C’était il y a 100 ans. C’était hier. Le 10 août 1920, Mehmed VI, 36e et
dernier sultan ottoman, reconnaissait le génocide (« ces forfaits qui
sont de nature à faire pour toujours tressaillir d’horreur la conscience
humaine », disait avec lyrisme le grand vizir Damat Férid Pacha, son
représentant à Sèvres). Mieux, le chef légal de l’entité turque
s’engageait à déférer les criminels devant une Cour internationale de
Justice et donnait son accord pour restituer aux Arméniens une partie
des territoires sur lesquels ils bâtirent leur histoire durant 2 700
ans.
En somme, il faisait droit à tout ce que les Arméniens réclament depuis,
faute de l’avoir obtenu en temps et en heure. Ce traité, on le sait, n’a
jamais été suivi d’effets, le nationalisme turc, promu par le « Comité
Union et Progrès », ayant pu renaître de ses cendres et s’imposer grâce
à l’action de Mustapha Kémal. Quant aux Alliés, ils allaient sacrifier
leur protégé pour s’entendre avec le nouvel homme fort sur le terrain,
sans jamais se donner les moyens de faire respecter leur signature à
Sèvres.
Conséquence : l’Arménie exsangue a dû se rabattre sur sa partie dite
russe, qui ne représentait plus que 10 % de ses territoires historiques.
Et les Kurdes ont été privés d’un État. Tandis que la Turquie
triomphante pouvait se construire sur l’oppression des minorités et le
recel du génocide. Le vol du siècle, après le crime du siècle, exception
faite de la Shoah.
Après une telle monstruosité, on comprendra que les diatribes de la
Turquie et de l’Azerbaïdjan sur les « territoires occupés » par
l’Arménie au Haut-Karabagh puissent laisser songeurs. Car enfin, à quoi
sert l’Histoire si ce n’est à mettre en perspective le présent ! Dans ce
cadre, il apparaîtra que les forces constitutives du panturquisme
seraient bien inspirées de faire preuve d’un peu plus de pudeur quand il
s’agit d’évoquer certaines notions, qui ne sont pas à leur avantage. En
particulier dans le domaine de l’expansionnisme, qui leur est
consubstantiel. Sans oublier l’islamisme, jamais loin, en
complément…Pourquoi en effet se limiter ?
C’est du moins, la leçon que l’État turc semble avoir tirée de ses
expériences passées et présentes. Le crime est payant. Et cette
gratification lui sert jusqu’à aujourd’hui de boussole, tant dans sa
politique intérieure qu’étrangère. Il suffit pour s’en convaincre de
lire les journaux : agression contre les Kurdes, offensive en Syrie,
bombardements en Irak, expansionnisme en Libye, annexionnisme en
Méditerranée, menaces contre l’Arménie, Chypre, la Grèce, Israël,
l’Europe, etc.
Tels sont les faits aujourd’hui. Ils s’inscrivent indubitablement dans
le prolongement des pratiques d’hier. Quant à la vision théorique pour
l’avenir, elle ne déroge pas à la tradition. Ainsi, le site Nordic
Monitor, basé à Stockholm, a-t-il révélé à la mi-juin l’existence de
deux plans turcs, datant de 2014, destinés à organiser l’invasion de la
Grèce et de l’Arménie. Des informations d’autant plus inquiétantes
qu’elles font écho à la situation explosive qui prévalait en août 1993
entre l’Arménie et la Turquie. Le quotidien Hurriyett écrivait alors que
50 000 soldats turcs avaient été massés sur la frontière pour « exécuter
des incursions en Arménie ». Pour l’État turc, rien ne se perd, rien ne
se crée, et rien ne se transforme non plus…
Ce n’est pas un scoop : le respect des clauses du traité de Sèvres ne
figure pas au programme d’Erdogan, pas plus qu’il ne s’inscrivait dans
celui de Tansu Ciller ou de Mustapha Kemal… Ni dans la lettre, ni dans
l’esprit. Et le serait-il, en particulier en ce qui concerne l’aspect
territorial, qu’il faudrait vite s’interroger pour savoir ce que ça
cache.
Que ferait en effet la petite Arménie démocratique de ses territoires
historiques aujourd’hui peuplés de millions de Kurdes et de Turcs qui ne
rêvent pour les uns que d’indépendance et qui sont pour les autres
biberonnés depuis des lustres au racisme antichrétien ?
Le génocide a créé un fait accompli qui, hélas, a profité à ses auteurs.
Aussi, dans les circonstances actuelles, que vaut le tracé des
frontières dessinées par Woodrow Wilson, hormis sa dimension symbolique
? Réalisme oblige, seuls quelques groupes font commerce de cette
revendication en forme de pétition de principe. Ce qui ne signifie pour
autant pas que la Turquie ne doive rien restituer.
Alors, y a-t-il un bon usage du traité de Sèvres ? Faut-il, comme avec
la ligne bleue des Vosges, n’en parler jamais et y penser toujours ? Une
chose est sûre : ce document qui porte la signature des dirigeants
ottomans, de la France, de la Grande-Bretagne et de bien d’autres, donne
la mesure de la dette de la Turquie à l’égard de l’Arménie.
Alors bien sûr, comme l’écrivait le général de Gaulle : « Les traités,
voyez-vous, sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que
ça dure ». Peut-être. Mais les écrits restent. Et celui-là a au moins
valeur de témoignage - et de référence - sur le prix que devrait payer
l’État Turc pour son crime originel contre l’humanité. |