Nouvel Eclairage sur une
horreur passée
qui attend toujours que justice soit
rendue (sept 2011)
Le
grand reporter Robert Fisk, correspondant de
The Independent pour le Moyen Orient écrit ici un
reportage sur les massacres d’Adana de 1909. Il
n’hésite pas à les qualifier de génocide, et de galop
d’essai pour ceux qui suivront à plus grande échelle
en 1915.
Il rappelle que Winston Churchill a employé
le terme “Holocauste“ pour qualifier les massacres
d’Adana et n’hésite pas lui-même à faire de même.
Certains auront découvert à la lecture de cet article
que le terme Holocauste n’est pas réservé à la seule
Shoah. Il est employé en France depuis le 19ème siècle
pour définir une disparition totale, ou des massacres
massifs, s’agissant en particulier de groupes de
personnes. En anglais, l’usage du mot Holocaust, avec
la même signification, remonterait même au Moyen-âge
(*).
Les conditions du déplacement des Arméniens vers les
déserts de Syrie sont décrites dans les mémoires
récemment publiées d’Hagop Arsenian, rescapé du
Génocide de 1915 ; Les détails qu’on y trouve évoquent
d’une manière frappante la Shoah.
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Samedi 10 septembre 2011
traduction française :Gilbert Béguian -
Ce mercredi matin, 14 avril 1909, le Vice Consul
britannique, le Major Charles Doughty-Wylie se rendit
dans la ville turque d’Adana ayant reçu de son drogman -
son traducteur turc, un homme appelé Trypani- une lettre
disant qu’il régnait dans cette ville un sentiment de
danger, que des menaces y avaient été ouvertement
proférées, que quelques meurtres y avaient été
commis...“
Doughty-Wylie pris le premier train, ajoutant de façon
mémorable, dans sa dépêche au Foreign Office à Londres,
“je pensais si peu que des massacres soient imminents
que j’ avais emmené son épouse avec moi“. Nous pouvons
imaginer la réaction de cette bonne dame lorsque “à
peut-être deux stations d’Adana, nous vîmes un corps
sans vie...Plus nous nous approchions d’Adana, plus des
corps gisaient ça et là, et tandis que j’accompagnais
mon épouse chez Trypani...deux ou trois hommes furent
tués sous le nez des gardes turcs...“.
Les dépêches de Doughty-Wylie au cours des quatre jours
constituent une relation incomparable du commencement du
Génocide Arménien - non pas le carnage ou la boucherie
les viols de masse et les marches de la mort dans
lesquels les Turcs Ottomans ont tué un million et demi
d’Arméniens en 1915, mais le massacre de masse de près
de 30 000 Arméniens dans la Turquie Méridionale six ans
plus tôt - un galop d’essai - un essai tout de même très
sanglant - pour le génocide qui suivra.
“Je revêtis mon uniforme, me dirigeai vers la garde, et
rappelai avec vigueur à l’officier son devoir de
prévenir les assassinats“, écrit Doughty-Wylie. Ayant
sommé les soldats ottomans de lui venir en aide, notre
vice consul “parcourut la ville au son des
clairons...Nous avons dégagé les routes quelquefois en
chargeant baïonnette au canon et quelquefois en ouvrant
le feu sur la foule au dessus des têtes“. Quelles
journées !
Les lettres de Doughty-Wylie, qui eut plus tard une
liaison platonique avec Gertrude Bell avant de mourir à
Gallipoli, sont en fait un récit d’actes héroïques - et
je suis reconnaissant au chercheur Missak Kelechian de
les avoir découvertes dans les Archives Nationales
Britanniques - le vice consul ayant secouru de nombreux
sujets britanniques et protégé plusieurs centaines de
réfugiés arméniens. S’efforçant de sauver leur vie, le
vice consul essuya les coups de feu d’un tireur embusqué
dans la mosquée. Les Turcs désignèrent les Arméniens
comme étant les auteurs des massacres, affirmant qu’ils
s’étaient armés et prévoyaient d’établir une principauté
arménienne sur le sol turc - les assassins ont
l’habitude d’accuser les victimes de leur propre mort
(voir, par exemple, les victimes musulmanes de la guerre
en Bosnie, les victimes civiles palestiniennes à Gaza en
2008-2009, etc.) mais Doughty-Wylie, tout en
reconnaissant qu’un Arménien avait tué deux Turcs par
balle, soupçonnait que la violence découlait de “quelque
préparation secrète dans le camp turc“. Des 2 000 tués à
Adana, 1 400 étaient des Arméniens.
Les autorités turques auraient pendu neuf Turcs pour
avoir pris part au massacre. La justice n’y a pas trouvé
son compte. Relevant que beaucoup des morts avaient été
jetés dans les rivières, le vice consul britannique
concluait dans une autre dépêche à Londres que “dans les
villages, même si aucun chiffre exact ne peut encore
être donné, le nombre de tués...peut-être estimée entre
15 000 et 25 000 personnes parmi lesquelles très peu,
s’ils s’en trouvent, peuvent être des Musulmans. Dans
beaucoup de cas, des femmes et même des petits enfants,
ont été tués avec les hommes“. Deux semaines exactement
après que Doughty-Wylie ait reçu la lettre de son
drogman, le journaliste du New York Times à Adana
rapportait qu’à la vilayet (gouvernorat) de la ville, 30
000 Arméniens avaient été assassinés.
Et la Turquie, exactement comme elle le fait pour le
million et demi d’Arméniens tués par la suite, nie
toujours et encore - accompagné des Britanniques, des
Etats-Unis, faut-il ajouter les autres ? - que c’était
un génocide. J’ai relevé il y a quelque temps que dès
les années 1930, Churchill avait fait référence à l’
“Holocauste“ des Arméniens. A présent, la preuve est
faite que le génocide de 1909, en mettant de côté les
massacres ultérieurs de 1915, étaient qualifiés
d’Holocauste - avec un H en lettre capitale comme il
convient - avant la Première Guerre Mondiale. Le Musée
du Génocide d’Erevan vient de découvrir et de publier le
livre de Z Duckett Ferriman, témoin oculaire des tueries
de 1909, livre dont la couverture originale portait le
titre Les Jeunes Turcs et l’Holocauste à Adana en Asie
Mineure. Le New York Times avait fait référence,
réellement, à “Un Autre Holocauste Arménien“ après un
bain de sang de 1895, mais Duckett Ferriman avaient
recueilli les noms des victimes, les dates, les détails
des meurtres individuels, les statistiques des
orphelins, veuves, villages détruits, photographies et
identités des miliciens - comme les autorités turques en
1915 et comme les nazis, les tueurs de 1909 ont eu
recours aux “unités spéciales“ pour le meurtre et le
viol - et les viols de masse des femmes.
Tout à fait par hasard, la reparution du livre de
Duckett Ferriman coïncide avec la publication la semaine
prochaine des mémoires d’Hagop Arsenian, un survivant de
l’Holocauste dont les journaux manuscrits viennent juste
d’être traduits en anglais par sa petite-fille Arda
Ekmekdji. Ce qui fait de ce travail une chose à ce point
remarquable, c’est que les Arsénians faisaient tout à
fait partie de la classe supérieure -moyenne. Au cours
de leur voyage vers la mort, pour le nord de la Syrie,
ils ont pu, pendant peu de temps, voyager en chemin de
fer, en première classe. “Ils nous ont transportés vers
nos tombeaux avec notre propre argent“, a écrit Hagop. A
un autre moment, payant encore pour leur billet de
train, ils étaient entassés dans des wagons de
marchandise, à 45 par wagon, comme les nazis. Pendant ce
Chemin de Croix, Hagop se tenait debout entourés de
corps d’Arméniens empilés.“ Parmi eux, d’une voix
essoufflée, quelqu’un suppliait le fossoyeur de ne pas
le tirer par les pieds, lui disant, ’ Frère, je ne suis
pas mort encore. Attend jusqu’au matin avant de
m’enterrer’ “.
Comme beaucoup de Juifs sur leur chemin vers la mort
dans le second Holocauste du 20ème siècle, Hagop “se
demandait s’il faisait partie d’une nation à ce point
mauvaise que le Seigneur ait choisi... de manifester Sa
colère et de nous infliger Sa punition...“ Il y a de
bons Turcs dans ces récits - aussi bien en 1909 qu’en
1915 - mais il y a beaucoup de criminels.
Et toujours pas de justice pour les Arméniens. Des
criminels de guerre turcs, seuls quelques uns ont été
pendus. L’un des poires, Talaat, a été assassiné à
Berlin en 1921, un peu comme Ben Laden, abattu par un
groupe de vengeurs arméniens appelé Némésis. La plupart
ont échappé au sort qu’ils méritaient, ne comparaissant
même pas devant un tribunal comme celui qui a jugé Ivan
Demïaniouk très âgé. Tous sont morts à présent. “La
guerre ne sera pas finie tant que la vérité ne sera pas
connue“, a dit un militant humanitaire libanais il y a
quatre ans. Et c’est tout cela qui reste à combattre. La
reconnaissance que ces crimes étaient réels. La justice
est une drôle de créature.
http://www.thefreedictionary.com/holocaust
http://www.independent.co.uk/opinion/commentators/fisk/robert-fisk-new-light-on-an-old-horror-ndash-and-still-there-is-no-justice-2352249.html |