Le génocide arménien ; exposé par Vincent
Duclert
Propos recueillis par Jérôme Gautheret
29.12.2011
Qui
est Vincent Duclert
?
Professeur
à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Vincent
Duclert est notamment spécialiste de l’affaire Dreyfus. Son travail
sur les mobilisations intellectuelles l’a amené à s’intéresser à la
question du génocide arménien, et au-delà, à la vie intellectuelle en
Turquie. Il a notamment publié un ouvrage sur les engagements
intellectuels turcs dans les années 2000, L’Europe a-t-elle besoin des
intellectuels turcs ? (Armand Colin, 2010) à travers l’étude de
plusieurs pétitions emblématiques de l’évolution de la société turque,
notamment celle du 15 décembre 2008 de demande de pardon aux Arméniens
pour la “grande catastrophe“ de 1915. La traduction de ce livre devait
être publiée en Turquie par l’éditeur Ragip Zarakolu, mais celui-ci a
été arrêté comme “terroriste“ le 29 octobre et ses manuscrits saisis.
Vincent Duclert a co-fondé avec Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves
Deloye, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan le Groupe international de
travail (GIT) “Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie“
( www.gitfrance.fr
www.gitinitiative.com)
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L'extermination
| la mémoire et l’oubli |
le négationnisme d’Etat turc
Le génocide de 1915 a été précédé par une autre vague de massacres,
vingt ans plus tôt. En 2006, vous avez édité un discours prononcé par
Jean Jaurès à la Chambre des députés le 3 décembre 1896, alors que des
massacres faisaient rage dans l’Empire ottoman (Il faut sauver les
Arméniens, Mille et une nuits). Le dirigeant socialiste soulignait que
les tueries s’accompagnaient de la volonté de dissimuler ce qui était
en train de se produire. En quoi était-ce inédit ?
La volonté de dissimulation des massacres au XIXe siècle, notamment
ceux commis par les Turcs contre les Grecs dans la guerre
d’indépendance (1822-1830), est récurrente. Mais le fait nouveau ici
est le caractère organisé de cette dissimulation. Le pouvoir du sultan
Abdulhamid II (1876-1909) en vient à payer la presse européenne pour
qu’elle ne parle pas de ces massacres. C’est ce que dénonce aussi
Jaurès à la tribune.
Comment caractériseriez-vous les massacres de 1894-1896 ?
Plus de 200 000 personnes ont été massacrées, mais à cela s’ajoute un
processus de spoliation, et même d’humiliation de tout un peuple, qui
accélère un phénomène déjà ancien. Or, la dégradation collective et
individuelle favorise la réalisation des génocides : plus une
population est bien intégrée, moins il est facile de la faire
disparaître. Les grands massacres de 1894-1896 rendent possible le
génocide de 1915. Ils sont aussi pré-génocidaires dans la manière dont
la mort est administrée.
Il y a eu un acharnement sur les corps, une volonté de destruction des
familles et des communautés, une cruauté exceptionnelle dans la mise à
mort des personnes. Dans les régions d’Anatolie où les Arméniens,
parfois, étaient majoritaires (la Grande Arménie), les tueries sont
perpétrées par des populations musulmanes et par des régiments “hamidiés“,
une cavalerie kurde placée sous l’autorité du sultan.
A
Constantinople, c’est le petit peuple arménien, celui qui travaille
par exemple dans le bazar, qui est massacré. Des stocks de gourdins,
un instrument redoutable pour briser les crânes, avaient été
auparavant écoulés dans toute la ville. Il faut se souvenir qu’au
Rwanda, avant le déclenchement du génocide de 1994, des importations
massives de machettes avaient été réalisées... Lorsque les Arméniens
protestent contre les tueries, leurs manifestations sont décimées par
la même violence, avec ou sans l’aide des forces armées.
Comment et pourquoi ces massacres pré-génocidaires s’arrêtent-ils ?
D’abord, le sultan estime qu’il est arrivé à ses fins, notamment la
réduction du pourcentage d’Arméniens en Anatolie. Et puis les
pressions internationales, celle du gouvernement anglais et,
finalement, celle du gouvernement français (la pression de Jaurès et
des intellectuels a fini par payer) commencent à agir. Mais si les
massacres s’arrêtent, la persécution continue. Des Arméniens prennent
le chemin de l’exil. Et un nouveau massacre pré-génocidaire
s’accomplit en 1909 à Adana et en Cilicie, impliquant cette fois la
responsabilité du nouveau régime jeune-turc qui a mis fin à la
tyrannie du “sultan rouge“ Abdulhamid II.
Peut-on dire que c’est l’effondrement de l’Empire ottoman qui produit
le génocide ?
La perte progressive des territoires européens, au XIXe siècle, et les
prétentions russes dans le Caucase, font peu à peu basculer l’Empire,
jusque-là fondé sur une coexistence relativement pacifique entre les
communautés, dans l’ultra-nationalisme. Or la modernisation de
l’Empire est venue profondément de cet ancrage européen. C’est là que
s’est développé le mouvement Jeune-Turc. Le sentiment d’un Empire
assiégé, menacé en Europe et dans le Caucase, nourrit une rhétorique
sur l’ennemi intérieur. Au final, les Arméniens, qui passaient pour la
minorité la plus fidèle, deviennent désignés comme des traîtres en
puissance parce qu’ils constituent la minorité la plus nombreuse.
Les Grecs sont vus comme moins menaçants : ils ont leur pays. Les
Arméniens, eux, n’ont pas de foyer national. On les accuse d’être les
agents des puissances européennes qui se disputent le contrôle des
ressources de l’Empire ottoman... Dans le même temps, avec les pertes
de territoires, des milliers de musulmans chassés d’Europe
s’implantent au cœur de l’Anatolie. Ils y transportent leur
humiliation, leur haine du Chrétien, de l’Européen, et y transfèrent
les pratiques de violence extrême produites par les guerres
balkaniques. Ces populations seront très sensibles à la propagande
ultra-nationaliste et anti-chrétienne de l’Empire ottoman finissant.
Peu à peu s’impose l’idée que l’Empire doit se ressourcer dans sa
nature turque. Ce mouvement s’accompagne d’un racialisme qui fait des
chrétiens, notamment les Arméniens, un danger mortel pour cette
“turcité“ proclamée.
Mais la réponse nationaliste n’est pas la seule : le déclin de
l’Empire ottoman suscite aussi une réponse libérale de la part des
Jeunes-Turcs, qui se diviseront ensuite entre libéraux et
nationalistes (dits “unionistes“). C’est ce dernier courant qui
triomphe à partir de 1909 puis à la veille de la Première Guerre
mondiale.
Les massacres de 1894-1896 sont dénoncés très fortement à l’étranger.
Mais qu’en est-il à l’intérieur de la Turquie ?
Le sultan Abdulhamid nie ces massacres, mais les réseaux diplomatiques
européens, et le maillage des écoles missionnaires, notamment
anglaises et américaines, recueillent et diffusent l’information.
L’élite jeune-turque se renforce contre la tyrannie hamidienne. Les
leaders arméniens contribuent fortement à cette opposition libérale.
Y
a-t-il parallèlement une revendication indépendantiste arménienne ?
Pour les Arméniens, la révolution des Jeunes-Turcs, en 1908-1909, va
représenter un grand espoir. La liberté allait être apportée à
l’Empire ottoman ; ils vont en conséquence se battre pour elle. C’est
d’ailleurs une des autres raisons qui feront d’eux une cible
prioritaire de la dictature unioniste à travers le génocide. Qu’il y
ait eu dans certains groupes ou partis des revendications
d’indépendance nationale, c’est vrai. Mais l’essentiel du mouvement
arménien se projette dans une modernisation et une démocratisation en
profondeur de l’Empire.
Pourquoi les événements de 1915 seront-ils si différents ?
D’abord on a affaire à un nouveau pouvoir, la dictature des membres du
Comité Union et Progrès, qui ont pris le pouvoir en 1913 après
l’effondrement des guerres balkaniques. Cette faction liée à
l’Allemagne, globalement favorable à la guerre, est traversée par des
conceptions racialistes et pan-turquistes.
La défaite contre l’armée tsariste à Sarikamish, dans le Caucase, en
janvier 1915, précipite la décision de déporter les Arméniens aux fins
d’extermination. Officiellement, il faut les éloigner du front pour
éviter qu’ils ne jouent le rôle de cinquième colonne. Mais l’argument
ne tient pas : les Arméniens restent fidèles à l’Empire, ils
combattent loyalement dans l’armée ottomane. La première des tâches du
gouvernement unioniste sera d’éliminer ces officiers et soldats
arméniens loyaux, affaiblissent d’autant une armée ottomane en pleine
retraite.
La date habituellement retenue pour dater le commencement du génocide
est le 24 avril 1915, jour d’une grande rafle de notables et
d’intellectuels à Constantinople. Mais les persécutions ont débuté
plus de vingt ans plus tôt, comme on l’a vu. Il faut envisager le
génocide arménien comme un continuum de persécutions, de spoliations
et de massacres.
En 1915, les procédures d’élimination sont différentes et l’intention
génocidaire est clairement constituée : les Arméniens des centres
urbains (sauf ceux de Constantinople, finalement préservés après la
grande rafle du 24 avril parce qu’indirectement protégés par les
ambassades et autres communautés étrangères), sont éloignés pour
éviter que des grands massacres dans les villes n’entraînent des
désordres, et ne se produisent sous les yeux des consuls et
diplomates, autant de témoins oculaires.
Sans les déplacements de population, il aurait été difficile de
construire une interprétation de l’histoire selon laquelle
l’extermination n’a pas eu lieu. Sur les routes d’Anatolie,
l’extermination est rationnalisée et “peu coûteuse“ : elle se fait
sans témoins ni dégâts socio-économiques. Coordonnés par
l’Organisation spéciale (OS), sorte d’Etat dans l’Etat - police
politique et administration de la terreur -, les massacres seront
réalisés par certaines populations locales, surtout kurdes, par des
bandits de droit commun au service de l’OS, et aussi par les
détachements réguliers, avec plus ou moins de zèle. De nombreux
orphelins seront récupérés par les gendarmes.
L’extermination se fait par l’assassinat massif, la faim et la soif,
la noyade. Les témoignages insistent particulièrement sur les viols,
mutilations et massacres de femmes, d’enfants et de nouveaux-nés
commis par les génocidaires. Les survivants qui arrivent dans le
désert de Syrie sont précipités vivants dans des grottes, quand
d’autres trouvent finalement refuge en Cilicie, ou au Dersim, ou
encore à Alep, là où l’écrivain juif autrichien Franz Werfel
découvrira des orphelins misérables et décidera d’écrire Les Quarante
jours de Musa Dagh (1933).
Que se passe-t-il alors, hors de l’Empire ?
Les Alliés, ennemis de l’Empire ottoman, ont tout intérêt à révéler
les preuves de cette extermination. Mais elle est aussi dénoncée par
des sources plus indépendantes, comme certains missionnaires
allemands, et par le travail des Américains, notamment l’ambassadeur à
Constantinople, Henry Morgenthau, qui fait un travail exceptionnel
pour alerter son gouvernement et l’opinion publique. En France,
certains parlementaires comme Marcel Cachin se mobilisent. Mais on est
en situation de guerre totale en Europe, la barbarie est générale, et
la tragédie arménienne reste au second plan.
Comment le génocide cesse-t-il ?
Contrairement aux grands massacres de 1894-1896, le génocide ne
s’arrête pas. On estime qu’il y avait 1,5 million d’Arméniens dans
l’Empire en 1896, puis 1,3 million en 1915, à la veille du génocide,
qui a lui-même fait environ 900 000 morts. Le moment central est
1915-1916, mais jusqu’à la fin de la guerre, la machine est en action
et des “génocides miniatures“, selon l’expression de l’historien
Vahakn Dadrian, se produisent - dans le Caucase notamment.
Comment la mémoire du génocide se structure-t-elle en Turquie ?
Les principaux responsables s’enfuient en Allemagne à l’automne 1918
au moment de l’effondrement de l’Empire ottoman. S’installe un
gouvernement issu de l’Entente libérale. Ses membres sont décidés à
juger les responsables du génocide. Des déclarations très fortes sont
posées, et des procès sont lancés. Mais cette phase de justice sera
mise en échec après l’isolement progressif des libéraux face à la
croisade nationaliste de Mustapha Kemal.
A
l’origine, le fondateur de la Turquie nouvelle s’était montré très
sévère pour les responsables de la défaite et du génocide, jugeant
qu’une position claire sur le sujet pourrait permettre une paix
honorable. Puis sa position évolue, parce qu’il a besoin de cadres
pour son nouveau pouvoir, et parce que les prétentions territoriales
des Alliés menacent la souveraineté nationale. La conquête de Smyrne
par les Grecs est un point de non-retour. Dès lors, l’objectif de
juger des responsables unionistes du génocide est abandonné.
S’ajoutent à cela les représailles commises par les Arméniens contre
les Turcs sur le front russe, point de départ de la thèse de certains
négationnistes d’un génocide contre les Turcs perpétré par les
Arméniens...
Comment le dispositif négationniste se met-il en place ?
Globalement, la cause des survivants arméniens disparaît de l’agenda
kémaliste, au point que l’idée même de reconnaissance de l’ampleur des
massacres devient un danger pour la future République. Certains
députés en viennent à les justifier, comme Hasan Fehmi en 1919 : “Ce
qui a été fait l’a été pour assurer l’avenir de notre patrie, qui est
à nos yeux plus sacrée que notre vie même.“ Mustafa Kemal se rangea à
la thèse du risque de corruption du pays par les Arméniens survivants,
comme le démontra l’historien turc Taner Akçam (Un acte honteux. Le
génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël,
2008).
A
ce moment-là, donc, il n’y a pas de négation...
Non, effectivement. L’heure est à la justification. Plus tard, les
kémalistes en viendront à reprendre une partie des arguments des
génocidaires : les Arméniens sont un danger pour la nation, et le
sujet du génocide serait un des arguments que font peser les
vainqueurs de la Première Guerre mondiale sur les vaincus ottomans
dans la négociation des traités. Le génocide est à la fois nié comme
génocide et justifié comme un massacre nécessaire en situation de
péril national. Pour les Turcs, les Alliés instrumentalisent le passé,
dans le but de fragiliser l’existence même de la nation turque.
Trois ans après le traité de Sèvres qui prévoyait un Etat arménien
(avec un mandat d’exécution confié aux Etats-Unis), le traité de
Lausanne (1923) entérine l’existence de la Turquie actuelle, née de la
guerre de libération nationale menée par Mustafa Kemal. La délégation
arménienne ne pourra pas siéger et l’Arménie n’est même pas
mentionnée. De plus, tous les crimes commis entre le début de la
première guerre mondiale et le 20 novembre 1922 sont amnistiés.
Quelques orateurs évoquent bien le déni de civilisation qu’a été le
massacre des Arméniens, mais il apparaît comme essentiel aux Alliés
comme aux Turcs de tourner la page. Les Occidentaux, au départ
mobilisés pour juger les responsables, considèrent vite que leur
objectif est plutôt de protéger les détroits que de défendre la
mémoire et les droits d’une minorité quasiment disparue.
Pour les kémalistes, le succès est total, d’autant qu’ils peuvent
installer le nouvel Etat-nation dans une Anatolie vidée de ses
minorités. La “turcification“ peut s’opérer, avec l’appui d’une
bourgeoisie enrichie par la spoliation des biens arméniens. Les droits
des minorités sont très encadrés. Celles-ci feront plus tard l’objet
de violentes campagnes d’opinion et de persécution d’Etat : les juifs
durant la seconde guerre mondiale ; les Grecs, avec notamment les
pogroms de 1955 déclenchés par l’attentat (une provocation des
services secrets turcs) contre la maison natale de Mustafa Kemal à
Salonique ; mais aussi les alévis ou en 1937, les Kurdes du Dersim où
s’étaient réfugiés des survivants arméniens : ils n’échapperont pas
cette fois à l’extermination.
Qu’en est-il, maintenant, de la situation à l’extérieur de la
Turquie ?
La France a accueilli une part importante des survivants du génocide à
condition toutefois qu’ils s’intègrent et qu’ils fassent oublier leurs
origines “orientales“... On peut dire que pendant
l’entre-deux-guerres, la mémoire du génocide est faible. Beaucoup
d’Arméniens, comme une partie de la gauche française, se passionnent
aussi pour l’aventure de la petite Arménie soviétique.
Certains événements, pourtant, marquent les esprits. Ainsi du procès,
à Berlin, de Soghomon Tehlirian, qui avait assassiné le 15 mars 1921
Talaat Pacha, ministre de l’intérieur des Jeunes-Turcs. Ce jeune
survivant des massacres, qui n’a jamais nié son acte, sera acquitté.
Les attendus du jugement, mettant en lumière toute l’horreur des
massacres, serviront au juriste américain Raphael Lemkin, inventeur du
néologisme et du concept de “génocide“, dans son travail de définition
appliqué au génocide juif.
Mais au milieu des violences de l’entre-deux-guerres, la tragédie de
1915 n’est pas perçue dans sa singularité génocidaire. C’est la
définition du crime contre l’humanité, à Nuremberg, en 1945, qui va
rétroactivement questionner le passé arménien.
Quand les communautés arméniennes se saisissent-elles de la mémoire du
génocide et commencent-elles à en revendiquer la reconnaissance ?
Pas avant les années 1970. En 1975, le normalien Jean-Marie Carzou
fait paraître le premier livre sur le sujet, chez
Flammarion : "Un génocide exemplaire" aura un énorme impact et
contribuera à réveiller cette mémoire.
Les années 1960 ne sont pas du tout propices à l’ouverture du dossier.
En France, le régime kémaliste, qui a beaucoup emprunté à
l’organisation de l’Etat français, est très bien perçu : on insiste
sur la modernité de l’Etat-nation, la laïcité qui est pourtant bien
différente du modèle français... Le général de Gaulle fait un voyage
triomphal à Ankara en octobre 1968. La Turquie est membre de l’OTAN.
Les biographies hagiographiques d’Atatürk se succèdent tandis que la
recherche sur la fin de l’Empire ottoman reste très faible. Par
ailleurs, l’époque n’est pas encore à la prise en compte des mémoires
collectives et individuelles.
Qu’est-ce qui provoquera ce basculement ?
C’est avant tout le révisionnisme turc, et les injures répétées contre
l’histoire des Arméniens. Les idées qu’il y a eu des massacres, mais
dans une situation de guerre qui les justifiait, ou du moins les
expliquait, ou qu’il y a eu au contraire un génocide des Turcs par les
Arméniens, sont déployées par l’historiographie officielle turque, par
l’Etat, notamment les diplomates, et par toute une série
d’associations aux ordres. Elles relèvent d’un monopole de l’histoire,
qui fonctionne comme un instrument de contrôle social et idéologique.
La sociologue Büsra Ersanli, qui a étudié cette fabrique de l’histoire
officielle dans sa thèse, est aujourd’hui en prison...
Il faut voir que la place de l’histoire dans la construction de
l’Etat-nation turc est essentielle. Kemal lui-même se veut
historiographe national. En octobre 1927, il prononce devant la Grande
Assemblée un discours de 36 heures 30 retraçant l’histoire des Turcs
depuis la préhistoire... Cela relève du dogme et tout manquement à ce
dogme est pénalisé par une série de dispositifs judiciaires encore en
vigueur. Et lorsque ceux-ci ne suffisent pas, l’incrimination de
“terrorisme“ est mobilisée, instrument redoutable dans un pays qui
fait effectivement face à la rébellion armée du PKK kurde.
Ne peut-on pas dire, en caricaturant, que cette conception de
l’histoire comme vérité officielle a quelque chose de très français ?
Oui, mais l’immense différence est que si le président de la
République se veut, d’une certaine manière, l’historiographe français,
ses déclarations sont sous la surveillance intellectuelle et
scientifique des historiens - lesquels ne risquent pas la prison pour
des faits de recherche ou de controverse. Les politiques sont même
durement critiqués lorsqu’ils sont tentés d’écrire une histoire
officielle. Il suffit de voir ce qu’il reste de projet de Maison de
l’histoire de France... Ou bien d’observer le débat, très vif, sur les
lois mémorielles. Le discours officiel en France n’est pas un discours
unique. En Turquie, c’est toujours le cas.
Comment la recherche sur le génocide arménien avance-t-elle, malgré
tout, en Turquie ?
Il y a une élite intellectuelle de très grande qualité, qui a compris
qu’il y avait un devoir à la fois scientifique et civique de se saisir
du refoulé, d’envisager les questions interdites : le génocide
arménien, la nature de l’Etat kémaliste, présenté en Turquie comme le
modèle indépassable alors qu’il s’apparente aussi à des formes de
dictature, la guerre contre les Kurdes, la situation de l’“Etat
profond“, le pouvoir militaire, les réseaux religieux...
Ils veulent ouvrir ces dossiers, et sont prêts à prendre des risques
considérables : Taner Akçam a été emprisonné, avant de devoir
s’exiler ; Hrant Dink, qui lui aussi a mené un travail très important
avec sa revue bilingue arméno-turque, a été assassiné en 2007 dans un
contexte de chasse à l’homme. Hrant Dink a été visé parce que ses
travaux tendaient à rappeler combien la société turque est en réalité
mélangée, complexe, et que c’est la prise en compte de ce tissage -
souvent tragique - qui permettrait de faire la paix avec le passé et
de préparer l’avenir. Et puis il n’y a pas que les problèmes ethniques
et religieux, il y a la place du genre, des femmes, des homosexuels...
Pour le gouvernement turc, le fait que des universitaires se décident
à étudier ces pans du passé constitue une menace pour l’intégrité de
la nation, pour la mémoire de Mustafa Kemal. Ils ne peuvent plus
incriminer un complot de l’étranger, même s’ils essaient par tous les
moyens de discréditer ces recherches et d’imposer le silence aux
chercheurs, y compris en recourant à l’emprisonnement et aux procès
arbitraires. Il est certain que le vote de la loi va rendre encore
plus difficile leur travail en les faisant passer, encore davantage,
pour des ennemis intérieurs.
Comment les intellectuels turcs peuvent-ils se tirer du piège dans
lequel la loi votée par l’Assemblée française le 22 décembre les
place : soutenir la loi, au risque de passer pour ennemis de la
nation, ou la rejeter, au risque de devoir s’allier à ceux qui nient
le génocide ?
Lorsqu’il y avait eu la première tentative française de pénalisation
de la négation du génocide, en 2006, Hrant Dink et d’autres
intellectuels démocrates avaient protesté contre une loi qui
menacerait leurs recherches. En 2011, certains, notamment les membres
de l’association des droits de l’homme turque, ont souligné que le
plus important est de combattre le négationnisme.
Ils soulignent la vacuité des arguments officiels, notamment lorsque
le pouvoir affirme que cette loi française est contraire à la liberté
d’expression : en Turquie, la liberté d’expression sur ces sujets-là
n’existe pas.
Tout de même, il est possible aujourd’hui, en Turquie, d’affirmer
qu’il y a eu un génocide...
Le nouveau pouvoir dit “islamiste modéré“ a créé l’illusion, à partir
de 2002, qu’il était porteur d’une vraie démocratisation. Il y a eu
des évolutions, indéniables, sur le plan de la liberté d’expression,
surtout sur les sujets mettant en cause le régime kémaliste. Mais
lorsqu’ils s’intéressent aux liens entre le gouvernement et les
religieux, les journalistes sont aussitôt emprisonnés.
Cette relative démocratisation a permis des avancées comme l’édition
et la traduction d’ouvrages, ou l’organisation de colloques sur les
événements génocidaires de la Première Guerre mondiale, ou sur les
massacres d’Adana de 1909. Mais depuis la fin 2009, il y a eu un
raidissement considérable. Les intellectuels et historiens qui
travaillent sur le passé vivent sous la menace permanente
d’arrestations et de procès. C’est dans ce contexte, et pour soutenir
ces chercheurs, que nous avons créé, à Paris, un groupe international
de travail (GIT) “Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie“.
Plusieurs branches sont déjà créées ou en cours de fondation, en
France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, et en Turquie même, bien
sûr. Il s’agit de déployer la recherche sur la recherche, et de mettre
sous surveillance les pouvoirs qui terrorisent les chercheurs.
Comment les intellectuels turcs ressentent-ils que ce soit la France
qui se penche, par la loi, sur leur passé ?
La vérité historique ne nécessite pas une loi pour se fonder. C’est
même un risque d’affaiblissement. Mais il faut considérer l’importance
de l’offensive négationniste. Ce que veulent les autorités turques, ce
sont des commissions constituées uniquement d’historiens turs et
arméniens. Or l’Arménie a tant besoin de la Turquie que cela ne peut
être qu’un marché de dupes. Il faudrait des commissions plus larges :
cette question dépasse du reste le cadre historiographique des deux
pays.
Reste que même une loi pleine de bons sentiments amène un encadrement
de la recherche, donc son affaiblissement, alors même que les travaux
sur le génocide arménien demeurent insuffisants. La demande légitime
des Arméniens de lire et de retrouver leur histoire est paradoxalement
menacée. L’histoire du génocide arménien reste sous-dimensionnée. Il
n’y a pas de chaire sur ces questions, d’étude d’histoire comparée sur
les génocides, les publications sont peu nombreuses, les maisons
d’édition fragiles. Des ouvrages majeurs sur les génocides - incluant
le premier des génocides comme A Problem from Hell. America and the
Age of Genocide de la politiste d’Harvard Samantha Power (2002) - ne
sont toujours pas accessibles en langue française...
Même si cette loi peut se comprendre, elle aura des effets dangereux
sur la recherche en Turquie et en France. D’autant que le
jusqu’au-boutisme des associations, déjà puissant à l’époque des
affaires Bernard Lewis et Gilles Veinstein, risque d’amener les
chercheurs à se désengager de ce terrain. Il y a un vrai risque pour
la recherche indépendante. La loi vise à défendre la vérité
historique, mais elle en sape les bases théoriques et morales.
Mais si on ne peut pas faire de lois, comment lutter contre le
négationnisme ?
La vraie solution, c’est de développer la recherche. Si un pouvoir
politique veut lutter contre le négationnisme, il peut créer des
chaires, ouvrir des laboratoires, soutenir des publications... Il peut
aussi défendre le travail des chercheurs sur le terrain. Il est ainsi
regrettable que la France n’ait pas voulu soulever la question des
intellectuels persécutés en Turquie. Quand le ministre des affaires
étrangères, Alain Juppé, est allé à Ankara, en novembre dernier, il ne
s’est pas inquiété du sort des chercheurs emprisonnés... La mise au
clair du passé, en Turquie, ne se fera que par l’évolution de la
société. Cette évolution est en cours mais elle risque d’être bloquée
par cette loi. Et les historiens indépendants en payeront à nouveau le
prix fort.
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