Des
manifestants devant le consulat turc, à Los Angeles, lors d'un
rassemblement marquant le 103ème anniversaire du Génocide des
Arméniens
Pour beaucoup,
l'Holocauste juif a été planifié par les Nazis le 20 janvier
1942, dans une villa des bords du lac Wannsee, près de Berlin.
La plupart des historiens pensent jusqu'à aujourd'hui que
l'Holocauste arménien a été conçu par les Turcs ottomans en 1915
à Constantinople. Nous sommes persuadés, depuis longtemps, que
les massacres de masse des Juifs d'Europe ont commencé lors du
franchissement par les Allemands de la frontière avec la
Pologne, le Premier septembre 1939 - et qu'ils ont continué à
travers l'Union Soviétique en 1941, sept mois avant Wannsee.
Mais nous découvrons
à présent, ayant peine à le croire, que la liquidation des
Arméniens Chrétiens, hommes, femmes et enfants fut la première
fois décidée dans la ville éloignée d'Erzéroum le Premier
décembre 1914 - et non le 24 avril 1915, date retenue par les
Arméniens pour commémorer les premiers massacres du génocide
qu'ils ont subi. Et que lors de ce mois de décembre fatal
pour eux, l''Organisation Spéciale' turque - l'équivalent
ottoman des futurs SS et Einsatzgruppen allemands -
organisait la liquidation immédiate des Arméniens, "auteurs
responsables d'attaques contre les Musulmans".
Nous connaissons
déjà les terribles statistiques des deux génocides. Le Medz
Yeghern (Grand Crime) arménien a détruit un million et demi
de vies. La Shoah juive (Holocauste), qui commença moins d'un
quart de siècle plus tard, détruisit six millions de vies au
moins.
Les Turcs - et hélas
les Kurdes - commirent ces crimes contre l'humanité au cours de
la Première Guerre Mondiale. Les Allemands - et hélas beaucoup
de peuples slaves d'états occupés par les Nazis - commirent ces
crimes au cours de la Seconde Guerre Mondiale.
Les Turcs n'ont à ce
jour jamais accepté leur responsabilité. Les Allemands l'ont
fait. Respectueusement, le monde regarde les Turcs
"énergiquement contester" leur Génocide contre les Arméniens.
Nous condamnons toujours - et nous avons raison de le faire- les
Européens de droite qui nient le Génocide des Juifs par les
Nazis.
Mais c'est à
l'excellent historien turc Taner Akçam, depuis son exil
américain volontaire, que nous devons une découverte
fondamentale: c'est le 31 octobre 1914
, exactement 31 jours
après l'entrée de l'Empire Ottoman dans la Première Guerre
Mondiale, que les Arméniens ont été condamnés à mort. Les
premières victimes arméniennes étaient les hommes seulement – la
soif de sang pour tuer leur famille viendra plus tard – dans les
provinces de Van et de Bitlis. Cela montre à quel point ce crime
de guerre était ancré dans la campagne de la Turquie orientale,
dans les villes de province plutôt que dans la capitale.
Et
grâce aux recherches entreprises par Taner Akçam dans les
archives ottomanes du Premier ministère jusque là inexplorées,
nous découvrons, pour la première fois, un ordre secret issu du
quartier général local d'Erzéroum aux gouverneurs de Van et de
Bitlis pour arrêter les Arméniens qui pourraient se rebeller ou
attaquer des Musulmans, et leur donnant l'ordre de "les déporter
à Bitlis immédiatement afin d'y être exterminés".
Ici, aucun euphémisme - tout comme l'infâme 'solution finale'
des Nazis. Les fonctionnaires ottomans emploient le mot turc
imha qui veut dire extermination.
Dans certains
villages proches de la ville de Baskale, la totalité de la
population masculine âgée de plus de 10 ans a été massacrée.
Deux mois plus tard, en février 1915, un député arménien au
parlement ottoman envoyait depuis Van un rapport à Talaat Pacha,
le ministre de l'intérieur ottoman à Constantinople, qui sera
tenu responsable pour la totalité du génocide de un million et
demi d'Arméniens, écrivant "des massacres ont lieu dans les
villages et cantons voisins de Baskale et de Saray".
Clairement, les fonctionnaires ottomans avaient mis en œuvre le
génocide - demandant ensuite l'approbation de leurs décisions à
leurs supérieurs de Constantinople.
Akçam a découvert
les preuves que les gouverneurs locaux devaient quelquefois se
rendre à Erzéroum - à 1.300km environ de la capitale ottomane -
pour y participer à des réunions sur le déroulement des
massacres entrepris avant d'informer Talaat Pacha de leurs
décisions. L'une d'entre elles - datée de quelques jours
seulement avant la date fixée par les Arméniens d'aujourd'hui
comme celle du départ du Génocide - est une instruction du
Gouverneur d'Erzéroum au gouverneur de Bitlis d'envoyer des
milices Kurdes s'occuper des Arméniens. Dans quelques
cas, il apparaît que les gouverneurs de région se réunissaient
autour d'un unique télégraphe à Erzéroum pour comploter avec
Constantinople dans une version de début du 20ème siècle des
conférences tenues aujourd'hui sur les media sociaux: la réunion
télégraphique.
Que les gouverneurs
savaient parfaitement la nature monstrueuse de leurs actes -
ainsi que la preuve claire que Talaat était au courant de leur
nature criminelle - ressort des mentions "top secret" et "à
n'être décodé que par le destinataire" portées sur leurs
télégrammes. Un télégramme porte la mention "la copie du câble a
été brulée ici sur place. Veuillez vous assurer que
Constantinople brûle ses copies".
Le 17 novembre 1914
- deux semaines à peine après que la Turquie ait rejoint les
alliés allemands et austro-hongrois dans leur guerre contre la
Grande Bretagne et la France, et longtemps avant la date
précédemment considérée comme celle du début du Génocide - le
gouverneur d'Erzéroum Tashin écrivait à Talaat que le moment
était venu de "prendre des décisions et de donner des ordres
permanents concernant les Arméniens". Talaat avait répondu
sèchement que Tashin devrait "prendre les actions que la
situation impose de prendre... jusqu'à ce que les ordres
définitifs soient donnés concernant les Arméniens".
En tant
qu'historien, dans sa communication parue dans le numéro de ce
mois-ci du Journal of Genocide Research, Taner Akçam
écrit qu'essentiellement, Constantinople "donnait le feu vert à
Erzeroum pour les actions violentes qui s'y déroulerait
ensuite". À la fin du mois de novembre 1914, nous voyons Talaat
sournoisement instruire le gouverneur de Van Cevdet qu' "en
attendant les ordres décisifs à venir, il est nécessaire de
mettre en oeuvre les mesures imposées par la situation, mais
judicieusement (sic) appliquées".
Cevdet, sous
l'autorité de qui 55.000 Arméniens seront tués, avait prévenu
Constantinople que des bandes d'Arméniens combattaient aux côtés
des Russes en Iran et dans le Caucase, et que cela avait été
interprété comme "un soulèvement général des Arméniens". Les
Arméniens se sont en effet alliés aux troupes russes - le Tsar
étant allié à l'Entente anglo-française contre les Ottomans -
qui avançaient dans la Turquie de l'est. Les historiens
arméniens reconnaissent ce fait historique mais font valoir, à
juste titre, que lorsque les Arméniens ont eu recours aux armes,
c'était pour se défendre eux-mêmes contre les Turcs
génocidaires. Près de Van, cependant, il y a aussi des preuves,
plus tard au cours de la guerre, que les Arméniens se vengèrent
des persécutions subies en massacrant les habitants de villages
musulmans turcs avoisinants.
Jusqu'à aujourd'hui, les historiens turcs - en dehors d'Akçam et
de quelques collègues courageux - refusent de reconnaître que le
Génocide des Arméniens soit un génocide.
Ils ont prétendu que
la déportation des Arméniens a pu être incitée par les
débarquements alliés à Gallipoli à la fin du mois d'avril 1915,
quelques heures avant les premières arrestations de dirigeants
arméniens à Constantinople, ou par la défaite turque à la
bataille de Sarikamish, en janvier 1915. Mais suggérer que le
massacre en masse d'un million et demi de personnes ait pu être
élaboré en un temps aussi court est ridicule.. À Constantinople,
Resit, le gouverneur de Dyarbakir, avait décrit son plan des
semaines avant Gallipoli, exprimant l'idée selon laquelle "il y
aurait intérêt - à mettre en œuvre des pratiques aussi dures et
efficaces que possible contre les Arméniens". Dans un télégramme
adressé à Constantinople le 29 mars 1915, toujours apparemment
inquiet que les massacres dans son propre district de Sivas
n'ait pas reçu d'imprimatur, le gouverneur Muammer écrivait que
"si une décision a été prise par le (gouvernement) central...
pour procéder dans l'ordre au retrait en masse et à
l'élimination (sic), je demande que vous permettiez sa
communication sans délai". D'autres gouverneurs ont fait
référence à l'"annihilation" et au "recours à des mesures
d'extermination" des Arméniens.
Le commencement du
Génocide des Arméniens en décembre 1914 n ' aurait pas pu
surprendre les autorités de Constantinople, et certainement pas
Talaat. La décision d'Erzeroum a été prise à l'origine par
Bahaettin Shakir, le chef de l'"Organisation spéciale" et
l'homme généralement considéré comme l'architecte du Génocide
des Arméniens. Mais il était lui-même membre du parti au pouvoir
Union et Progrès; il était arrivé à Erzéroum venu de
Constantinople. Talaat jugea peut-être qu'il valait mieux
commencer le Génocide - ou de faire un parcours d'essai - loin
de la capitale et de ses ambassadeurs étrangers, Américains en
particulier, qui auraient révélé publiquement au monde les
massacres futurs.
Akçam lui-même est
encore perplexe sur les raisons qui ont décidé le personnel
chargé des archives ottomanes à lui procurer de telles pièces à
conviction.. "La décision et l'extermination qui ont suivi
ressemblent ... aux premières tueries des Einsatzgruppen
en Pologne" m'a-t-on dit. "J'ai découvert, toujours dans les
archives ottomanes, d'autres télégrammes de gouverneurs locaux
dans lesquels le terme "extermination" des Arméniens est
ouvertement utilisé. Ce sont des découvertes étonnantes.
J'ignore pourquoi de tels documents sont mis à la disposition
des chercheurs".
Ces documents
réfutent certainement l'idée - largement répandue par les
négationnistes turcs du Génocide - que les déportations et
massacres d'Arméniens se produisirent dès lors que la Turquie
était dans les difficultés militaires graves et la perspective
de perdre la guerre. D'une part, les décisions d'Erzéroum
avaient été prises cinq mois avant Gallipoli et un mois avant
que les Russes détruisent les forces turques dans les forêts de
Sarikamish, et d'autre part, le massacre des Arméniens était en
cours bien avant que l'état ottoman soit en danger.
Les massacres
d'Arméniens du début, à l'extrême est de la Turquie - bien avant
que la communauté arménienne de Constantinople se sentit en
danger - est un parallèle au sort des Juifs de Vienne après
l'Anschluss de 1938 d'Hitler, lorsque les Nazis absorbèrent
l'Autriche dans le Troisième Reich.
Pour les Juifs qui
fuirent les massacres de masse et l'antisémitisme de la capitale
autrichienne pour se rendre en Allemagne, les Juifs souffraient
moins de discrimination à Berlin. Mais cela, bien sûr, ne
pouvait durer. Les Allemands préférèrent commettre leurs crimes
contre l'humanité les plus atroces contre les Juifs hors du
Reich: dans les getthos de Pologne et d'Ukraine - à Babi Yar -
dans les lieux de massacre de Belarus et de Russie, et ensuite,
après Wannsee, dans les camps d'extermination et chambres à gaz
installés en Pologne.
Hitler avait suivi
de près l'histoire des massacres d'Arméniens et y faisait
souvent référence au cours des années précédant la Seconde
Guerre Mondiale. L'Allemagne nazie enviait les Turcs d'avoir
"purifié" la race turque; au cours de la Première Guerre
Mondiale, dans les villes de Turquie éloignées de
Constantinople, les diplomates allemands avaient assisté aux
déportations. Les communautés rurales musulmanes, turque et
kurde, loin de la sophistication de Constantinople ou de Smyrne,
pourraient assister aux premières agressions en les acceptant
facilement; elles étaient certainement prêtes à y prendre part.
En d'autres termes,
pour supprimer les minorités de l'Empire ottoman, ce sont les
petites villes de province qui ont donné l'élan, tout comme les
milices baltes et ukrainiennes alliées aux nazis n'avaient nul
besoin d'instructions particulières pour tuer leurs voisins
juifs. Dans la Yougoslavie occupée par l'Allemagne en 1941, pour
massacrer leur voisin serbe, les Croates n'avaient pas eu besoin
des ordres de Berlin. Les racines de leur racisme génocidaire
existaient déjà.
Cela s'applique-t-il
au génocide du Rwanda, où en 1994, près d'un million de Tutsis
et de Hutus modérés - 70 pour cent de la population tutsie -
ont été massacrés ? L'organisation et la planification de ce
génocide étaient centralisées, mais à travers tout le pays, les
voisins tuant leurs voisins, ce sont les Hutus qui, de leurs
mains, ont exécuté ce crime contre l'humanité.
Par la persécution
et l'assassinat de Chrétiens et de Yézidis en Irak et en Syrie,
Daech - qui accueillait des Musulmans issus du monde entier -
n'a peut-être pas été aidée par la population locale; mais
tandis que certains Arabes essayaient de protéger leurs voisins,
d'autres pillaient systématiquement leurs maisons et leurs biens
après que Daech ait abattu ou déporté leurs propriétaires.
Le Maître de
conférence Umit Kurt de l'Université Hébraïque de Jérusalem a
étudié les dépossessions et assassinats d'Arméniens à Aintab,
ville du sud, en 1915; il a trouvé que les Turcs Musulmans du
lieu ont librement et volontairement participé au crime. Ce
qu'il a découvert est qu'un gouvernement génocidaire doit
avoir localement le soutien de tous les composants de la société
respectable: fonctionnaires des services fiscaux, juges,
magistrats, officiers de police subalternes, hommes d'église,
avocats, banquiers, et plus douloureusement, des voisins des
victimes. Sans parler des gouverneurs.
En d'autres termes,
les dirigeants ne commettent pas de génocide; pas eux-mêmes. Les
gens ordinaires le font. Et les holocaustes peuvent commencer au
loin, dans l'est glacé, et bien avant la date à laquelle,
croyons-nous, le bain de sang a commencé.