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Pourquoi prive-t-on les Arméniens de leur droit à la mémoire ?
Par Elie Wiesel
Ecrivain - Prix Nobel de la Paix.
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Article paru dans
ELLE le 27 décembre 2004
Décédé le 2 juillet 2016 (à 87 ans) |
Le génocide des Arméniens de Turquie en 1915 n’a jamais été reconnu par
le gouvernement d’Ankara. Cette question resurgit dans l’actualité alors
qu’on débat de l’entrée de la Turquie dans l’Europe.
« On dirait des images d’enfer ? Familles déracinées, hommes et femmes
massacrés sur les routes. Le désespoir nu au niveau de l’absolu. Voilà
un chapitre de l’histoire que de nombreux gouvernements turcs ont essayé
d’occulter, empêchant ainsi plusieurs générations d’en connaître
l’horreur . La grande tragédie du peuple arménien en 1915, je l’ai
apprise après la Libération, en lisant le roman historique de Frantz
Werfel « Les 40 Jours du Musa Dagh », chef d’œuvre de sensibilité et de
vérité, où se reflète la mémoire collective de souffrance et de
résistance de tout un peuple qui s’acharne à vouloir rester fidèle à son
passé.
Depuis, j’ai rencontré en Amérique quelques vieux survivants de ces
massacres, ainsi que leurs enfants ou petits-enfants. Parfois je partage
leurs souvenirs avec mes élèves à l’Université de Boston. Bouleversés
par l’ampleur de l’épreuve, ils exigent qu’on leur explique le silence,
qui, un peu partout, la recouvre pour ne pas déplaire à la Turquie dont
l’attitude officielle est effarante, sinon scandaleuse . Pourquoi cet
entêtement d’Ankara à carrément nier ce que les « Jeunes Turcs » ont
infligé aux Arméniens ? A l’époque, Journalistes et diplomates, venus
d’Amérique et d’Europe, ont tous témoigné de ce qu’ils avaient vu et
observé autour d’eux. Il suffit de lire les reportages des uns et les
rapports officiels des autres pour se convaincre de la véracité de leurs
écrits. Leurs accusations paraissent indéniablement fondées ; mais pas
aux yeux des officiels turcs Les travaux d’historiens sérieux sont pour
eux un mélange de fausses rumeurs, de diffamations alimentant dans le
monde une campagne anti-turque et rien d’autre.
A plusieurs reprises j’avais tenté de les raisonner. Je leur disais ce
que je pensais de leur obstination qui ne peut que nuire à leur intérêt
national. La politique n’a rien à y voir. Le problème est d’ordre moral.
Pourquoi et de quel droit prive-t-on les Arméniens de leur droit à la
mémoire ? Ne pas savoir y répondre est une chose, ne pas la poser en est
une autre. Ces héritiers gardiens de la mémoire arménienne ne réclament
pas de dédommagement, ni le retour de leur foyer et de leurs biens. Ils
ne prêchent pas la haine et sûrement plus la violence, tout ce qu’ils
veulent, tout ce dont ils rêvent, c’est de pouvoir se dire et dire, ce
que leurs ancêtres, en pleine guerre ont souffert des générations
auparavant.. Où est le mal ? où est le danger là-dedans ? Dois-je le
répéter ? je ne crois pas en la culpabilité collective. Seuls ceux qui
ont torturé, affamé, et tué leurs victimes innocentes sont coupables.
Leurs descendants ne le sont pas. Mais ceux-ci ne doivent pas trahir
leur passé commun. Là est leur responsabilité et leur honneur. Et les
nôtres aussi. |