État, définir « le Turc » sur une base autre que religieuse.
C’est pourquoi l’identité musulmane a été recouverte par un vernis plus
acceptable, un vernis ethnique ou racial.
Ainsi deux tâches s’imposent aux théoriciens de la nouvelle Turquie :
créer, au moins dans le discours, une « race turque » ; et prouver que
cette « race » est présente en Anatolie avant tous les autres peuples
(Grecs, Arméniens) pour légitimer l’existence de la Turquie anatolienne
face aux revendications adverses.
C’est le sens de la «
thèse turque d’histoire » voulue par Mustafa Kemal en personne. Elle
consiste en un nouveau récit historique, selon lequel les Turcs d’Asie
centrale auraient développé la première civilisation mondiale. En raison
d’une crise climatique, ils auraient migré vers les périphéries de
l’Eurasie vers 7000 avant Jésus-Christ, et auraient provoqué partout la «
révolution néolithique » et la naissance des civilisations. La culture
hittite, qui avait prospéré en Anatolie au IIe millénaire avant
J.C., venait d’être mise au jour. Dans la logique de la « thèse »
d’Atatürk, cette civilisation brillante ne pouvait qu’être d’origine
turque. Les turcs, par l’intermédiaire des Hittites auraient donc été les
maîtres des Grecs.
Cette « thèse » est
érigée en histoire officielle en 1931-1932, sous la forme de nouveaux
manuels d’histoire dont le contenu inspire toujours l’enseignement actuel.
Le Turk Dil Kurumu a été crée en 1932 également par Ataturk avec
comme objectif de supprimer totalement l'alphabet arabe en usage sous
l'Empire ottoman, afin de le remplacer par l'alphabet latin et procéder
aussi à une grande épuration du lexique envahi par les mots arabes et
persans et des tournures arabo-persanes présentent dans la langue.
Un manuel de géographie réalisé par le célèbre géographe turc Faik Sabri
Duran publié en 1929 définit le pays dans un raccourci extraordinaire : «
La Turquie est actuellement composée de terres où se sont établis (yerleşmis)
uniquement des Turcs. Les non-Turcs, les étrangers à la turcité, sont
restés en dehors de la patrie ou en ont été retirés (çekilmiş), et c’est
ainsi que s’est construite l’unité nationale. »
Trois sciences doivent confirmer ces hypothèses.
L' archéologie
-
Le but assigné à la nouvelle archéologie turque est de développer les
connaissances sur les Hittites et de prouver leur turcité.
L’anthropologie -
Sous la direction de Sevket Aziz Kansu l'anthropologie doit prouver une
continuité raciale en Anatolie depuis les Hittites, et l’existence d’une
race turque autochtone. Il faut absolument établir que les Turcs sont de
race blanche, européenne, de manière à prouver que les Européens
descendent des Turcs et proviennent eux aussi d’Asie. Pour ce faire,
S.A. Kansu puis Afet Inan (qui est l’une des filles adoptives d’Atatürk)
multiplient les mensurations de squelettes anciens et récents. Cette
anthropologie alimente ensuite le racisme des années quarante. Le sommet
de cette « recherche » est la thèse d’Afet Inan, menée sous la direction
d’Eugène Pittard, soutenue en 1939 à Genève et publiée en 1941, en
français, sous le titre « L’Anatolie, pays de la « race » turque »,
livre basé sur les mensurations de 64 000 individus.
La linguistique -
Enfin, la linguistique turque, par l’extravagante «
théorie de la langue solaire », a cherché à prouver que la langue turque
serait la première langue parlée par les humains, et qu’elle serait donc
à l’origine de tous les langages de l’humanité.
« Le procès »
De la date de la mort d’Ataturk
en 1938 à l’an 2000 le Parti Républicain du Peuple a respecté la volonté
d’Ataturk.
En 2000, Deniz Baykal décide de mettre fin aux versements à l’Institut
turc d’histoire et à l’Institut turc de la Langue prétextant que les deux
institutions ont été dissoutes le 12 septembre 1980 quand l’Armée turque,
avec à sa tête le général Kenan Evren, commet un coup d’État et instaure
un régime militaire qui se maintiendra jusqu’en 1983.
L’enjeu est de taille, fondée en 1924 sur les ordres d’Atatürk Isbank est
considérée comme la première banque nationale après l’instauration de la
République. Aujourd’hui les actions d’İsbank sont cotées à la Bourse de
Londres comme à celle d’Istanbul. Isbank représente près de 10% des
échanges sur la bourse d''Istanbul. En dehors de ses activités bancaires,
İş Bankası est l’actionnaire principale d’Aria, la troisième compagnie de
réseau-mobile téléphonique. La somme en jeu atteint 12 millions d’euros
chaque année.
Le Président de l’institut turc d’histoire Yusuf Halaçoglu a réagit à la
décision de Deniz Baykal en intentant une action devant la justice et
déclarant que l'argent appartenant aux instituts avait été sacrifié à de
simples conflits politiques. Yusuf Halaçoglu avait rappelé que les deux
instituts avaient été rétablis quelques mois après leur dissolution et
selon leurs anciennes dénominations et avaient coopéré avec le CHP lors
d’un procès en 1995 concernant les parts d'Ataturk dans Isbank qui étaient
demeurées bloquées par le trésor.
La justice turque donne raison au Président de l’institut turc d’histoire
condamnant le CHP à verser les revenus des années 2000 à 2004. La décision
a été confirmée en appel malgré l’argumentaire du CHP que les deux
institutions établies en vertu du même nom n’étaient plus soumises aux
dispositions du droit privé.
Du côté des plaignants il avait été indiqué que l’article 134 de la
constitution de 1982 confirmait la création sous le patronage spirituel
d'Atatürk de l'Institut supérieur Atatürk de la culture, de la langue et
de l'histoire, réunissant le Centre Atatürk de recherche, l’Institut turc
de la langue, l’Institut turc de l’histoire et le Centre culturel Atatürk,
ayant pour but d'effectuer des recherches, par des méthodes scientifiques,
sur la pensée, les principes et les réformes d'Atatürk, et dans les
domaines de la culture, de l'histoire et de la langue turques, de les
faire connaître, de les propager et d'éditer des publications à leur
sujet. La Constitution précise que l'Institut supérieur Atatürk de
culture, de langue et d'histoire possède la personnalité morale publique,
et est rattaché à la présidence du Conseil sous la vigilance et l'appui du
Président de la République.
Quant aux avantages financiers prévus par le testament d'Atatürk au
bénéfice de l’Institut turc de la langue et l’Institut turc de l’histoire
la Constitution prévoit qu’ils seront préservés et continueront à leur
être alloués.
Un jour après le procès
Erbaşar Ozsoy l'avocat du CHP, Bican Ahmet Ercilasun l'ancien président de
l’Institut turc de la langue et Yusuf Halacoglu président de l’Institut
turc de l’histoire ont signé un accord selon laquelle les sommes dues
seront versés sur une base régulière. Quant au passif l’Institut turc de
la langue et l’Institut turc de l’histoire reçoivent chacun 58,5 millions
de nouvelles livres turques soit 25 345 400 euros.
S’exprimant devant la presse Yusuf Halacoglu a déclaré : « Pour des
problèmes économiques, nous avons des difficultés à répondre aux mensonges
des arméniens.. Nos recettes viennent simplement des ventes de livres.
Nous travaillons avec deux personnes. Alors qu’il nous en faut vingt .Si
nous avions reçu cet argent, on aurait formé une équipe. Nous faisons des
recherches mais nous n’avons pas de personnel qui parle l’arménien. C’est
un grand défaut. ». Dés la réception de l’argent ce dernier partait en
Azerbaidjan dans les camps de réfugiés azéris ayant fuit les combats au
Karabagh pour recruter des Azéris parlant l’arménien avant d’être démis de
ses fonctions le 23 juillet 2008.
L’importance des sommes en jeu attise les convoitises. Le gouvernement
turc a déposé début septembre 2011 un projet de loi visant à supprimer les
personnalités juridiques des deux instituts et transférant leurs
prérogatives à l'Institut supérieur Atatürk de la culture, de la langue et
de l'histoire ce qui ferait perdre aux deux instituts leur autonomie.
Opposé au projet Ali Birinci, qui avait succédé à Yusuf Halacoglu au poste
de président de l’Institut turc d’histoire, sera démis de ses fonctions le
13 septembre 2011.
De son côté Gürkut Acar, député du CHP d’Antalya, a déposé en janvier 2012
une proposition de loi visant à attribuer aux deux instituts une
personnalité de droit privé sous le modèle associative permettant de se
défaire de la tutelle du gouvernement.
Le combat pour la gestion de l’argent finançant la rhétorique anti
arménienne et anti génocide reste au cœur des préoccupations des
politiciens turcs.
Adrien TOPALIAN
Juin 2012
(1) L’hebdomadaire Agos a
révélé que la fille adoptive d’Atatürk, Sabiha Gokcen, était arménienne de
naissance. Gokcen, décédée en 2001 à l’âge de 88 ans, était une icône féministe de la Turquie moderne. Elle s’est rendue mondialement célèbre en
devenant la première femme pilote de combat de son pays. Les récits
officiels rapportent qu’Atatürk l’a adoptée en 1925 après l’avoir
rencontrée lors d’une visite à Bursa, dans l’Ouest de la Turquie. Agos a
publié les déclarations d’une Arménienne, Hripsime Sebilciyan Gazalyan,
qui affirmait être la tante de Gokcen. Elle expliquait qu’Atatürk avait
retiré sa nièce d’un orphelinat situé dans la ville de Sanliurfa, dans le
Sud-Est, où elle avait été placée après avoir perdu ses parents dans les
massacres d’Arméniens. L’article a provoqué la fureur de l’«Etat pro-fond
». Des protestataires ont bloqué l’entrée des bureaux d’Agos et les
journaux ont signalé que Hrant Dink, son rédacteur en chef, avait reçu des
menaces de mort anonymes. « J’ai écrit à propos des massacres de
1915-1917, mais ces articles ont suscité moins de réactions que le
reportage sur la fille d’Atatürk », avait fait remarqué Hrant Dink. «
Sabiha Gokcen était une héroïne, un mythe pour les femmes turques. En
affirmant qu’elle était arménienne, ce mythe a volé en éclats »
(2) Sœur d’Ataturk
(3) Le palais de Çankaya est la
résidence du Président près d’Ankara. Le quotidien Hurriyet le 16 mars
2007 avait révélé que le gouvernement turc avait confisqué en 1915 cette
maison mais aussi tous les biens de la famille Kasapyan et avait envoyé en
déportation tous les membres de la famille.
(4) Étienne Copeaux, exposé à
l’ENS, Paris, 19 février 2008, dans le cadre du séminaire d’Emmanuel
Szurek sur l’Anatolie
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