Les
Israéliens se sont fâchés tout rouge, contre le gouvernement
polonais, ces jours derniers. Je ne les en blâme nullement. En
fait - je passe sur l’occupation raciste, extrémiste du
gouvernement Netanyaou - le peuple israélien et les Juifs à
travers le monde sont tout à fait fondés à s’élever contre le
nouveau négationnisme de l’Holocauste par la Pologne.
La décision polonaise de pénaliser toute
accusation de complicité des Polonais dans l’Holocauste, par le
vote d’une loi qui interdit à tout Polonais de reconnaître que
les Polonais ont eux-mêmes aidé au génocide de six millions de
Juifs européens, est inique. Son but n’est pas de promouvoir la
vérité mais de l’enterrer. Elle constitue sans aucun doute un
aspect du négationnisme de l’Holocauste juif.
Mais - pour annoncer un sujet également
traité dans cet article - je dirais un seul mot : Arménie, en
relevant une remarquable coïncidence dans l’histoire récente de
l‘édition. Cette coïncidence concerne des télégrammes vieux de
un siècle- des télégrammes considérés jusqu’à présent comme des
faux, mais en fait bien réels - qui ordonnent l’extermination en
masse de plus d’un million de Chrétiens, un historien turc
authentiquement courageux, et, par la nation qui se devrait de
reconnaître son existence, de la totale négation de l’holocauste
des Arméniens. Mais la Pologne, d’abord.
Voyons donc les faits - « seulement les
faits, Madame, seulement les faits, » comme le sergent Joe
Friday ne l’avait jamais vraiment dit dans Dragnet (une série
télévisée américaine : Joe Friday et son équipe de détectives
s’appliquent à résoudre des crimes à Los Angeles, ndt) - soit
dit en passant. En 1939, les Juifs représentaient 10% de la
population. Les gouvernements polonais d’avant la guerre avaient
pris des mesures antisémites tendant à chasser les Juifs des
postes de l’administration importants. Lorsque les allemands
envahirent la Pologne, ils considéraient ies Polonais comme des
« untermenschen » slaves mais ils réalisèrent à quel point
l’antisémitisme latent régnait dans l’état nationaliste chrétien
de Pologne.
La Pologne a perdu deux millions de
citoyens non-juifs tués par les Nazis. Les Juifs polonais, eux,
ont été virtuellement anéantis. Beaucoup de Polonais cachèrent
les Juifs aux Nazis et luttèrent aux côtés des Juiifs contre la
wehrmacht et les SS.
Mais les Allemands usèrent de la police
polonaise pour garder les ghettos, dernier centre de transit
avant l’envoi des Juifs par dizaines de milliers dans les camps
d’extermination situés sur le sol de Pologne. Non, il ne
s’agissait pas de « camps de la mort polonais » - les Polonais
et les Israéliens sont d’accord sur ce point - mais la
collaboration polonaise (la « Police bleue ») veillait à
l’application du couvre-feu imposé aux Juif et a aidé à la
liquidation des ghettos.
La preuve en est claire et incontestable :
certains Polonais (peut-être plus nombreux que ne le suggère le
mot ‘certains’) ont fait chanter des Juifs en les menaçant de
révéler l’endroit où ils se cachaient. Dans les villes de
Pologne orientale, dans quelques cas, les Polonais ont pris part
à l’assassinat de leurs voisins juifs. On se rappelle le
massacre de Jedwabne. Mais les Polonais ont été les premiers à
révéler les faits de l’Holocauste des Juifs aux Alliés, et au
moins un groupe de résistance polonais sauva la vie de milliers
de Juifs en leur fabricant des faux-papiers et leur indiquant
des itinéraires pour s’enfuir. Comme dans la plupart des pays
européens occupés par les Allemands, la moralité - ou
l’immoralité - était de couleur grise. Rappelons-nous Vichy, et
le ‘‘maquis’’ en France. Rappelons-nous du fascisme italien et
de la résistance communiste en Italie. En 2015, l’Ukraine a voté
des lois forçant ses citoyens à honorer les nationalistes qui
collaborèrent un temps avec les Nazis et qui participèrent à la
tuerie des Juifs en masse. De l’Occident, naturellement, aucune
objection, parce que nous soutenons la brave petite Ukraine
contre la bête russe qui s’est jetée sur Sébastopol, en Crimée.
Mais venons-en à l’incroyable épisode de la loi en Pologne. Au
moment même où cette loi infâme était votée au parlement de
Varsovie il y a quelques jours, cet historien turc des plus
courageux, Taner Akçam, publiait un livre, petit mais révélateur
(‘’Killing Orders’’, Ordres de Massacrer, publié par Palgrave
Macmillan) portant la preuve, finalement et définitivement, que
les ordres d’extermination de Talat Pacha, l’un des chefs des
Jeunes turcs et l’un des trois pachas qui détenaient le pouvoir
dans l’empire ottoman au temps de la Première guerre mondiale,
pour la destruction de l’entière population chrétienne
arménienne en 1915, que ces ordres étaient bien réels.
Non une fabrication comme les historiens
apologistes et négationnistes de Turquie souhaiteraient que le
monde le croie ; non concoctés par des faussaires arméniens ou
une fiction imaginée par un fonctionnaire ottoman quelconque,
comme ces personnes misérables voudraient nous le faire croire ;
mais tout aussi indiscutable et terrible que ces documents nazis
qui prouvent la responsabilité de l’Allemagne dans l’Holocauste
juif - ou la preuve qui démontre la part prise quelquefois au
massacre par des Polonais.
Les faits de l’Holocauste des Arméniens -
‘’Shoah’’ (holocauste) est ce mot même que beaucoup d’honorables
Israéliens emploient pour le Génocide des Arméniens - sont bien
connus, mais il est nécessaire, même brièvement, qu’ils soient
répétés. En 1915 et dans les années suivantes, les Turcs
ottomans s’employèrent délibérément à liquider un million et
demi de leurs citoyens arméniens, les poussant dans le désert
dans des marches à la mort, les massacrant directement, violant
les femmes, embrochant les enfants à la bayonnette, ou les
faisant mourir de faim avec leur mère et les autres membres de
leur famille, dans ce qui est de nos jours le nord de la Syrie.
Les Kurdes, hélas, ont pris part à cette barbarie.
Taner Akçam a extensivement évoqué, avec
une autorité immense, cet horrible épisode de l’histoire turque
- un épisode que le gouvernement turc, jusqu’à aujourd’hui, nie
honteusement - et en conséquence, il a été la cible de centaines
d’extrémistes de droite turcs qui ont même essayé de le faire
inscrire dans une liste américaine comme « terroriste » (il
enseigne à l’Université Clark aux USA). Le nouveau livre de
Taner Akçam contient une géographie sombre et obsédante -
presque effrayante - parce que la plupart des massacres de 1915
qu’il relate se sont déroulés à l’intérieur ou près de villes
qui aujourd’hui encore, nous apportent leur effroyable message
de tueries et d’horreurs : Mossoul, Raqqa, Deir es-Zor et...
Alep.
C’est dans l’hôtel Baron à Alep - encore
debout aujourd’hui ; les descendants du propriétaire d’alors
Mazlouiyan en occupent aujourd’hui le seul hall d’entrée - qu’un
ensemble de télégrammes émis par Talat, avec d’autres messages
de liquidation dont se souvenait un officiel ottoman, Naïm Bey,
furent remis à un survivant de l’holocauste arménien appelé Aram
Andonian. Il paya cash ces documents, on ignore combien.
Jusqu’à présent, les historiens turcs et
ceux qui en Occident, les soutiennent, considéraient ces
documents comme des faux. Ils prétendaient que Naïm Bey
n’existait pas, qu’Andonian était un faussaire, que le codage
employé dans les télégrammes de Talat ne correspondait pas au le
système de codage de l’époque. Ils ignoraient la masse de
preuves présentées lors des procès d’après-guerre qui eurent
lieu à Istanbul avant d’être rapidement interrompus, et dont les
archives devinrent par la suite introuvables. Et elles
présentaient des télégrammes- vrais pour partie mais
délibérément trompeurs ailleurs - qui « prouvaient que Talat
prenait soin des Arméniens, de tout son coeur, pendant leur
déportation. La reconstruction de la vérité entreprise par Akçam
est tout à la fois une histoire policière et un manuel
d’horreurs aussi implacables qu’inconcevables. Il prouve que les
chiffres de codage étaient réels, que Naïm Bey a réellement
existé : un document ottoman dans une enquête de corruption -
relative à des fonctionnaires turcs qui avaient accepté des pots
de vin d’Arméniens pour prix de leur vie - l’identifie comme
Naïm effendi fils de Huseyin Nuri, âgé de 26 ans, de Silifke,
ex-agent d’intendance basé à Meskene, chargé à l’époque des
dépôts de grain ». Et, de façon plus indiscutable que tous les
historiens précédents, Akçam prouve - se fondant sur des
documents des archives d’un prêtre arménien décédé - que les
autorités ottomanes envoyaient deux séries de télégrammes
concernant les Arméniens. Une série exprimait l’insistance du
gouvernement à remettre aux Arméniens des aliments et des tentes
en compensation de la saisie de leurs biens.
L’autre série insistait pour qu’ils soient
liuidés dans le secret, de préférence loin des appareils de
photos de diplomates américains indiscrets (l’Amérique était
neutre jusqu’à 1917) et d’officiers allemands alliés de l’armée
turque. Les Nazis racontaient à leurs victimes juives qu’ils
allaient être « réinstallés » dans des pays de l’est, et non
gazés. Ils ont aussi essayé d’effacer les traces des chambres à
gaz de Treblinka avant l’arrivée de l’Armée rouge. Mais les «
doubles » instructions envoyées par Talat et ses génocidaires
démontrent que la prétendue réinstallation avait été conçue
avant même que le génocide soit commencé. Certains jeunes
officiers allemands qui furent témoins des tueries de 1915 se
retrouvèrent 26 ans plus tard en Union soviétique, supervisant
le massacre des Juifs.
Et voici (avec l’autorisation de
l’historien Taner Akçam) le court récit d’un Arménien témoin de
la destruction de son peuple, qui pourrait, si les identités et
les noms de lieux étaient changés en Ukraine ou en Belarus,
avoir été écrit au cours de la Seconde guerre mondiale : « afin
d’éliminer les derniers Arméniens déportés... entre Alep et Deyr-i
ZOr (sic) qui avaient pu survivre... Hakki Bey... a expulsé tous
les déportés tout au long de l’Euphrate, depuis Alep... Près de
trois cents jeunes hommes et adolescents... des survivants du
camp Haman, ont été poussés en direction du sud en un convoi
spécial... des récits dignes de foi les concernant nous sont
parvenus, apprenant qu’ils avaient été tués à Rakka (sic)...
Ailleurs, on a appris en termes non ambigus que dans la région
de Samiye, trois cents enfants avaient été jetés dans le trou
d’un puits naturel, qu’on y avait versé de l’essence et mis le
feu, et que les enfants avaient été brulés vifs ».
C’est là que réside la véritable hypocrisie
de cette histoire : le gouvernement israélien, à ce point
indigné par la négation de l’Holocauste des Juifs par la
Pologne, refuse de reconnaître l’Holocauste des Arméniens.
Shimon Peres en personne a dit : « nous rejetons les tentatives
de créer des similitudes entre l’Holocauste (des Juifs) et les
allégations arméniennes. Rien de semblable à l’Holocauste ne
s’est produit. Ce que les Arméniens ont subi est une tragédie,
non un génocide ».
Les Américains, je dois ajouter - Trump y
compris, naturellement - ont été tout aussi lamentables, avec
leur refus de reconnaître la vérité arménienne. Mais, de façon
surprenante, pas la Pologne. Parce qu’il y a treize ans, le
parlement polonais a voté une loi faisant spécifiquement
référence au « Génocide des Arméniens ». Le président du
parlement polonais, Wlodzimizerz Cimoszewicz, avait dit à ce
moment-là que le Génocide des Arméniens avait effectivement eu
lieu, que la responsabilité en incombait aux Turcs, et que les
documents turcs - non encore ceux révélés par Taner Akçam, «
confirmaient » cela.
Ainsi, nous y sommes. La Pologne punit
quiconque parle de la participation polonaise à l’Holocauste des
Juifs, mais accepte l’Holocauste des Arméniens. Israël soutient
que tous doivent reconnaître l’Holocauste des Juifs - et la
culpabilité périphérique de la Pologne - mais ne veut pas
reconnaître l’holocauste des Arméniens.
Heureusement, des chercheurs israéliens
comme Israel Charny le font. Et heureusement, des Turcs comme
Taner Akçam l’acceptent. Mais combien de fois les morts
doivent-ils encore mourir pour que les nations acceptent les
faits historiques ?
Par Robert Fisk
Publié le 22 février 2018
USArmenian Life Magazine n° 1613
Traduction Gilbert Béguian
pour Armenews et Imprescriptible |