Les massacres hamidiens, prémices du génocide
des Arméniens
Élisée Reclus
et le génocide arménien
Le
géographe Élisée Reclus (1830-1905) est l’un
des premiers, sinon le premier, à avoir
cartographié le génocide des Arméniens.
Comme quoi, la cartographie thématique et sa
représentation d’événements géopolitiques
existaient déjà un siècle avant aujourd’hui.
Par Philippe Pelletier
(*)
Cette carte, à l’échelle 1 :
7 500 000, se trouve dans le volume V de son
dernier ouvrage, L’Homme et la Terre (1905).
Intitulée « Lieux de massacres des Arméniens »,
elle repère les différents « lieux d’égorgement
ou de lutte » qui eurent lieu d’août 1894 à
novembre 1896 à l’est de l’Anatolie. Il y
ajoute, en légende, les sites de Constantinople
et d’Ezeroum, précisant que « de 1896 à 1904,
les tueries n’ont point cessé, mais elles ont
été moins systématiques ».
Élisée Reclus, qui décède en 1905, n’a donc pu
voir leur reprise en 1915-1916. Mais, en ces
temps de commémoration du génocide arménien, il
n’est pas inutile de voir quelle analyse il en
faisait de ses prémisses.
L’oppression en cascade des peuples
Son souci est de montrer l’emboîtement complexe
des peuples sur une même région, celle qui est
située entre le Caucase et l’Anatolie
(Arméniens, Kurdes, Turcs, Géorgiens…), et sa
surdétermination par ce qu’il appelle des «
puissances », ou encore des « empires » -ottoman
et russe - de surcroît surveillés par des États
encore plus puissants.
Le jeu de « bascule politique » (t. V, p. 479)
est particulièrement net en ce qui concerne
l’empire ottoman. Celui-ci passe en effet, à la
fin du XIXe siècle, d’une quasi-allégeance avec
le Royaume-Uni à une quasi-alliance avec la
Russie, laquelle est en train d’affirmer sa
présence en Transcaucasie. Il résulte du
règlement des rapports de force internationaux,
notamment du « Congrès de Berlin » (1885) qui,
selon Reclus, instaure une « nouvelle politique
mondiale ». Du coup, le peuple arménien est
comme pris en étau entre les deux forces
ottomanes et russes sous le regard britannique.
Le sultanat profite de l’accord tacite des
Russes et du détournement du regard des
Britanniques pour engager le massacre des
Arméniens dont il craint les revendications
d’indépendance. « En réalité, la Turquie (…) ne
s’appartient pas à elle-même ; elle est la chose
de ce que l’on appelle le concert européen“ (…). Si
le sultan est le maître redoutable, c’est parce
qu’on veut bien lui permettre de l’être, et
vraiment les gouvernements d’Europe sont fort
larges dans leurs autorisations » (t. V, p.
385).
Quant à l’intérêt de la Russie, c’est de se «
débarrasser sa frontière transcaucasienne d’un
peuple à tendances indépendantes, presque
républicaines, associé par nombre de ses jeunes
hommes aux groupes redoutables des étudiants
russes ? La complicité de la politique moscovite
est d’autant plus grave que, jusqu’à 1882, sous
le prétexte d’une communauté de religion, la
pratique constante des tzars avait été de
s’appuyer sur les Arméniens pour se ménager des
intelligences dans l’empire turc » (t. V, p.
387-388).
Comme d’autres puissances, la technique de
l’empire ottoman est de dresser les peuples les
uns contre les autres. « Les passions des Kurdes
ont été soulevées contre leurs voisins
d’Arménie, de même en Europe, les Albanais, les
Tcherkesses expulsés des hautes vallées du
Caucase, les Grecs ont été lancés contre les
Bulgares et les Serbes ; l’équilibre politique
se maintient par la haine réciproque » (t. V, p.
389).
L’exclusion et la discrimination avant les
massacres
Élisée Reclus souligne que les massacres des
Arméniens vont de pair avec une politique
d’exclusion socio-culturelle, à commencer par
Istanbul où ils sont nombreux, et qui passe
notamment par une interdiction de la langue.
Elle s’ajoute aux habituelles mesures
économiques déjà prises contre « tous les autres
peuples de la Turquie, ce pays de caprice et
d’oppression barbare, et, comme les Grecs et les
Raya de toute origine, [les Arméniens] avaient
été soumis aux “mangeries“, c’est-à-dire aux
exactions de toute espèce, aux impôts forcés,
aux contributions ordinaires et extraordinaires,
aux corvées et aux tailles » (t. V, p. 479).
Les émissaires russes soufflent au sultan que,
parmi les jeunes Arméniens « sortis des
universités étrangères, Genève, Zürich, Paris,
plusieurs étaient socialistes, anarchistes même,
et [qu’ils] publiaient des brochures de
propagande où l’on s’attaquait directement à son
autorité. La Russie, qui se méfiait déjà de
l’intelligentsia arménienne, de l’esprit de
liberté qui germe dans ce peuple opprimé, n’eut
pas de peine à trouver un complice en suspicion
et en persécution » (t. V, p. 480-481).
« Désormais nul Arménien ne trouva plus grâce
devant le maître, et ses courtisans surent qu’il
justifierait tous les crimes d’extorsion, même
les assassinats en masse » (t. V, p. 481-482).
Pour résumer, « ainsi que l’a dit un homme
d’État, “le gouvernement de Stamboul tenta de
supprimer la question arménienne en supprimant
les Arméniens eux-mêmes“ » (t. V, p. 479).
Description des massacres
Élisée Reclus décrit minutieusement « les
massacres » des Arméniens par les forces
ottomanes. Il ne parle évidemment pas de «
génocide », puisque, comme le souligne le
géographe Stéphane Rosière, ce néologisme a été
forgé en 1944 par un juriste américain d’origine
polonaise, Raphaêl Lemkin . Mais il livre déjà
ce qui en seront les principales
caractéristiques : « assassinats en masse », «
méthode qui témoigne de la volonté froide de
l’ordonnateur des assassinats », « écrasement
fait d’une manière méthodique », intervention de
« bouchers » et de « bourreaux »…
Il souligne la condition de son exécution,
condition toujours actuelle : la « complicité
tacite » (t. V, p. 387), l’intérêt des grandes
puissances, « l’assistance complaisante à ces
horreurs » (t. V, p. 284). Il en annonce aussi
l’une des conséquences : l’émigration massive.
Il s’interroge enfin, anticipant les débats
concernant la Shoah ou d’autres génocides, sur
le nombre de victimes, en posant déjà les
problèmes de distorsion ou de dénégation qu’une
telle question peut entraîner. Il évoque ainsi
plusieurs chiffrages pour la période allant de
1894 à 1896, notamment « de trois à cinq cent
mille » (p. 385). Il cherche pour cela à
s’appuyer sur plusieurs auteurs (Pierre
Quillard, Victor Bérard, Lepsius…) et plusieurs
rapports (« les missionnaires, les consuls et
les négociants européen »).
Au total, « les massacres d’Arménie, trop
savamment organisés pour qu’on y vît le résultat
de soulèvements populaires et de guerre entre
races, furent, de toutes les abominations
modernes, celles peut-être qui représentent le
plus gros amas de crimes » (t. V, p. 385).
L’attachement aux peuples opprimés
Manifestement, et vu également des très
nombreuses références qu’il en donne dans ses
six volumes de L’Homme et la Terre, Élisée
Reclus éprouve de l’affection pour les
Arméniens, dont il a peut-être rencontré
quelques membres lors de son voyage en Turquie,
et pour l’Arménie, qu’il n’a cependant pas
visitée. Ce géographe anarchiste connaît aussi
personnellement des figures libertaires de cette
région, comme le Géorgien Warlaam Tcherkesoff
(1846-1921), qui lui livre d’ailleurs des
informations inédites, ou l’Arménien Alexander
Atabakian (1868-1934), symbole du mouvement
anarchiste arménien naissant. Il les a
d’ailleurs rencontrés en Confédération
helvétique, lors de leur exil à tous les trois.
Ce sont tous des héritiers du fédéralisme
bakouninien qu’ils considèrent comme la solution
pour une concorde entre les peuples.
Reclus salue chez le peuple arménien « l’élément
intellectuel fortement représenté chez eux » (t.
I, p. 477), son « instruction supérieure », sa «
souplesse naturelle » (t. V, p. 479) et sa «
conscience de sa force » (t. V, p. 481).
Rappelons que, pour autant, il ne le considère
pas comme supérieur à d’autres, et il reproche
aux prêtres arméniens de « n’être que de simples
valets d’église chargés d’entraîner de force les
Grégoriens dans le giron de l’orthodoxie » (t.
V, p. 478).
Les qualités que Reclus trouve aux Arméniens ne
sont pas intrinsèques. Elles résultent d’une
riche géographie (« contraste de la nature sur
mille points », t. I, p. 477) et d’une histoire
tourmentée. C’est d’ailleurs celle-ci qui les
rapproche d’autres peuples. Reclus compare ainsi
leur persécution à celle des « protestants »
après la révocation de l’édit de Nantes ou celle
des « Juifs », à toutes ces populations bannies
qui doivent « s’ingénier pour vivre, développer
leur initiative, inventer de nouveaux procédés…
» (t. IV, p. 494).
La mort violente
Annonçant presque le génocide des Arméniens, il
s’inquiète de leur sort en évoquant la «
suppression » de « certaines nations » comme les
Tasmaniens, dont il dit que « c’est la mort
violente, comme celle qu’ont à subir aujourd’hui
les Arméniens » (t. I, p. 348).
Bref, pour le géographe anarchiste, « les
massacres d’Arménie, trop savamment organisés
pour qu’on y vît le résultat de soulèvements
populaires et de guerre entre races, furent, de
toutes les abominations modernes, celles
peut-être qui représentent le plus gros amas de
crimes » (t. V, p. 385).
Outre le fait de pointer la machinerie étatique
des massacres, c’est l’un des mérites de Reclus
que de dé-nationaliser, en quelque sorte, la «
question arménienne » en montrant qu’elle
concerne d’autres peuples et qu’elle est
conditionnée par les rapports de force mondiaux.
Toute comparaison avec ce qu’il se passe de nos
jours n’est pas fortuite. Et son souhait — « le
salut ne peut être que dans l’entente entre les
différents peuples soumis » — ne resterait-il
pas d’actualité ?
(*) Publié
dans Libération le 26 avril 2015.
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