JEAN JAURÈS ET LA TURQUIE.
LA FÊLURE DES MASSACRES ARMÉNIENS
Par Vincent Duclert
Extrait de Jaurès, du Tarn à l'Internationale
La Turquie fut, pour Jean
Jaurès, un sujet d'attention constante, depuis ses débuts dans la vie
politique comme jeune député socialiste jusqu'aux dernières heures de
son existence lorsque s'imposèrent la guerre mondiale et sa violence
extrême annoncées par les guerres balkaniques de 19131.
Si l'Empire ottoman demeure souverain pour toute la période étudiée —
la République turque n'existant qu'à partir du 20 octobre 1923 à
l'issue de la guerre d'indépendance menée par Mustapha Kemal —, les
notions de Turcs et de Turquie restent très présentes, et même de plus
en plus à mesure que progressent la révolution dite « jeune-turque »
et la revendication du nationalisme turc.
Cette dynamique du fait turc se heurte à la question arménienne, deux
reprises, au cours des « grands massacres » arméniens de 1894-1896,
commis par l'Empire sous le règne du sultan Abdülhamid II, et en 1909
lors des massacres d'Adana dont la responsabilité revint à la
révolution jeune-turque. Confronté à ces deux événements qui intéressaient
l'Europe entière, à la fois parce qu'elle était protectrice des
Arméniens depuis le traité de Berlin conclu le 13 juillet 1878 et
parce qu'elle exerçait une domination de plus en plus vive sur
l'Empire, Jean Jaurès eut, comme nous allons le voir, une attitude
diamétralement opposée, lourde de conséquences et d'enseignements.
Face aux grands massacres hamidiens. La
gloire de Jean Jaurès en 1896 -
Après l'été 1894 pendant lequel débutèrent les
grands massacres du "sultan rouge", Jean Jaurès se saisit du drame
historique. Le 27 janvier 1895, il publie dans La Petite République
que dirigeait Alexandre Millerand un premier article, « En Arménie ».
Mais il n'a pas encore parlé devant la représentation nationale, et
personne n'imagine même qu'il puisse intervenir dans un débat
précédemment ouvert par des parlementaires catholiques. Il intervient
pourtant le 3 novembre 1896. Son discours en faveur des Arméniens
prend place dans la discussion « d'interpellations relatives aux
événements d'Arménie ». Jean Jaurès monte à la tribune après les
députés Denys Cochin et Albert de Mun. Il succède également au radical
Gustave-Adolphe Hubbard. Il s'exprime à nouveau sur le sort des
Arméniens le 22 février 1897 au cours d'une interpellation « sur les
intentions du Gouvernement relativement aux événements de Crète », et
encore le 15 mars 1897 lors d'une interpellation groupée « sur
l'action diplomatique du Gouvernement dans les affaires d'Orient ».
Mais le discours du 3 novembre 1896 marque les esprits et les
consciences. Il entre même dans la conscience publique et les
imaginaires littéraires.
Agé de 37 ans, député depuis trois ans seulement, désormais
socialiste, le jeune leader affronte un événement dramatique qui met
en question les droits humains les plus fondamentaux, la survie d'un
peuple et l'honneur de l'Europe tout entière. Cet événement — les
grands massacres commis sur ordre du sultan Abdulhamid II — installe
certains des rouages majeurs du processus de destruction qui allait
s'opérer contre les Arméniens, entre 1915 et 1917, dans l'Empire
ottoman. Durant l'année 1896, les informations rapportées d'Orient
sont devenues gravissimes. 200 000 Arméniens sont exécutés, avec une
sauvagerie extrême, notamment par la cavalerie personnelle du sultan,
les régiments kurdes hamidiye. La tragédie des Arméniens révèle
aussi bien le basculement du pouvoir d'Abdülhamid dans une tyrannie
sanguinaire que l'échec de la politique européenne de protection des
minorités (prévue dans le traité de Berlin). Elle souligne le péril
auquel conduisent la haine ethnique et la violence politique. Puisque
l'opinion française reste peu ou prou silencieuse, puisque le
gouvernement refuse toute intervention pour ne pas menacer les
intérêts français dans l'Empire ottoman, puisque les Affaires
étrangères écartent même toute investigation sur les faits2,
un groupe déterminé d'intellectuels et de politiques va se charger,
dans la presse et au Parlement, de placer l'Europe et la France devant
leurs responsabilités3Jean Jaurès est l'un d'entre eux.
Son arrivée à la tribune, son discours vibrant
et implacable, son courage devant les lâchetés gouvernementales
frappent les contemporains. Marcel Proust, dans Jean Santeuil,
écrit de 1895 à 1899, a témoigné du souvenir qu'il garda de cette
séance historique. Donnant à Jean Jaurès les traits du député
« Couzon
»4,
le narrateur raconte : « On vient de clore la discussion sur le
massacre d'Arménie. Il est convenu que la France ne fera rien.
Tout à coup, à l'extrême gauche, un homme d'une trentaine d'années, un
peu gros, aux cheveux noirs crépus, et qui vous aurait semblé, si vous
l'aviez observé, en proie à un trouble indéfinissable et comme s'il
hésitait a obéir a une voix intérieure, se balance un instant sur son
banc puis levant le bras d'un geste sans expression, comme arraché par
la coutume qui rend nécessaire cette formalité à qui demande la
parole, se dirige d'un pas vaillant et comme effrayé de la grande
responsabilité qu'il prend, vers la tribune. C'est Couzon. [...] C'est
comme un signal qui retentit longuement dans le cœur de Jean. Et en
voyant les petites jambes de Couzon se hâter disgracieusement vers la
tribune, il lui semble que jamais corps humain n'a exprimé tant de
dignité et de grandeur. »5
La même admiration, le même sentiment de
l'histoire qui s'écrit vont continuer à traverser les pages des poètes
et des historiens. En 2006, Raymond Kévorkian, auteur de la première
somme historique française sur le génocide des Arméniens, témoigne lui
aussi du moment historique du discours de Jean Jaurès : « Sa première
intervention a lieu le 3 novembre 1896, à la tribune du Parlement,
plein à craquer. La séance est ouverte par Denys Cochin, mais J.
Jaurès ne prend la parole qu'après les interventions des cercles
conservateurs. C'est une surprise, car personne ne s'attendait à le
voir intervenir sur un sujet de politique étrangère. L'effet en est
considérable sur l'assistance et l'opinion publique ; il met notamment
en accusation le gouvernement de la République pour la politique qu'il
a menée depuis quatre ans à l'égard de la Turquie. Son discours d'une
heure et demi marque les véritables débuts du mouvement arménophile en
France. Les journaux parisiens, dont chacun sait qu'ils reçoivent de
généreux subsides des agents du sultan ottoman, changent alors de
ton.
»6
L'intervention de Jean Jaurès à la Chambre
excède largement le simple mouvement conduisant à la formation d'un
parti arménophile en France. Le jeune député socialiste ne se
transforme pas en porte-parole des seuls Arméniens. Son action se veut
plus haute. Dans la solennité de son discours et dans sa volonté de
briser les complicités françaises, il affirme que la justice ne
connaît pas de frontières et que la morale démocratique impose le combat
contre la tyrannie où qu'elle soit. L'espoir suscité par
l'intervention de Jean Jaurès l'est autant pour les Arméniens que pour
la défense de l'idéal démocratique. Son engagement à travers de
solennels discours7
éclaire la vérité d'un homme et le sens d'une politique. Pour la
première fois, Jean Jaurès affronte l'histoire pour tenter d'en
modifier le cours. Marcel Proust le ressent avec passion. L'exemple de Couzon-Jaurès lui inspire les réflexions les plus décisives sur le
courage et la vérité des hommes, capables de se dresser devant les
crimes des États : « La vie
et surtout la vie politique n'est-elle pas une lutte, et puisque les
méchants sont armés de toutes les manières il est du devoir des justes
de l'être aussi, quand ce ne serait que pour ne pas laisser périr
la
justice. »8
.
Jean Jaurès n'est cependant pas le seul socialiste ni même le seul
parlementaire à dénoncer les grands massacres commis contre les
Arméniens de l'Empire ottoman. Mais la place de cet engagement dans
l'histoire intellectuelle et politique du leader socialiste est
capitale. Jean Jaurès, comme Charles Péguy, s'y réfère à plusieurs
reprises au tournant du siècle, notamment durant l'affaire Dreyfus qui
voit les réseaux français pro-arméniens se remobiliser en faveur de la
justice et de la vérité9.
Et la naissance, en octobre 1900, de la revue Pro Armenia
découle en droite ligne du renforcement de l'ancien combat par la
dynamique dreyfusarde10.
Le socialisme français à l'épreuve du massacre d'Adana.
L'aveuglement doctrinaire11
Les journées insurrectionnelles de Constantinople des 23
et 24 juillet 1908 aboutissent à la chute du régime hamidien. Jean Jaurès et les socialistes européens, ainsi que de
nombreux intellectuels ou dirigeants progressistes et libéraux, saluent l'avènement de la révolution, promesse de
liberté et d'avenir pour les Ottomans, menée par le mouvement progressiste et laïc des « jeunes-Turcs ». Une
nation moderne pouvait naître à l'aube d'un siècle nouveau. Jean Jaurès s'enthousiasme pour la révolution
jeune-turque. Comme un soutien accordé au mouvement
régénérateur, la publication de Pro Armenia est suspendue en septembre 1908. La communauté arménienne
retrouve un destin politique, avec ce mouvement des
libertés dans lequel elle s'engage. Les leaders politiques
arméniens sont nombreux à s'impliquer aux côtés des
Jeunes-Turcs. Ils contribuent fortement à l'installation du
nouveau régime qu'ils ancrent dans un projet démocratique12. Lorsqu'une contre-révolution tente, le 11 avril
1909, de briser à Constantinople le régime à peine naissant,
plusieurs des dirigeants jeunes-turcs trouvent refuge chez
les dirigeants nationalistes arméniens de la capitale qui les
protègent efficacement. Ceux-ci, tels le député Miros Haladjian, se révèlent d'ardents démocrates prêts à risquer
leur vie pour défendre la révolution jeune-turque.
L'hostilité à l'égard des jeunes-Turcs et du rôle de leaders
arméniens dans le mouvement explique également la
montée des tensions dans la province de Cilicie qui
n'avait pas été touchée par les « grands massacres » de
1894-1896. L'importante communauté arménienne de sa
capitale, Adana, est visée par une série de provocations
émanant des autorités locales et d'activistes musulmans.
Les Arméniens décident d'y résister, y compris en s'armant.
Les 14, 15 et 16 avril 1909, ils sont la cible de massacres perpétrés
par des éléments turcs avec la complicité des forces de l'ordre.
Plusieurs centaines de morts sont relevés dans les ruines des maisons
arméniennes. Pressé par les puissances européennes, le gouvernement
jeune-turc — qui est parvenu à vaincre la contre-révolution — décide
de l'envoi de contingents militaires afin d'assurer la protection de
la communauté arménienne. A cette dernière est cependant demandé son
désarmement. Mais, lorsque les soldats turcs pénètrent dans Adana, ils
massacrent à leur tour les Arméniens, durant trois jours, les 25, 26
et
27 avril 190913. L'ampleur et le degré de
violence des massacres sont bien plus élevés que lors du premier
massacre. Plus de 20 000 Arméniens périssent, la majorité dans des
souffrances extrêmes.
Le nombre des assaillants, leur qualité guerrière, l'emploi d'armes de guerre contre des populations désarmées expliquent l'ampleur des
bilans — accrus encore par la situation de grande faiblesse des cibles arméniennes qui sortent d'un premier épisode de terreur. Les reportages journalistiques14, les récits
littéraires15
et les nombreux
témoignages directs recueillis dans la ville soulignent l'effroi des
observateurs devant le niveau de destruction des biens, des personnes
et des corps eux-mêmes. Les
documents photographiques montrent quant à eux des quartiers arméniens
comme détruits par un bombardement ininterrompu. Ces pièces d'un
dossier accablant16
parviennent rapidement en France d'autant que des navires militaires
français mouillent dans la rade de Mersin, à trente kilomètres
d'Adana. Les marins français sont les témoins des atrocités17. La
terreur infligée par l'armée régulière envoyée en mission de paix a
été voulue par les autorités locales et encouragée par de hauts
responsables jeunes-turcs à Constantinople.
Au gouvernement français que préside Georges
Clemenceau, engagé quinze ans plus tôt contre les
grands massacres de 1894-189618, la politique est à la
non-intervention. Le président du Conseil finit par
ordonner aux navires français de recueillir les survivants
de la petite ville côtière de Kessab19 après que les
informations les plus dramatiques aient alerté l'opinion. Son
ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon apparaît
plus déterminé devant la représentation nationale, du
moins verbalement. Car le constat des horreurs perpétrées sur les Arméniens de Cilicie ne débouche sur
aucune action concrète. Il s'agit de ne pas fragiliser le
nouveau régime, perçu comme progressiste et moderne,
dont l'arrivée était attendue par la diplomatie européenne
particulièrement française. Depuis la révolution jeune
turque, une vague de turcophilie a saisi l'opinion
publique, le monde intellectuel et les élites politiques.
Confronté aux massacres d'Adana, le gouvernement de
Georges Clemenceau décide d'une présentation partielle
de l'événement et minimise le rôle de l'armée. il bénéficie pourtant, pour son information, des dépêches
circonstanciées qu'adressent au Quai des diplomates
sans concessions20. Le 17 mai 1909, au cours de son
intervention à la Chambre des députés, Stephen Pichon
déclare que les troupes ottomanes envoyées par
Constantinople sur pression des Européens ont « participé » au massacre des populations qu'elles avaient pour
mission de protéger21,
Pour des raisons qui ne tiennent pas seulement au sentiment général des Français22,
Jean Jaurès contribue à
l'exonération des responsabilités des jeunes-Turcs et au
refus d'une quelconque intervention pour sauver les
Arméniens d'Adana, du moins les quelques milliers de
survivants après le double massacre d'avril. Dès que
l'information est parvenue en Europe de la reprise des
massacres arméniens à grande échelle dans l'Empire ottoman, le leader socialiste publie dans L'Humanité qu'il
dirige un court article, le 7 mai 1909. Ti regrette bien sûr
ces violences, mais il les interprète comme un héritage de
l'ancien régime hamidien, responsable des grands massacres de 1894-1896, et que la révolution jeune-turque a
finalement balayé. Il conserve à cette dernière sa
confiance dans sa volonté de mettre fin aux persécutions
anti-arméniennes23. Jean Jaurès voit les Jeunes-Turcs
comme une chance unique pour l'Empire ottoman d'accomplir sa régénération. Intervenant brièvement au cours du
débat du 17 mai 1909 à la Chambre des députés, il s'oppose
à toute solution d'intervention militaire — incluant l'emploi
des navires français qui ont été dirigés vers Mersin24.
Il
demande que soit diligentée à la place une action diplômatique auprès de La Porte (le gouvernement ottoman) et que
des instructions fermes soient adressées à l'ambassadeur
français — trop lié selon lui à l'ancien pouvoir hamidien25.
La position de jean Jaurès sur les massacres d' Adana se
situe à l'opposé de celle qui l'avait conduit à s'engager si
nettement pour sauver les Arméniens en 1896. Le leader
socialiste place la solidarité des mouvements progressistes au-dessus des impératifs d'humanité et de
protection des minorités. Le fait que ces dernières soient,
avec les massacres d' Adana, des communautés religieuses, pourrait même encourager
Jean Jaurès à choisir
la défense d'un régime qui incarne à ses yeux la marche
de l'Empire vers un Etat laïc. Au-delà, c'est même l'avenir des peuples orientaux qui est posé, des peuples que
l'Europe maintient sous des formes variées mais réelles
de soumission et qui attendent leur libération. Pour la
première fois depuis près d'un siècle un grand pays
musulman se trouve en position de rejeter l'impérialisme
européen, de s'arracher à la barbarie ancestrale, d'entrer
dans la voie de la modernité, Les jeunes-Turcs représentent ces démocrates dont jean Jaurès espérait tant
l'avènement en 1896. Il n'est donc pas concevable ni
raisonnable de contrecarrer leurs efforts de libération par
une mise en accusation dans l'affaire d'Adana, et cela
d'autant plus que le partage des responsabilités ne lui
semble pas clairement établi.
Jean Jaurès subit aussi les demandes pressantes de représentants jeunes-turcs l'appelant à ne pas interrompre la
révolution en cours26. La position du mouvement révolutionnaire arménien, qui s'est identifié à la cause
jeune-turque, est bien plus critique. Les réserves du parti
Daschnak (FRA), membre de la Deuxième Internationale
depuis 1907, ne résistent pas à la nécessité de maintenir
l'alliance avec le Comité Union et Progrès. Les Arméniens
cèdent aux pressions. Au congrès de 1910 de l'Internationale
socialiste, qui se tient à Copenhague, le rapport du parti
Daschnak souligne qu'en dépit des critiques, le nouveau
régime doit continuer d'être reconnu comme « une délivrance, après l'enfer hamidien »27. Lors de son intervention
parlementaire du 17 mai 1909, ou dans ses articles sur la
situation des mondes orientaux, Jean Jaurès reste muet
sur les événements de 1894-1896 et sur son engagement
de l'époque. Ces faits sont pour lui révolus avec la page
nouvelle écrite par la révolution jeune-turque. Il y a pourtant, proches de
Jean Jaurès, des socialistes et des
intellectuels qui refusent de passer les massacres d'Adana
par les pertes et profits de la cause révolutionnaire.
Ni la SFIO ni même L'Humanité ne parlent d'une même
voix sur la question. Francis de Pressensé, président de la
Ligue des droits de l'Homme, mais aussi responsable de la
rubrique internationale du quotidien de Jean Jaurès et
actif défenseur de longue date de la cause arménienne,
n'est visiblement pas en accord avec son directeur28.
C'est le cas aussi de Jean Longuet, rédacteur au journal
et spécialiste des questions internationales au parti. Tous
deux sont pourtant très proches, politiquement et personnellement, de Jean Jaurès. Dès l'avènement de la
révolution, jean Longuet s'était inquiété de la tentation
du centralisme autoritaire et de ses conséquences sur la
société pluriethnique et multilinguistique de l'Empire29.
Par soumission à la discipline du parti, il avait cependant
accepté de suivre la position majoritaire. En tant que
secrétaire de Pro Armenia, il avait même procédé en
septembre 1908 à la suspension de la revue30. Mais il
reprend son indépendance à l'annonce des massacres
d'avril 1909. Sous le titre « Les tueries d'Adana », il
publie dans L'Humanité du 9 mai 1909 une relation
implacable des violences ottomanes. Et il avertit solennellement le nouveau régime. « L'honneur et l'intérêt des
jeunes-Turcs exigent la cessation immédiate de ces
horreurs, une répression sévère contre leurs auteurs, des
secours efficaces pour les survivants pillés, ruinés, voués
à la famine. Il est certain qu'ils ont déjà trop tardé à agir.
Il n'a fallu rien moins que l'énergie de nos amis les députés arméniens Zohrah et Vartkès pour amener la Chambre
ottomane à voter en principe la punition des coupables.
[...] La moindre indulgence, la moindre faiblesse à
l'égard de ces bandits serait de la complicité, qui placerait
les maîtres de l'heure aussi bas que le Grand Assassin lui
même, dans l'opinion du monde civilisé. L'impunité des
massacreurs d'il y a treize ans a seule permis le renouvellement actuel de leurs sinistres exploits.»31
Des parlementaires disposant d'un fort capital intellectuel se mobilisent, en conformité avec leurs engagements
passés. Très impliqué en 1896 aux côtés de Jean Jaurès,
le député conservateur Denys Cochin interpelle vigoureusement Stephen Pichon à l'ouverture du débat
parlementaire du 17 mai 1909. Il mentionne explicitement
le précédent des grands massacres hamidiens. Il critique
l'usage dérisoire fait des navires français dans le sauvetage des survivants. Il demande qu'une mise en demeure
définitive soit faite en direction de La Porte32. Il avertit le
nouveau pouvoir qu'il doit « prouver sa volonté de suivre
les règles de la civilisation »33. Il conclut sur les pleines
responsabilités de ce dernier dans les massacres d'Adana.
Il finit par contraindre le ministre français des Affaires
étrangères à s'engager dans une déclaration énergique en
direction des Jeunes-Turcs. Mais jean Jaurès n'est pas
présent dans ce combat de 1909. La croyance dans la
solidarité internationale des révolutionnaires et la menace
de l'impérialisme européen l'amènent à renoncer à une compréhension
critique de la réalité du pouvoir turc. Il
infirme sa proclamation du 24 janvier 1898, quand il
annonçait que « toutes les fois qu'il y a eu dans le monde
des victimes de l'arbitraire, le parti socialiste a protesté ».
Le doctrinaire l'a emporté là sur le démocrate. Jean
Jaurès travaillait à la réalisation d'un but de paix et de
justice — qui se révéla impossible —, celui d'arracher
l'Europe à l'impérialisme afin de conjurer la marche vers
la guerre. L'avènement du régime jeune-turc lui paraissait
de nature à contrer cet engrenage de la guerre mondiale.
En réalité, il y contribua et l'accompagna des horreurs
insurmontables du génocide contre les Arméniens.
Les massacres arméniens commis dans et par l'Empire
ottoman dominé par des engrenages de dictature, de
nationalisme et de violence constituèrent bien une fêlure
dans l'itinéraire républicain et socialiste de jean Jaurès.
En 1896, celui-ci rompait avec la soumission française
aux intérêts impérialistes ; en cela, il affirmait — comme
ïl le fera un an et quelques mois plus tard avec son engagement dans l'affaire Dreyfus — la dimension morale du
socialisme capable de se réformer, de s'arracher aux logiques de
classes et d'idéologie. En 1909, Jean Jaurès
rejetait cette ambition au profit d'une promesse d'avenir
qui suspendait son jugement critique. La fêlure fut réelle.
Elle ne donne que plus d'intérêt à l'étude de la biographie
du personnage historique.
1.cf. Madeleine Rebérioux «
Jaurès et la Turquie », Jean Jaurès. Bulletin de la SEJ.n°
109.avril-juin 1988, pp. 8-10 et « Jaurès et les Arméniens »>_Jean
Jaurès. Bulletin de la SEJ, n° 121, mai-juillet 1991.pp. 4-9.
▲
2. Le Livre jaune français sur
les grands massacres d'Arménie ne verra le jour qu'en 1897 au moment
où ceux-ci avaient cessé - notamment sous la pression
internationale.▲
3„ Voir notre article, avec Gilles Pécout :« Les
intellectuels français face aux massacres d'Arménie », in André
Gueslin et Dominique Kalifa (dir.), Les exclus en Europe,
Paris, Editions de l'Atelier 1999, pp. 323-344▲
4, Cf Gilles Ca rida r, « Couzon, le Jaurès de Marcel
Proust », Eluriretin de o 58, n° i i8 u illet-septern bre
1990.pp..13-15,et MadeleineRebérioux, « Jaurès et les Arméniens 4,
id., n'et m i-juillet 1991, pp.4-9.▲
5. Marcel Proust, Jean Santeil, préface
d'André Maurois, Paris, Gallimard, 1952, pp. 316-318.▲
6. Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens,
Paris, Odile Jacob, 2006, p. 23▲
7. Ses discours ont été réédites sous le titre il faut
sauver les Arméniens dans une édition criique réalisée par nos soins
(Paris, Mille et une nuits, 2006).▲
8. Marcel Proust Jean Santeuil, op.cit. pp.
322-323▲
9.Le 24 janvier 1898, Jean Jaurès intervient une
nouvelle fois dans la crise ouverte par la publication de « J'accuse..
! » d'Emile Zola. Il parle à la tribune de la Chambre " j'ose dire
même que toutes les fois qu'il y a eu dans le monde des victimes de
l'arbitraire, le parti socialiste a protesté.. (Très bien, très bien à
l'extrême gauche.). Et puisque, messieurs, on semble mêler à ce débat,
pour y glisser je ne sais quel soupçon détestable, des questions de
religion ou de race, je rappellerai que lorsque,. dans un débat
récent, de tout autre proportion, il est vrai., de tout autre ampleur
et portée, lorsqu'il s'agissait des victimes de la barbarie en Orient,
nous ne nous sommes pas demandés si c'étaient (les chrétiens ou des
catholiques abandonnés ici par le parti catholique. (Applaudissements
à l'extrême gauche.). Quelle que fût la race...[...], quelle que fût
la religion, la forme et la victime de l'oppression et de l'Iniquité,
nous avons protesté toujours, et voilà pourquoi envers un juif comme
envers tout autre, nous avons le droit de réclamer l'observation des
garanties légales. (Nouveaux applaudissements à l'extrême gauche...)
(cité in Le Parlement et l'affaire Dreyfus1894-1906., Douze années
pour la vérité, préface de Laurent Fabius, introduction de Madeleine
Rebérioux, édition par Vincent Duclert, Paris, Assemblée nalionale/Société
d'études jaurésiennes, 1998, p. 78.▲
10.Jean Jaurès et Georges Clemenceau font partie du
comité d'édition. Le premier numéro parut le 25 novembre 1900 sous les
auspices de la Librairie Bellais.▲
11. Ces développements reposent sur la recherche que nous avons menée
surr les massacres d'Adana, dont un premier bilan a été dressé dans
une intervention au colloque « Adana 1909, History Memory, and
ideritity from a Hundred Year Perspective d'Emirgan-Istanbul (6
et 7 novembre 2009) notamment organisé par l'université du Bosphore et
l'université de Sabanci « Policy of silence in 1909: France, Europe
and the Adana Massacres ».▲
12. Raymond Kévortian, Le génocide des Arméniens, op. cit., p
p..17-96 (chapitre 1).▲
13. Sur les massacres d'Adana. voir la livraison de
la Revue d'histoire arménienne conternporaine dirigée par Raymond
Kévorkian,« La Cilicie (1909-1921), des massacres d'Adana au mandat
français » (t.III.1999)..▲
14. Voir les deux longs articles de l'envoyé spécial
du Matin à Adana, Antonio Scarfoglio, dans les éditions du set
du 7 mai 1909 du quotidien.▲
15. Au milieu de cette littérature décrivant la
destruction émerge Parmi les ruines, de Zabel Essayan. Membre
d'une commission d'enquête sur les massacres d'Adana, la romancière
arménienne écrivit ce chef-d'œuvre en1911. Ce livre est demeuré inédit
en langue française et anglaise, à :exception d'extraits traduits et
publiés. Voir notamment Chouchik Dasnabédian,Zabel Essayan ou
l'univers lumineux de la littérature , Antélias (Liban),
Catholicossat Arménien de Cilicie,1988 (« Dans les ruines
»,pp107-110), et Marc Nichianian, Writers of Disaster Arrnenian
Literature in the Twentieth Century, vol 1, The National
Revolution, London and Princeton, Gornidas Institute, 2002 (« In
the Ruins »,.pp.. 315-345).▲
16. Georges Brézols a réuni une grande partie de
cette documentation dans un ouvrage publié en 1911: Les Turcs ont
passe là... Recueil de documents, dossiers rapports, requêtes,
protestations, suppliques et enquêtes, établissant la vérité sur les
massacres d'Adana en 1909. Paris, chez l'auteur (66, bd d'Ornano), (rééd.,
Paris, Le Cercle des Ecrits Caucasiens, 2009). Le titre fait référence
au vers de Victor Hugo dans « L'Enfant grec » « Les Turcs
ont passé là, tout est ruine et deuil... ». Voir également M.
Serapian, Les Vêpres ciliciennes, Alexandrie, Della Roca, 1909,
et Jean d'Annezay, Au Pays des massacres Saignée arménienne de 1909,
Paris, Blond et Cie, 1910 (ce texte a été réédité en complément de la
réédition du livre d'Alexandre Adossides de 1910, Arméniens et
Jeunes-Turcs. Les massacres de Cilicie, Paris, Le Cercle des
écrits caucasiens, 2009). L'ouvrage de Fredrick Zaccheus Duckett
Ferriman, Turkish Atrocities. The Young Turks the truth about the
Holocaust of Adana in Asia Minor, during April 1909. Londres 1913,
a été traduit par Le Cercle des écrits caucasiens en 2009 sous le
titre Les jeunes turcs et la vérité sur l'holocauste d'Adana en
Asie Mineure en avril 1909 (traduction de Jean Bariguian); on
notera ici l'emploi du terme « holocauste ».▲
17. Le 7 mai 1909, Le Figaro publiait sur trois colonnes à la une le
témoignage d'un officier de marine embarqué à bord du Victor Hugo.
Il attesta de la vitesse avec laquelle les massacres se
répandirent en Cilicie, les scènes terribles de meurtre, les corps
innombrables flottant sur l'eau, et la passivité des grandes
puissances européennes.▲
18. Cf Les massacres d'Arménie. Témoignages des
victimes, préface de
Georges Clemenceau, Paris, Mercure de France, 1896.▲
19. 1450 Arméniens fuyant les massacres seront embarqués sur les
navires français. Voir Georges Kevorkianr La flotte française au
secours des Arméniens en 1909 et en 1915, préface du vice amiral
Henri Darrieus,
Paris, Editions Marines, 2008.▲
20. L'action du consul
de France Fernand Roqueferrier à Alep fut jugée exceptionnelle. Celle
des consuls de Mersin et d'Adana resta beaucoup moins mémorable.▲
21. Stephen Pichon déclare devant la représentation nationale :« Il
est arrivé malheureusement que des troupes qui avaient été envoyées
pour prévenir et réprimer les attentats y ont. au contraire,
participé. Le fait est exact » (cité par Le Temps, 18 mai 1909).. Le
ministre des Affaires étrangères estime à 20.000, le nombre des
victimes arméniennes. Un télégramme en provenance d'Adana et adressé
au député Denys Cochin est annexé au procès verbal de la séance. Il est
accablant pour les autorités ottomanes : « Toutes nos informations,
d'accord avec la presse européenne, constatent la complicité des
troupes dans les effroyables boucheries d'Adana et de la province. Le
second massacre du 25 avril fut opéré par les troupes mêmes envoyées
de Dede Aghatch pour réprimer les désordres. Des scènes d'atrocités
irréparables se sont produites. Toute la Cilicie est ruinée, en proie
à la famine et à la misère ».▲
22. Jean Jaurès peut être aussi considéré comme représentatif d'un
tel mouvement intellectuel et culturel. Voir Alain Quella-Villéger, «
Jean Jaurès et Pierre Loti> de la littérature à la turcophilie ».
Jeanr Jaurès. Bulletin de la SEJ, n°109, avril-juin 1988, pp. 4-7.▲
23. « Les dépêches arrivées hier signalent un redoublement de menaces
et de violences contre les Arméniens. Quand finira le martyre de ce
peuple ? Et faut-il que même l'avènement de la liberté en Turquie ne
suffise point à le protéger contre un fanatisme meurtrier. Nous
ne ferons pas aux Jeunes Turcs l'injure de supposer qu'ils peuvent
rester une minute indifférents à ces tueries. Nous sommes sûrs au
contraire,.qu'à travers toutes les difficultés qui les assaillent, ils
auront comme premier souci d'empêcher le retour des abominables
massacres qui ont déshonoré l'ancien régime.. Nous faisons des vœux ardents pour que leur action soit efficace et prompte. Ce serait
vraiment une triste chose si le plus horrible lambeau du régime
ancien se prolongeait dans le régime nouveau pour le souiller et pour
le corrompre » (Jean Longuet « Massacres Arméniens » L'Humanité,7
mai 1909).▲
24. « Je ne pense pas qu'une intervention armée puisse
donner pour les
Arméniens les avantages qu'y voit M. Cochin. Mais je dis qu'une
politique plus ferme et plus claire à Constantinople s'impose » (Jean
laurés. séance de la Chambre des députés, 17 mai 1909, cité par le
Temps, 18 mai 1909).▲
25. « J'estime que c'est un ma ie Jr pour a rance et la Turquie que la
France ait été au cœur de cette redoutable crise trop représentée par
des hommes qui avaient des attaches trop intimes arec le régime
hamidien » (Jean Jaures,▲
26. Cf « Djavid Bey et
le syndicalisme », Mecheroutiette, n°31, 1912. Lettre à
Monsieur Jaurès Mecheroutiette, n°43, 1913▲
27. « Inutile de le dire, ce parlementarisme ottoman laisse beaucoup
à désirer. C'est la prédominance d e l'élément turc, c'est la presque dictature
d'un Comité. Certes, le régime actuel est toujours
une délivrance, après l'enfer hamidien ; un grand souffle de
liberté passe sur ces régions ténébreuses, où naguère le sang coulait
à flots. Mais au point de vue de la réforme fondamentale, l'œuvre de ce nouveau régime est pour l'instant
insignifiante. Les nationalités non turques ne sort reconnues par la loi que comme des
"communautés religieuses" (cité par Jean-Marie Carzou, Arménie
1915. Un génocide exemplaire, Paris, Flammarion 1975. p.95}.▲
28. Cf Rémi Fabre, Francis de Pressensé la défense des droits de
l'homme. Un intellectuel au combat,
Rennes,. PUR, 2004.▲
29.Cf. « Un plan d'action Les dangers du centralisme autoritaire
», L'Humanité, 25 septembre 1908. sur Jean Longuet voir Gilles Candar,
Jean Longuet. Un internationaliste â l'épreuve de l'histoire,.
Rennes, PUR, 2007.▲
30. Grâce à Pierre Quillard, Victor Bérard, Francis de Pressensé et
Jean Longuet, la revue reparut le10 décembre 1912, sous le titre
nouveau de Pour les peuples d'Orient. Elle retrouva son titre initial en décembre 1913.▲
31. Jean Longuet « Les tueries d'Adana »›L'Humanité 9
mai 1909.▲
32.
« Notre diplomatie doit agir plus franchement qu'elle n'a fait jusqu'ici, et
pour empêcher que le
nouveau régime ne se déshonore et ne se perde par des crimes comme
ceux qui ont déshonoré et
perdu l'ancien » (Denys Cochin, séance du 17 rnai 1909 de la Chambre
des députés,. cité par Le Temps.18 Mai 1909)..▲
33. Ibid
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