Enseigner le Génocide des Arméniens : réflexions préliminaires.
par Nicolas Tatessian
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Avril 2012
Les nouveaux programmes publiés au BO spécial n°6 du 28 août 2008,
proposent d’appréhender la Première Guerre Mondiale non plus d’emblée
comme une guerre « totale », mais comme une guerre qui devient totale,
d’où l’intitulé du premier thème consacré au chapitre sur les guerres
mondiales et les régimes totalitaires : « vers une guerre totale
(1914-1918) ». Cette démarche, qui impose donc l’idée d’une
progression de la violence de guerre et des moyens mis en œuvre par
les sociétés qui y ont été engagées pour la gagner ou pour y survivre,
est complétée par l’idée que cette guerre a aussi eu un caractère
révolutionnaire pour les sociétés européennes, illustré par les
révolutions russes de 1917, par la vague révolutionnaire qui touche
ensuite le continent et par l’idée qu’une nouvelle Europe, si ce n’est
un nouvel ordre mondial, résulte de cette guerre.
Cette approche plus globale de la Première Guerre et de ces
conséquences, laisse tout de même une place à l’étude concrète des
expériences de guerre, dans une approche somme toute classique
combattants/civils, avant/arrière. C’est l’intérêt des deux exemples
de violence de masse proposés à l’étude : la guerre des tranchées à
Verdun et le Génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman1.
Ce dernier point, en tant qu’élément d’étude à part entière est une
nouveauté dans le programme de l’Éducation Nationale. Jusqu’à présent,
seuls quelques manuels, mais de plus en plus dans les nouvelles
éditions depuis la fin des années 1990, évoquaient ce sujet, la
plupart du temps, comme rapide exemple de la violence faite aux civils
dans le cadre de la guerre, parfois illustrée par un document,
rarement plus2.
C’est donc cette nouveauté relative, qui impose une mise au point,
d’autant plus nécessaire que ce sujet reste l’objet de vives
polémiques plus ou moins directes, pour aider l’historien –enseignant
à appréhender au mieux les enjeux, les débats et la réflexion
scientifique, qui se nouent autour de cette question. Ce, d’autant
plus que les faits en question se déroulent dans des régions (Empire
ottoman, Sud-Caucase), pour lesquelles la formation initiale et même
les connaissances les plus élémentaires font souvent défaut.
Ces rapides articles n’ont pas la prétention d’y pallier, ni même de
faire le tour de la question, mais simplement de poser les principaux
axes de réflexion, pour permettre à chacun de construire une pensée
performante et rigoureuse sur ce difficile sujet, de situer les enjeux
réflexifs et scientifiques les plus récents en partant d’une question
très concrète : comment enseigner le Génocide des Arméniens ?
Au préalable, et après un rapide tour d’horizon de l’abondante
littérature, scientifique ou non, disponible sur notre objet d’étude,
on s’aperçoit vite que l’on risque de tomber dans le pathos ou au
contraire dans la propagande négationniste, qu’il s’agit plus souvent
de panser le génocide plutôt que de le penser. L’idée est donc, plutôt
que de suivre une démarche critique des instructions officielles et
des documents d’accompagnement3, de fournir une boîte à outils pour
forger des concepts opératoires rigoureux, capables d’être utilisés
didactiquement. Parmi les pistes possibles, on peut en suivre deux
particulièrement significatives. La première, matière aujourd’hui a
une vive polémique, cherche à définir les bornes séparant d’une part
les discours de nature politique et d’autre part le véritable récit
historique et les nécessaires débats qui permettent d’ouvrir de
nouvelles perspectives d’analyse et de compréhension. La seconde nous
conduit à penser la singularité du génocide des Arméniens de l’Empire
ottoman, face à la tentation, qui hante toujours la réflexion dans le
champ des massacres de masse, de la comparaison avec la Shoah. Ce qui
se traduit en fait à voir le génocide des Arméniens non comme un
événement circonstanciel, mais plutôt comme un processus s’inscrivant
dans les mouvements de modernisation de l’Empire ottoman tout au long
du 19ème siècle, jusqu’au sortir de la guerre mondiale et même au
delà. Pour chacun ces jalons, une rapide orientation bibliographique
sera proposée afin d’approfondir les points abordés.
1. L’Histoire au risque du politique : le champ de la réflexion et
ses bornes :
Disons le clairement : l’écriture du récit du Génocide des Arméniens
de l’Empire ottoman et son analyse historique sont compliquées par des
enjeux politiques et diplomatiques divers, qui rendent la restitution
de cet événement dans un cadre scientifique et didactique, difficile.
Divers discours entendent régner sur l’organisation de ce récit et
décider de la validité de telle ou telle perspective
historiographique. L’enseignement de cet exemple de violence de masse
ne peut donc faire l’économie d’une connaissance suffisamment solide
des approches, plus politiques qu’historiques, qui se tissent autour
de toute réflexion sur cette question.
La raison en est que le génocide arménien n’est pas précisément entré
dans l’histoire. C’est encore un événement présent, qui se poursuit
dans la lutte pour la reconnaissance face au négationnisme de l’Etat
turc. La scène de l’analyse intellectuelle de cet objet particulier se
situe aujourd’hui essentiellement dans le domaine juridique et
politique, qui cherche à instrumentaliser l’histoire pour trancher un
débat qui est en fait une lutte politique à mort.
Ce qui se joue ici est donc une question quasi épistémologique:
comment définir le champ de l’analyse historique et des débats qui la
construisent pour en exclure le négationnisme, discours politique qui
se camoufle sous une forme « historicisante », sans pour autant
attenter à la nécessaire liberté dans la recherche scientifique ?
Il est donc nécessaire de commencer par borner rigoureusement le champ
de la réflexion autour de la notion de génocide à la fois pour
contextualiser la construction de cette notion et pour en écarter la
tentation politique ou juridique, avant d’aborder, à l’intérieur de ce
champ identifié, les concepts opératoires par lesquels l’historien
peut penser le génocide des Arméniens.
Deux faces de la même pièce : génocide et négationnisme :
La première difficulté pour penser le cas arménien vient donc du fait
que la notion qui sert aujourd’hui à désigner la nature des massacres
commis dans l’Empire ottoman à partir de 1915, a été formée hors
contexte et que donc son usage est rétroactif. Mais précisément parce
qu’il s’agit d’une notion juridique, elle entend d’emblée renvoyer au
général et non au particulier des seuls crimes nazis et de leurs
alliés européens au cours des années 1940.
On sait que la notion de Génocide vient de la formulation d’une
nouvelle catégorie juridique forgée en 1943 par le juriste polonais
Raphael Lemkin pour qualifier ce qui lui semblait être une forme
particulière de brutalité de masse visant l’extermination d’un groupe
national désigné. Le néologisme gréco-latin qu’il propose est en fait
l’aboutissement d’une réflexion commencée durant l’entre-deux –
guerres4, notamment à partir du cas arménien, dont il a eu
connaissance lors du procès à Berlin en
1921 de Soghomon Tehlirian, accusé de l’assassinat de Talaat Pacha,
ancien ministre de l’Intérieur Jeune-Turc et principal organisateur du
Génocide arménien5.
L’utilisation publique du terme date en elle-même de 1944 pour
qualifier les crimes nazis contre les Juifs d’Europe, avant d’entrer
officiellement dans la terminologie du droit international en 1948
dans la Convention de l’ONU, pour désigner une catégorie particulière
et imprescriptible de crime contre l’Humanité.
Se trouve ainsi posé ce qui va constituer le principal cadre de la
réflexion intellectuelle autour du Génocide : la recherche de la
qualification de Génocide pour désigner les atrocités commises à
partir de 1915 dans l’Empire ottoman sur les populations arméniennes
pour les uns, et la négation de cette qualification ou a minima sa
relativisation pour les autres. Par ailleurs, la comparaison avec la
Shoah va aussi s’imposer dans le débat, le plus souvent pour confirmer
un discours, ou au contraire
l’invalider.
On le voit, si les atrocités nazies de la Seconde Guerre mondiale ont
catalysé la réflexion sur cette notion, la formation de cette nouvelle
catégorie juridique a une histoire qui ne commence pas avec le nazisme
et sa politique violemment raciste et antisémite. Ce lien entre le cas
arménien et les atrocités nazies sur les peuples juifs et tsiganes
d’Europe conduit souvent à considérer le génocide arménien
comme le premier génocide de l’histoire contemporaine, qui «
annoncerait » en quelque sorte les horreurs de la Seconde Guerre
Mondiale.
Cette approche quasi téléologique est à rejeter sans nuance.
D’abord parce que le seul lien entre ces deux faits est uniquement
épistémologique comme on l’a vu. Le précédent arménien a certes permis
d’amorcer la constitution de cette notion, mais cela ne signifie pas
qu’il y est un quelconque rapport entre les deux génocides, sortie de
la seule analogie. Surtout, rien
ne permet non plus de dire que le génocide arménien fut le « premier
». S’il a retenu l’attention d’une certaine élite intellectuelle
capable d’amorcer un travail de synthétisation de cette nouveauté dans
une nouvelle catégorie de pensée, cela tient vraisemblablement à des
raisons contextuelle somme toute arbitraire. Les atrocités coloniales
(massacres des Herreros, des Boers...) offrent aussi des analogies
intéressantes avec la notion de « génocide » a bien y regarder : les
mots retardent toujours sur les faits. L’historien se doit donc
d’utiliser cette notion avec la prudence d’une mise en contexte.
Enfin, il faut se garder de passer de l’analogie à la similitude, le
caractère général de cette notion incite à penser chaque génocide
comme un singulier. La comparaison avec la Shoah comme « idéal-type »
a donc
une portée signifiante très contestable, d’un point de vue historique.
Ainsi, la principale singularité du génocide arménien est l’évidence
de son rapport dialectique avec le négationnisme de l’État turc, qui
assume pleinement l’héritage des régimes qui ont liquidés l’Empire
ottoman et commis le génocide des Arméniens. L’existence du discours
négationniste dans le cas arménien illustre parfaitement l’idée qu’il
faut penser ce génocide moins comme un événement que comme un
processus, sujet que nous développerons plus loin.
Attachons-nous ici à souligner les deux conséquences principales de
cette singularité qui sont la domination d’une pensée juridique sur
l’appréhension de ce fait historique et l’idée que le processus
génocidaire a été, est toujours, géniteur essentiel d’identité dans la
Turquie moderne, et un producteur culturel fondamental, au sens
étymologique.
Il est donc évident que l’existence et la puissance politique du
négationnisme d’Etat soutenu avec acharnement par la République turque
enferme trop souvent l’historien dans la recherche de la preuve, ce
qui l’éloigne inéluctablement d’une production historique à proprement
parler. Une réalité que constate par exemple le philosophe Marc
Nichanian comme une fatalité6 propre au cas arménien. Malgré les
progrès dans la mise en perspective réalisée dans l’historiographie
sur le Génocide, c’est encore souvent en effet par le biais du droit
et du discours juridique qu’est abordée cette mise en perspective.
Mais c’est donc tout aussi certainement que l’historien peut dire que
l’existence du discours négationniste est en soi une résultante du
génocide. Il en est même une des multiples conditions qui permettent
d’identifier un génocide par rapport à une autre forme de massacre de
masse. C’est ce qu’a voulu traduire Elie Wiesel par sa célèbre
formule: « le bourreau tue toujours deux fois, la seconde par l’oubli
». En réalité, dans le cas arménien, plutôt qu’un oubli, il s’agit
d’une reformulation alternative des faits, afin de renverser le
rapport bourreau/victime et de perpétuer la légitimité du système
idéologique, hérité de la fin de la période ottomane, à produire de
l’identité et du récit historique.
Le négationnisme de l’État turc a en effet lui-même une histoire.
Longtemps l’État turc s’est contenté de présenter les Turcs dans le
récit national officiel comme des autochtones d’Anatolie, allant
jusqu’à turquifier les Hittites et à minimiser, voire nier,
l’existence d’autres cultures sur le territoire anatolien. Face au
réveil de la mémoire arménienne, surtout à partir de la fin des années
1970, et face aux avancées de la recherche historique et aux pressions
occidentales, il ne fut plus possible de maintenir ce tabou. Il a
fallu donc sophistiquer le discours pour affronter un minimum
d’évidences si les allégations négationnistes voulaient paraître un
tant soit peu sérieuses. La thèse officielle du gouvernement turc
s’articula ainsi autour de positions contradictoires que l’historien
Yves Ternon a résumées ainsi : « il ne s’est rien passé, mais ils
l’ont tout de même bien cherché ». Aujourd’hui, si le Génocide reste
nié en Turquie, cette question est désormais incontournable. Le
gouvernement est obligé de multiplier les actions et les pressions de
toutes natures pour maintenir ses positions, mais celles-ci sont
globalement en recul, de plus en plus de voix en Turquie osent
affirmer l’évidence, parfois au risque de leur vie comme le
journaliste Hrant Dink7.
Toutefois, la thèse officielle actuelle en est pratiquement à dire que
ce sont les Arméniens qui ont commis un génocide sur les populations
turques et musulmanes d’Anatolie orientale par leur révolte
nationaliste armée par les Alliés, et que les massacres d’Arméniens
seraient la conséquence de cette révolte brutale, massacres en outre
le plus souvent commis par des clans kurdes incontrôlables.
Les raisons qui auraient pu mener les Arméniens à cette révolte
s’inscrivent dans la cohérence de cette recherche de la victimisation,
si on suit la présentation des « historiens » turcs. Les manœuvres
impérialistes occidentales commencées depuis le milieu du 19ème
siècle, combinées à la barbarie presque intrinsèque des clans
Arméniens et Assyro-chaldéens seraient la cause sous entendue mais
essentielle de la décadence ottomane et ses dérives, heureusement
relevée et modernisée par la République8.
Un schéma, rapidement résumé, qui ignore superbement l’oppression des
peuples chrétiens, sorti des quelques élites intégrées à l’ordre
ottoman qui servent aujourd’hui d’alibi permanent, et plus encore
l’accroissement de cette oppression par la montée du nationalisme
unioniste panturc sur le terreau des préjugés antichrétiens de
l’Empire ottoman finissant, dans le cadre de la rude concurrence
impérialiste des dernières décennies précédents le grand affrontement
de 1914-1918. Ne pas tenir compte de ce contexte culturel et politique
ne permet pas de saisir l’ampleur des violences de la guerre, ni même
d’expliquer la chaîne contextuelle qui conduit au génocide dans les
circonstances de la guerre.
On ne peut expliquer le négationnisme sans comprendre la place
fondamentale qu’il représente dans le processus de création de la
Turquie moderne dans toute sa complexité. Le négationnisme est en fait
nécessaire au maintien de l’identité turque républicaine telle qu’est
s’est construite, c’est ce qui explique l’acharnement de tous les
gouvernements turcs. Il touche en effet au cœur de l’identité
politique turque qui s’est construite sur l’idée de la nécessité
d’assimiler par la force toutes les minorités à la communauté
nationale ou au moins de les réduire au minimum. Reconnaître le
Génocide reviendrait donc à devoir s’interroger sur la construction de
l’identité turque ou pire encore sur cette identité elle-même. La
crainte est sans doute que l’ouverture d’un tel débat ne brise la
cohésion, brutalement maintenue, de la nation turque. La cohérence du
mouvement de genèse identitaire turque telle qu’il est présenté dans
le récit étiologique mis en forme par l’historiographie officielle
amène forcément à considérer la « question arménienne » comme un
danger subversif et inextricable, où l’on ne veut penser que les
indéniables réussites du modèle national et républicain en gommant la
violence de son émergence et les errements sanglants de l’affirmation
nationale.
Ce paradoxe risque en tout cas d’éclater au vue du développement de la
recherche historique en Turquie liés à l’émergence d’une véritable
société civile nourrie par l’importante mobilité sociale et la
détermination de couches importantes de la population, comme
d’ailleurs du gouvernement, d’entrer dans l’Union Européenne. Dans
l’historiographie française, la question de la reconnaissance du
génocide arménien et par conséquent l’identification du discours
négationniste comme hors du champ du débat scientifique, s’est
cristallisée lors de « l’affaire Gilles Veinstein9 », qui s’inscrit
elle-même
dans le contexte du procès de l’historien Bernard Lewis10. Sans entrer
dans le détail, ces affaires ont illustré le malaise de la formulation
d’idées politiques sous une forme pseudo-historique. Elles ont aussi
montré que la question de la lutte juridique et politique contre le
négationnisme interroge forcément le champ de la libre recherche
historique, qui sert justement d’alibi pour la relativisation ou la
négation du génocide, là se trouve toute la difficulté du débat autour
de la Loi Gayssot et des lois
« mémorielles » votées depuis11.
Il est donc fondamental, dans toute réflexion concernant le génocide
des Arméniens, d’avoir une claire idée du champ d’analyse historique
et de ses limites afin d’y exclure sans ambiguïté le relativisme ou le
négationnisme. Pour autant, il est tout aussi essentiel d’inclure dans
cette même réflexion le négationnisme en tant qu’objet d’étude. Car
c’est de cette appréhension inclusive que l’on peut appréhender la
singularité du génocide des Arméniens en tant que processus
identitaire national, à la fois pour la nation turque moderne, et pour
la nation et les communautés arméniennes d’aujourd’hui. Négationnisme
et génocide sont donc liés dans un même mouvement, un même processus
volontariste de liquidation, ou mieux de dépassement, de l’héritage
ottoman dans une nouvelle identité nationale et républicaine.
Ce bornage préalable établi, il nous faut maintenant entrer dans ce
champ d’analyse afin de mettre en place les concepts qui permettent à
l’historien de fabriquer du schéma explicatif et du récit.
L’atelier conceptuel : mise en ordre de la pensée.
La dialectique liant le génocide arménien et sa négation continue
étant établie, il nous faut maintenant nous attacher à mettre en
opération cette toile de fond, en passant de la notion générale de
génocide aux concepts qui permettent de penser et de construire du
récit sur le cas arménien. Ce sera aussi l’occasion de faire une
présentation critique de la bibliographie disponible sur le sujet afin
de proposer concrètement des pistes de lectures efficaces et de
replacer rapidement quelques ouvrages de références dans les
différentes questions historiographiques par lesquelles est
aujourd’hui abordée l’étude du génocide des Arméniens.
La notion de génocide est en effet somme toute difficile à manier dans
la pratique, elle repose en fait sur trois grands axes : l’énumération
d’actes criminels de toute nature, l’intention manifeste de détruire
tout ou partie du groupe ciblée par des moyens divers et une
qualification déterminée de ce groupe victime (par l’appartenance
nationale, ethnique, raciale ou religieuse)12. La prudence sémantique
s’impose donc, en particulier face au concept de « massacres » que
l’historiographie négationniste tente d’imposer au pluriel pour mettre
en avant, sans d’ailleurs tenir compte d’un quelconque rapport
dominant-dominé, l’idée de massacres réciproques entre populations
arméniennes fanatisées et peuples turco-musulmans éprouvés par les
épreuves de la guerre et les pressions impérialistes externes.
Cette opposition ambiguë impose donc une nécessaire réflexion
conceptuelle. Il est certain que le terme « génocide » n’ayant pas été
forgé en 1915, c’est par le mot « massacre » que les principales
sources, notamment occidentales, ont rendu compte de ces événements13.
Mais déjà, il est sensible chez les témoins de l’époque que le mot
usuel « massacre », était insuffisant pour rendre compte de l’ampleur
méthodique de ce qui se produisait dans l’Anatolie ottomane plongée
dans la guerre totale.
Prenons l’exemple d’Arnold Toynbee, historien et diplomate
britannique, mandaté par le gouvernement de Sa Majesté pour produire
un
« Livre Bleu »
afin de rendre compte de la situation dans l’Empire
ottoman. Il publie dès novembre 1915, un ouvrage plus personnel, un
livre « d’histoire immédiate » pour analyser ce qui lui semble être
une situation particulière. C’est ainsi qu’au titre de sa publication
: Armenians Atrocities, il ajoute le sous-titre: The murder of a
nation.
Même en l’absence de terme spécifique, ces événements aux yeux des
témoins occidentaux d’alors dépassaient par leur caractère
systématique et leur portée générale ainsi que par l’importance de la
question nationale, le cadre « traditionnel » du massacre.
L’utilisation du terme « massacre » sert donc aujourd’hui à dévaluer
l’idée de génocide, il constitue, surtout au pluriel, une des bases de
l’argumentaire négationniste. On peut en classer l’usage en trois
types de catégories à identifier de manière critique.
- D’abord le terme de massacre sert à relativiser l’ampleur des
disparitions. Il s’agit de contester l’importance démographique des
Arméniens notamment dans les vilayet orientaux. Ainsi, face au 2,1
millions d’Arméniens évalués par le Patriarcat arménien en 1912,
certains historiens comme Stanford Shaw opposent un chiffre total de
1,3 millions dont la moitié dans les vilayets orientaux. En l’absence
de sources fiables, il est de toute façon impossible de trancher ce
débat.
Bien qu’aucun seuil statistique ne soit de toute façon fixé pour
qualifier un génocide, cet argument permet, en minimisant le nombre
supposé des victimes, de développer l’idée d’un massacre ponctuel
contre celle d’un génocide organisé. Mais on peut néanmoins remarquer
que même les chiffres avancés par les auteurs cherchant ainsi, à
relativiser le nombre de victimes, ne diminuent en rien les
proportions des morts dans la population arménienne : entre 50% et 60%
de la population totale avant-guerre a minima. Surtout, cette
explication quantitative ne rend pas compte de la soudaine et presque
totale disparition de la communauté arménienne ottomane entre l’été
1915 et la fin des combats.
- Ensuite, ce concept permet de nier l’intention en noyant les
atrocités commises sur la
population arménienne dans le cadre les horreurs de la guerre, qui
aurait également touché
toutes les catégories de la population, et même plus les musulmans
d’ailleurs. Un constat vérifiable quantitativement mais qui perd de
son sens relativement comme nous l’avons vu. En tout cas, ce refus de
discriminer les victimes de la guerre s’appuie sur l’incurie et la
faiblesse des moyens logistiques du gouvernement et de l’armée
ottomane afin de souligner l’idée d’une « perte de contrôle » dans une
situation banale : la déportation de civils « turbulents » pour des
raisons de sécurité stratégiques. Ce sont donc des « accidents de
parcours » qui auraient décidé le nombre de victimes et non une
quelconque intention préétablie: les épidémies, la déshydratation, la
fatigue, ajoutées aux agressions de tribus kurdes réputées
incontrôlables (bien qu’armées et secondées dans cette basse besogne
par l’Organisation Spéciale: Teskilât i —Mahsusa). Outre que l’on voit
mal quel genre d’incurie involontaire peut désigner le fait de
déporter des milliers de civils vers les déserts de Syrie au moment où
s’annoncent les chaleurs estivales, cette position globale ne prend
pas en considération les violences du dernier tiers du
19ème siècle, ni les évolutions radicales du nationalisme unioniste
panturc. Bien plus, la déportation en elle même ne constitue qu’une
partie du sort fait aux Arméniens ottomans, les massacres syriens
étant la phase ultime.
- Enfin, par l’usage pluriel, l’idée est de porter la responsabilité
de cette déportation sur la
communauté arménienne, accusée de trahison et de massacre sur les
populations turques et
musulmanes14. Le thème de la trahison des chrétiens est un classique
de l’accusation ottomane au moins depuis l’époque des réformes du
Tanzimat dans les dernières années du 19ème siècle.
Encore une fois, il s’agit de mettre en accusation les Arméniens en
soulignant le lien des quelques groupes nationalistes plus ou moins
manipulés par les puissances impérialistes européennes et la Russie.
La propagande de guerre russe, ce faisant hors de ses frontières
défenseur de la cause arménienne, est prise ici au 1er degré pour
témoigner des collusions arméno-russes justifiant une mesure de portée
générale à l’encontre de tous les Arméniens de l’Empire. On
sous-entend ainsi l’idée qu’en dépit des éventuelles atrocités subies,
les
populations arméniennes ne sauraient être vues comme innocentes.
Avançant l’idée que la déportation fut une arme somme toute
régulièrement utilisée dans l’Empire ottoman comme ailleurs, il s’agit
au final d’incriminer les victimes des horreurs subies. Ajoutons aussi
que a contrario, l’évocation de faits de massacres ou d’atrocités à
l’égard de la population arménienne rapportée par des occidentaux est
souvent tenue dans l’historiographie négationniste pour de la simple
propagande de guerre qu’il s’agit cette fois de mettre à distance.
Même d’ailleurs quand il s’agit de sources allemandes ou américaines,
ce qui, dans un cas comme dans l’autre en 1915, n’est pas défendable.
Le concept de « massacre » doit donc être utilisé avec une claire
conscience de ce contexte : s’il est opérant pour décrire une partie
des atrocités subies par les populations arméniennes, il s’avère
insuffisant à rendre compte de l’ensemble des moyens mis en œuvre pour
liquider la nation arménienne en voie de constitution dans l’Empire
ottoman. Malgré tout, loin de disposer d’une puissante économie
industrielle, d’une réflexion organisationnelle scientifique et
rationnelle, de moyens logistiques conséquents et de ressources
d’Etat-civil avancées, l’exécution du génocide des Arméniens apparaît
souvent comme « artisanal »15. Là encore, cette façon de voir est la
conséquence d’une approche comparatiste en fonction de l’exemple du
génocide des Juifs européens. Au-delà de l’idée de « massacre », il
faut plutôt penser l’ensemble des moyens mis en œuvre pour exterminer
le millet arménien de l’Empire, dans un but fondateur et purificateur:
conversions forcées, placement d’enfants, génocide « blanc »
c’est-à-dire la destruction du patrimoine culturel arménien.
L’ensemble
de ces actes conduit à appréhender le génocide comme un acte
paroxysmique qui s’inscrit dans un long processus d’élimination
multiforme et volontaire, même si l’objectif ne fut pas toujours
sensiblement identique, de la fin du 19ème siècle à nos jours.
Il est donc plus constructif et juste de penser le cas arménien en
fonction de son contexte et de sa temporalité propre pour éviter les
écueils du négationnisme et du relativisme. C’est ce postulat posé et
cette mise au point faite que nous pouvons maintenant nous intéresser
à une rapide présentation historiographique en nous appuyant sur la
bibliographie disponible avant d’entrer dans le vif du sujet.
La première question est bien sûr de borner dans l’espace et le temps
notre réflexion. Ce qui pose un premier problème, car il apparaît
évident que le simple contexte de la guerre ne permet pas d’expliquer
à lui seul la brutalité et l’ampleur du génocide, ni d’intégrer dans
le récit la question du négationniste qui lui est consubstantielle et
inévitable. Pour une première approche chronologique des faits on
pourra consulter avec intérêt l’ouvrage de C. Mouradian, L’Arménie,
Paris, PUF collection
« Que sais-je », 2002 (chap. III à VI) qui permet d’établir un premier
cadrage chronologique sur le temps long, qui est le cadre le plus
judicieux pour penser le génocide des Arméniens. On complétera cette
lecture avec l’atlas de C. Mutafian et E. Van Lauwe, Atlas historique
de l’Arménie, Paris, Autrement, 2001, qui a l’immense mérite de
proposer une vision qui intègre l’espace arménien ottoman à son
voisinage proche-oriental et caucasien, dont les évolutions ont joué
énormément dans la
chaîne événementielle qui conduit au génocide16. Cette perspective
spatio-temporelle large invite donc à replacer le génocide dans le
contexte du déclin ottoman et de l’émergence de la nation turque, à ce
sujet, on peut se référer à Y. Ternon, L’Empire ottoman, le déclin, la
chute, l’effacement, Paris, Editions du Félin, 2005.
Ensuite, il s’agit de penser dans ce cadre ainsi défini le génocide
arménien dans sa singularité, ce qui demande une bonne connaissance
des faits et de leur enchaînement. Les deux principales sommes
actualisant les recherches sont R. Kevorkian, le génocide des
Arméniens, Odile Jacob, 2006 et G. Challiand et Y. Ternon, 1915, le
Génocide des Arméniens, Ed. Complexe,2006, auxquelles on peut ajouter
avec le plus intérêt la traduction de l’ouvrage de T.Akçam, Un acte
honteux, le génocide arménien et la question de la responsabilité
turque, Paris, Denoël, 2008, historien turc qui enseigne désormais aux
Etats-Unis.
Enfin, il faut poser la question de l’exécution du génocide des
Arméniens dans le cadre cette fois global de la Première Guerre
Mondiale, c’est la perspective actuelle que suit l’historiographie
française, notamment autour des chercheurs de l’historial de Péronne,
et que reprennent les programmes de 3e et de lycée. L’ouvrage le plus
récent dans vision plus globale est J. Horne (dir.), Vers la guerre
totale. Le tournant de 1914-1915, Tallandier, 2010.
Ces trois questions conduisent à analyser le génocide des Arméniens à
l’intérieur du champ délimité comme un processus multiforme et
multimodal dans le mouvement de modernisation ottomane vers
l’émergence de nations intégrées à un nouvel ordre géopolitique issu
de la guerre et dont les héritages se sont encore fondamentaux
aujourd’hui.
Nicolas Tatessian est professeur agrégé en
histoire ; Université de Strasbourg.
++++++++++++++++
1
On trouvera une longue
partie sur le cas du génocide des Arméniens selon cette perspective
dans l’ouvrage, qui sera une de nos principales références
bibliographique: J. Horne (dir.), Vers la guerre totale. Le tournant
de 1914-1915, Tallandier, 2010.
2 Pour ce qui est des manuels de collège. Au
lycée, ce sujet est traité avec plus de détails dans certaines
éditions scolaire. Voir G.Festa, Arménie et Arméniens dans les manuels
d’Histoire en classe de 1ère, Arménie de l’abîme aux constructions
d’identité, Actes du colloque de Cerizy-La-Salle, 2007, Paris, qui
fait le tour des manuels et analyse les démarches proposées et leur
inscription dans les programmes du lycée.
3 On pourra, pour ce genre de démarche, nécessaire comme préalable, se
reporter avec intérêt à la publication de B. Manoukian et le « groupe
Durance » sur le site de l’Académie d’Aix-Marseille :
http://histgeo.ac-aix-marseille.fr/a/bma/bma007_precautions.pdf, qui
met en perspective le cas du génocide arménien avec les orientations
proposées par les documents d’accompagnements en classe de 1ère ES et
L autour des concepts généraux de « violence de la période », qui
ouvre la question des bornes chronologiques pour penser le génocide,
et de « brutalisation », qui ouvre la question de la définition
concrète d’un processus génocidaire et de sa mise en œuvre.
4 Voir Taline Ter Minassian, Le cas arménien : de l’usage du «
massacre » dans le discours négationniste, in David El Kenz (dir.), Le
massacre objet d’histoire, Gallimard, 2005, note p.493.
5
Voir par exemple la préface de Claire Mouradian dans Arnorld J.
Toynbee,
Les massacres des Arméniens, le meurtre d’une nation
(1915-1916), Payot, 2004.
6 Voir Préface de Marc Nichanian, dans Vahakn Dadrian, Autopsie du
Génocide arménien, éditions complexe, 1995.
7 Cependant, pour des raisons politiques, la plupart des historiens
turcs qui travaillent sur le génocide arménien,, étudie et publie à
l’étranger, c’est par exemple le cas aux Pays-Bas d’Ugur Umit Ungôr
8 Le principal « monument » intellectuel du négationnisme est le livre
de Kâmuran Gürün, le dossier arménien, Triangle, 1985 (pour l’édition
en français), régulièrement réédité en Turquie. On y trouve admise
l’existence du peuple arménien en tant que tel (encore que relativisé
au possible), ce qui est en soi une nouveauté pour l’époque, mais tout
est fait pour persuader le lecteur de l’impossibilité du génocide et
de la réciprocité des massacres, qui eux ne sont pas niés, comme nous
le verrons plus loin.
9 Suite à son élection contestée au Collège de France en 1998,
obtenue, d’une courte majorité dans le cadre d’une polémique faisant
suite à un article paru dans la revue L’Histoire en avril 1995 dans un
dossier sur le Génocide arménien, dans lequel il reprend certaines
thèses des négationnistes (les massacres réciproques) pour réfuter le
caractère de génocide aux événements de 1915.
10 Voir au sujet du négationnisme du Génocide : Yves Ternon, Du
négationnisme : mémoire et tabou, Déclée de Brower, 1999, qui complète
bien l’ouvrage du même auteur, Les Arméniens, histoire d’un génocide,
Le Seuil, 1996, plus factuel. Pour une version plus actualisée on
pourra consulter: Gérard Chaliand, Yves Ternon, 1915, le Génocide
arménien, éditions complexe, 2006.
11 Le dernier acte législatif en date sur ce sujet est le rejet par le
Sénat le 4 mai 2011 d’une proposition de loi pénalisant le
négationnisme du Génocide des Arméniens déposées par le PS et adoptée
par l’Assemblée Nationale en 2006 au nom d’une réticence à entraver la
liberté de recherche historique et par crainte de conséquences
diplomatiques néfastes pour les intérêts français
(voir : www.senat.fr/rap/l10-429/l10-4291.pdf ).
12 La convention de l’ONU définissant juridiquement le génocide
consultable ici : http:// www.hrweb.org/legal/genocide.html. Rappelons
que la catégorie « groupe politique » fut retirée à la demande de
l’URSS selon Bruneteau, Le siècle des génocides, Armand Colin, 2004.
13
C'est aussi par ce même terme (='massacre") que les survivants
arméniens ont rendu compte de leur expérience. Pour des exemples de
témoignages voir A. Asso,
Le cantique des larmes.
14 En s’appuyant notamment sur le cas de Van, où dès la fin de l’hiver
1915 des actes de résistances face à l’armée ottomane qui menaçait de
massacrer la population chrétienne et arménienne et la proclamation
d’un gouvernement arménien autonome regardant vers la Russie qui est
souvent présentée comme l’exemple même de l’insurrection anti-turque.
15 Une lecture de V. Cloarec et H. Laurens, Le Moyen-Orient au 20ème
siècle, Paris, Armand Colin, 2000
16 On trouve un résumé intéressant dans la brochure « grand public »
de C. Mutafian disponible sur le site Imprescriptible qui offre par
ailleurs une base documentaire intéressante mais dans une perspective
plus « juridique » qu’historique à proprement parlé:
http://www.imprescriptible.fr/brochure/ .
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