L’Arménie occidentale (en couleur foncé) en 1915
durant le Génocide
(tiré du manuel d'histoire
1ère Bordas).
Avant
de répondre à cette question clé, notons qu’il
s’est produit, ces dernières décennies, un fait
important. Pour citer ce qui fut pendant plus de
3000 ans la patrie historique du peuple arménien
la plupart ne disent plus Arménie, mais :
Anatolie, Anatolie orientale, etc. Il suffit
pourtant de consulter une carte physique pour
constater qu’au delà du nord-est de l’Euphrate
cela s’appelle toujours Arménie, et que
l’Anatolie ne s’étend pas au-delà de l’Euphrate.
L’article 16 du traité de San Stefano de 1878,
concernant les réformes en Arménie turque,
nommait bien l’« Arménie ». Encore en 1966, lors
d’un important tremblement de terre dont
l’épicentre se situait à Varto, entre Mouch et
Erzeroum, au nord-ouest du lac de Van, un
quotidien anglais avait titré cet événement : «
Séisme en Arménie ». Cela ne serait sûrement
plus le cas aujourd’hui.
Il est
vrai que tout a été fait, depuis 1915, par les
différentes autorités turques, pour effacer à
jamais le mot « Arménie ». Après avoir vidé
l’Arménie de ses habitants légitimes, on a
effacé toute trace d’Arméniens. Depuis le traité
de Lausanne (1923), les autorités turques ont
refait l’histoire à leur manière. Les noms des
villes, des villages, des fleuves, des montagnes
ont été changés. La liste serait extrêmement
longue s’il fallait l’énumérer. On a même, ces
derniers temps, changé des noms d’animaux. En
effet, en 2005, le ministère turc de
l’Environnement a débaptisé la race de mouton
Ovis Armeniana en le renommant Ovis Orientalis
Anatolicus, de même pour le chevreuil, de son
nom scientifique Capreolus Capreolus Armenius,
qui a été rebaptisé… Capreolus Caprelus
Capreolus !
Ce qui
est incroyable, c’est que même lors de soirées
commémoratives, les termes employés par certains
historiens du Génocide, pour citer le pays, lors
des débats, sont encore une fois : « Anatolie »,
« Anatolie orientale », etc.
En
conséquence, lorsque l’on pose la question
légitime et fondamentale, « mais pourquoi les
Turcs ont-ils massacré les Arméniens ? », les
réponses sont souvent à côté de la réalité. Ce
serait parait-il pour des raisons « religieuses,
ethniques, raciales, financières, etc. », alors
que la raison principale qui est territoriale
est souvent oubliée. Je me souviens, c’était
lors d’un dîner officiel, un responsable
religieux avait posé cette question clé à un
leader politique de la diaspora. La réponse de
ce dernier fut très détaillée autour des raisons
« religieuses, ethniques, etc… ». Je lui fis
remarquer, après son intervention, qu’il avait
dû oublier de parler des raisons territoriales.
N’oublions pas qu’en 1914, après tant d’années
de souffrance et de massacres (notamment entre
1894 à 1896), l’Arménie était parvenue au seuil
de l’autonomie. À la veille de la guerre, les
réformes en Arménie avaient fait une grande
avancée. Malgré les réticences de l’Allemagne et
de l’Autriche, les puissances européennes, sous
les pressions russes et françaises, parvinrent à
un règlement de compromis qui regroupait les 6
provinces arméniennes plus Trébizonde en deux
régions autonomes (au nord : Sébaste,
Trébizonde, Erzeroum; au sud : Van, Bitlis,
Diyarbakir, Kharpout) sous la surveillance
d’inspecteurs généraux européens de pays
neutres, le Hollandais Westenenk et le Norvégien
Hoff. Ils seront hélas expulsés avec la
déclaration de la guerre par la Turquie.
L’enjeu
était crucial pour les Turcs nationalistes, car
l’Arménie occidentale (sans la Cilicie),
totalisait une superficie de 328.800 km2 (plus
que la Pologne d’aujourd’hui). À elle seule, la
province de Sébaste (Arménie mineure), avec ses
83.700 km2 était trois fois plus grande que la
Rép. d’Arménie actuelle (ou la Belgique). Face à
une probable indépendance d’une vaste Arménie,
qui aurait une fois de plus amputé le territoire
de l’ex Empire ottoman, les dirigeants turcs ont
voulu stopper ce processus « peau de chagrin ».
De plus, les dirigeants turcs, prêchant le
panturquisme, voulaient recréer un vaste empire,
mais cette fois en se retournant vers l’Est, en
faisant la jonction avec les peuples frères
d’Azerbaïdjan et de l’immense Asie centrale,
tous turcophones (d’où la guerre avec la
Russie), en opposition au précédent empire
multiracial. Là encore c’est l’espace arménien
qui gênait ce projet.
La
logique des dirigeants jeunes turcs était
simple, pour liquider la Question arménienne, il
fallait… liquider tous les Arméniens. La
Première Guerre mondiale était une occasion
rêvée. Pour Talaat, le principal responsable du
Génocide de 1915, il s’agissait de « question
concernant les intérêts turcs et la patrie »,
comme il le confiait à son ami Vartkes.
Vartkès
Serenkulian, héros et député avait échappé à la
rafle du 24 avril 1915, jour du déclenchement du
Génocide à Constantinople, où 650 intellectuels
furent arrêtés. Il profita de ce répit pour
aller s’informer auprès de son ami Talaat.
Extrait du livre de Hayk « Avenir de la
Diaspora arménienne » (les majuscules sont
dues à l’auteur) : « - Donc vous [les
Jeunes Turcs] allez continuer l’œuvre du
Sultan Hamid ? - Oui ! Nous ferons ce
qu’exige l’INTERET TURC ! – Pacha tant
d’amitié nous lie, j’ai une famille, aie
pitié d’elle, si je suis en danger dis-le
moi pour que je m’éloigne. – Vartkès, il
faut que tu comprennes, il s’agit d’une
QUESTION CONCERNANT LA PATRIE, l’amitié et
les relations personnelles n’ont pas de
place ici. Ne reste pas, va-t-en ! - Et
Vartkès lui baisa la main. »
Le
grand écrivain et député Krikor Zohrap, avait
lui aussi échappé à la première rafle du 24
avril. Il avait échappé à cette première vague
d’arrestation car… il était au club ce soir là,
et jouait aux cartes avec ses amis députés !
Quelques jours avant, son ami Talaat l’avait
embrassé en le quittant (en guise de dernier
adieu ?!), ce qui avait d’ailleurs étonné
l’écrivain. Avant l’arrivée au pouvoir (en 1908)
des Jeunes Turcs, Talaat recherché par la police
du sultan avait trouvé refuge chez son meilleur
ami, Zohrap, où il se cachait.
Krikor
Zohrap et Vartkès Serenkulian seront arrêtés et
déportés peu de temps après. Après l’avoir
torturé, les tueurs achèveront Zohrap en
écrasant sa tête avec des roches, près d’Ourfa.
Vartkès sera lui aussi torturé puis assassiné
non loin d’Ourfa, à Garakeupri.
Les
dirigeants Jeunes Turcs pensaient que même en
perdant la guerre, ils réussiraient à se
débarrasser définitivement de la Question
arménienne. La preuve, Mustafa Kemal a
transformé la défaite de 1918 en victoire, en
chassant les survivants arméniens (sans compter
les nouveaux massacres organisés par Topal
Osman). Il s’appropria tous les biens nationaux
et individuels des Arméniens et imposa les
frontières actuelles de la République Turque sur
les ruines de l’Arménie. D’ailleurs, au moment
même où le président américain W. Wilson
traçait, par un document officiel, la future
frontière entre l’Arménie et la Turquie, selon
la mission qui lui avait été confiée au Traité
de Sèvres de 1920, Kemal écrasait la toute
nouvelle République d’Arménie, dans un bain de
sang, pour annuler toute contrainte de frontière
imposée par ce traité et pour gratter encore
quelque 20.000 km2 (aussi grand que l’Etat
d’Israël) à l’ancienne Arménie russe. Ce qui lui
fut acquis et entériné par Lénine aux traités de
Kars et de Moscou. Quant au Nakhitchevan, les
Turcs le rendirent aux Soviétiques à condition
de ne pas le rendre aux Arméniens mais à
l’Azerbaïdjan et en y gardant un droit de veto.
Une
petite anecdote illustrant à quel point un
minuscule territoire de quelques dizaines
d’hectares avait une importance aux yeux des
nationalistes turcs : au moment de signer le
traité de Kars (octobre 1921), les Soviétiques
(qui apparemment n’avaient pas bonne conscience)
demandèrent aux Turcs de garder les ruines
d’Ani, ancienne capitale historique, côté
arménien, puisqu’elle devait jouxter la future
frontière. Ce qui fut catégoriquement refusé !
L’annihilation de l’Arménie et de son peuple,
mais surtout la non condamnation de ce crime,
serviront d’exemple à Hitler qui dira à ses
généraux le 22 août 1939, avant d’attaquer la
Pologne : « J’ai donné des ordres à toutes mes
formations militaires, pour l’instant cela ne
concerne que l’Est, de se tenir prêtes à tuer
sans merci, ni compassion tous les sujets,
hommes, femmes ou enfants, sans aucune
exception, appartenant à la nationalité
polonaise ou étant porteurs de la langue
polonaise. C’est seulement par ce moyen que nous
acquerrons les territoires (lebensraum) dont
nous avons besoin. Finalement qui de nos jours
parle encore de l’extermination des Arméniens ?
»
Hitler
n’a pas réussi (heureusement) à faire
disparaître la Pologne de la surface de la
planète, comme l’a fait Talaat pour l’Arménie
occidentale, néanmoins il y a tout de même
exterminé six millions de Polonais, dont trois
millions de juifs.
Entre
1894 et 1896, le sultan Hamid avait fait
massacrer 300.000 Arméniens. Le pays tout entier
était en ruines, il s’ensuivit misère, famine,
émigration, et la population arménienne de
l’Empire ottoman diminua de plus d’un demi
million d’âmes. Jean Jaurès avait prévenu en
1896 que « … l’Europe ne pouvait plus vivre avec
dans sa cave le cadavre d’un peuple assassiné !
» Le but du sultan Hamid avait été, à l’époque,
de rendre les Arméniens minoritaires dans leurs
propres provinces afin d’enrayer toutes requêtes
de réformes et d’autonomie. Il n’imaginait pas
l’annihilation d’une nation entière.
Les
Jeunes Turcs ont réussi, avec leur plan
diabolique, à exterminer toute une nation sur
ses terres ancestrales.
C’est
bien pour s’accaparer définitivement l’Arménie
occidentale (et la Cilicie) que… les Turcs ont
massacré les Arméniens, il y a 100 ans !
(Remis à jour le 23/03/2015)
Jean V. Guréghian
Président fondateur du « Comité du 24 Avril »
(aujourd’hui CCAF)
Auteur de Le Golgotha de l’Arménie mineure - Le
destin de mon père, L’Harmattan (1999, 2009).
Traduit et édité aussi en turc (éd. Belgué,
2004) et en anglais (éd. Gomidas, 2015).
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