par Cengiz Aktar
Zaman - 6 janvier 2016Sous le titre “ Entrer dans 1915 “(1),
le 31 décembre 2014, j’avais écrit un article pour imaginer
la façon dont les cérémonies du centenaire du Génocide des
Arméniens pourraient se passer, et en même temps, imaginer
comment la malédiction centenaire de notre incapacité à
faire face aux faits pourrait évoluer.
À la fin de cet article, dont je reproduis quelques extraits
ci-dessous*, j’exprimais des espoirs que le centenaire
pourrait être une occasion historique de se défaire de nos
vieilles habitudes, de comprendre l’ “ Autre “ pour
s’engager dans une thérapie de groupe. Mais cet espoir est
resté vain. Au lieu de cela, la malédiction de 1915 a régné
sur l’ensemble du pays. Aujourd’hui, la Turquie souffre d’un
état de totale aliénation mentale.
Lorsque je parle de malédiction, je ne me réfère à aucune
observation parapsychologique. Je crois peut-être même qu’il
ne faut pas sous estimer le poids du royaume des âmes
agonisantes. Je me référerais plutôt à la vérité suivante :
aussi longtemps que nous refusons de faire face aux faits de
ce crime massif de génocide et que nous n’en sommes pas
absouts, en rendant pleinement justice aux petits enfants
des victimes, nous paierons le prix des maux qui en
découlent. C’est un problème éthique fondamental. En
réalité, un génocide est un crime d’une telle grandeur qu’il
ne peut être comparé aux crimes individuels et collectifs
qui sont commis ordinairement. Mais pour une société capable
de “digérer“ un génocide, les crimes ordinaires sont
facilement acceptés. C’est ainsi que nous vivons le mal.
1915 n’a pas figuré à l’agenda national de 2015 comme il
aurait dû l’être, du fait de l’intensité de la répression
qui a eu lieu l’an passé, et aussi à cause de l’absence
généralisée de connaissances dans la société ; cette
ignorance est étroitement lié à notre culture d’injustice et
d’impunité vieille de un siècle.
Je voudrais illustrer cela par un exemple : l’une des
explications fréquemment donnée, à propos du sort subi par
les Kurdes ces jours-ci, est que leur persécution n’a jamais
été punie depuis l’installation de la république. Mais
personne n’ose se rappeler du fait que des Arméniens et
d’autres groupes non-Musulmans ont été persécutés auparavant
et que les Arméniens ont été particulièrement opprimés par
les Kurdes.
Voilà un siècle que la Turquie est dans le déclin ; au
tournant du 21ème siècle, elle se vautre dans la boue et se
dirige inévitablement vers le fascisme.
“Entrer dans 1915“
“Qui sait ? Tout ce mal qui nous hante, les massacres de
masse sans fin et notre inaptitude à guérir des maladies,
peuvent être dues à une malédiction vieille de un siècle et
à un siècle de mensonge. Sait-on jamais ? C’est peut-être un
sort jeté par des Arméniens - des enfants, des civils femmes
ou hommes - qui moururent, enterrés encore gémissants. C’est
peut-être la tempête créée dans nos âmes par les spectres
encore agonisants de tous nos concitoyens maltraités, ceux
des Grecs et des Syriaques y compris, et plus tard, ceux des
Alévis et les Kurdes.
Peut-être les responsabilités des massacres qui n’ont jamais
été recherchées après 1915 et dont le “prix“ n’a jamais été
payé sont elles à présent réclamées de différentes manières
par les petits-enfants ? Les malédictions, lancées pour les
vies prises, les vies volées, les foyers pillés, les églises
détruites, les écoles saisies et les biens extorqués...,
reviendraient-elles ? “ Puisse Dieu vous en faire payer le
prix par vous et par tous vos descendants “. Payons-nous le
prix pour toutes les injustices commises jusqu’à présent ?
Le paiement se fait-il par notre refus de nous confronter à
nos péchés passés ou par notre cynisme, devenu habituel du
fait de notre indulgence chronique envers l’hypocrisie ?
Tout se passe comme si notre société était depuis un siècle
en décomposition, pourrissant tout autour d’elle.
Malgré cette malédiction vieille d’un siècle, 2015 se
passera sans que le débat “ Y a-t-il eu vraiment un génocide
? “ ne reçoive de réponse. Nous regarderons comment les
dirigeants au pouvoir développeront tous leurs efforts pour
couvrir cette honte et retarder tout mouvement vers une
confrontation. Si cela était en leur pouvoir, ils
escamoteraient l’année 2015, purement et simplement. La
prose négationniste qui consiste en trois arguments
ratatinés, qui se résument en soulèvement, collaboration
avec l’ennemi, et victimisation - ce sont les Arméniens qui
nous ont tués - continueront à être répétés, comme répètent
les perroquets dans une série de conférences. Et nous
danserons sur notre propre musique. Les 24 et 25 avril 2015,
une cérémonie officielle aura lieu à l’occasion du jour de
l’Anzac à Gallipoli, sans aucun lien avec le Génocide. Et
nous entendrons des histoires abondantes sur l’héroïsme dans
les Dardanelles. Mais nous ne trouverons personne pour
écouter notre discours.
À combien de malédictions sommes nous encore exposés avant
que nous soyons enclins :
- À reconnaître le processus sanglant de la construction de
notre nation ?
- À apprendre et à se souvenir comment un peuple inoffensif,
travailleur, efficace, talentueux et pacifique a été détruit
par le peuple des guerriers de l’Anatolie et à éprouver de
l’empathie pour leurs petits enfants qui se souviennent ?
- À mesurer la cruauté subie par les malheureux Arméniens
demandant “ Our éhir Asdvadz ? “ (où étais-tu, Dieu ?), à
l’été de 1915, aussi sombre et froid que la mort ?
- À réaliser que la population des Arméniens qui se
dénombraient en millions dans l’empire ottoman en 1915 est
passée aujourd’hui à virtuellement zéro. Les Arméniens qui
restent, soit ont caché leur vraie identité, soit se sont
convertis à l’Islam.
- À en finir avec la question “ était-ce ou non un génocide
? “ ou la question “ qui a tué qui ? “ et à n’écouter que
notre conscience ?
- À admettre, comme l’expliquait Hrant Dink, qu’il s’est agi
d’un génocide sous tous ses aspects, et d’une perte
considérable de civilisation ?
- À réaliser que la plus grande perte de ce pays est que les
citoyens non-Musulmans de ces terres n’y sont plus ?
- À comprendre en quoi le Génocide - que les Arméniens de
ces jours sombres dénommaient la Grande Catastrophe (Medz
Yeghern) - est un désastre qui n’appartient pas aux seuls
Arméniens, mais au pays tout entier ?
- À constater que la perte de nos citoyens non-Musulmans qui
furent tués, bannis ou forcés de s’enfuir équivaut à une
perte intellectuelle, culturelle, à une perte de
civilisation, à un déficit de la population bourgeoise ?
- À évaluer le fléau des marchandises, des biens confisqués
et des enfants enlevés ?
- À comprendre comme il convient la sagesse de l’auteur
Yasar Kemal qui écrivit : “ un autre oiseau ne peut
prospérer dans un nid abandonné, et celui qui détruit un nid
ne peut avoir de nid, l’oppression appelle l’oppression “.
- Et même, à réaliser que ceux qui rejettent les points qui
précèdent ne le font que parce qu’ils ont perdu dans le
Génocide une partie de leur sagesse ?
Le Génocide des Arméniens, c’est la Grande Catastrophe de
l’Anatolie, et la mère des tabous sur ces terres. Sa
malédiction continuera de nous hanter aussi longtemps que
nous éviterons d’en parler, de le reconnaître, de le
comprendre et de l’évaluer. Son centième anniversaire nous
offre une occasion historique de nous défaire de nos
habitudes, de comprendre l’Autre, et de commencer une
thérapie de groupe. “
Zaman - Cengiz Aktar - 6 janvier 2016
traduction Gilbert Béguian pour Armenews et Imprescriptible
http://www.todayszaman.com/columnist/cengi-z-aktar/re-entering-1915_408938.html
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