De la
mélancolie au génocide : le Deuil empêché Le mélancolique souffre d’un deuil interminable, le survivant du génocide et ses descendants souffrent d’un deuil impossible, deuil qui se transmet au fil des générations. L’écrivain et cinéaste Rithy Panh dit que « c’est un chagrin sans fin ; images ineffaçables, gestes impossibles désormais, silences qui me poursuivent. »[1]
Nous allons revenir sur les phénomènes du deuil, de la mélancolie, en continuité de la recherche conduite en master un pour en distinguer les similitudes et les différences avec le deuil gelé que constitue la suite d’un génocide.
Le Deuil empêché
1-A- Le deuil empêché : Freud s’est intéressé au deuil à partir de sa pathologie, la mélancolie. Le mélancolique, endeuillé éternel ne peut renoncer à son objet d’amour. Si le premier objet auquel on doit renoncer est bien la mère en tant que totalité, que Chose, la capacité de deuil apparait comme fondamentale. C’est sur le deuil de la totalité, sur cette insatisfaction fondamentale que l’humain se construit. L’insatisfaction fondamentale est de structure.
La dépression est-elle
donc le fond du psychisme ? Le sujet est toujours déterminé par ce à quoi il
a fallu renoncer ; c’est à partir de ce renoncement qu’il est possible de
soutenir un désir. En somme, ce à quoi il faut renoncer, c’est le même afin
d’accepter la différence.
Ainsi, on peut
considérer que la capacité de deuil est fondatrice de l’humain et du sujet.
Pouvoir accomplir le deuil ou retrouver la capacité à l’accomplir pour le
sujet victime de génocide et ses descendants est fondateur. Nous reviendrons
sur ces points.
En premier
lieu, rappelons ce qu’est le deuil, son processus, ses lieux psychiques
d’inscription, en reprenant les éléments de master un, qui s’appuient sur
le texte Ephémérité de Freud et voyons en quoi le mélancolique est
empêché dans l’accomplissement de ce processus psychique., tout comme le
descendant de génocide. En quoi leur empêchement est-il semblable ?
distinct ? IA1- Le travail de deuil Nous allons rappeler les phases et dimensions du deuil, en passant par le point de vue Freudien, notamment dans le texte Ephémérité et les mettre en perspective avec le deuil impossible induit par le génocide
Voyons d’abord ce qu’est le
travail de deuil. ; Il comporte trois phases : La période du choc initial,
la période de dépression, la période de rétablissement. La période du choc est riche en émotions, physiquement, relationnellement caractérisée par la sidération, la tristesse, la colère et l’agressivité, la surdité psychique, l’incrédulité, la dénégation voire la confusion, comme un « instant d’éternité » l’endeuillé est placé hors du temps. Nous mettrons cela en parallèle avec la traversée des deuils en cas de génocide ; dans ce cas, cette période semble éternelle.
La période de rétablissement suit : Elle est acceptation puis soulagement. Ce n'est que bien plus tard après l’épisode de dépression qu'apparaît le soulagement, d'abord au cours des rêves « nous reconstruirons tout ce que la guerre a détruit, peut être sur une base plus solide et plus durable qu’auparavant »[2]. La terminaison du deuil se manifeste dans l'élaboration de nouvelles entreprises et de la formation de nouveaux attachements. Ce qui fait la douleur, c’est l’aspect définitif, le « jamais plus ». L’adulte ne supporte pas le néant. En cas de génocide, c’est le néant qui est actualisé.
Qu’en est-il de l’élaboration Freudienne à ce propos ? La position de 1915, telle que nous l’avons vue dans le texte Ephémère destinée évoluera. Une des lettres datée de 1929 en témoigne. Si en 1915, « le deuil est une grande énigme […] un processus douloureux que nous ne comprenons pas et nous ne pouvons le déduire actuellement d’aucune hypothèse. »[3]
En 1929 que Freud ne croit plus que le travail de deuil puisse se résoudre dans la substitution de l’objet perdu et permette par là-même de caractériser le normal. Le travail de deuil est comparable à la métaphore de la cicatrisation d’une amputation ou d’une plaie grave. Les processus et procédures permettant de mener à bien la cicatrisation de la plaie ont eu lieu. Les deux berges de tissus sains se rejoignent et le sang est à nouveau échangé. Mais le tissu, d’abord lésé gravement puis cicatrisé, ne ressemblera plus jamais au tissu précédent. La cicatrice est au début distincte du tissu environnant puis cette différence diminue, même si la cicatrice restera toujours visible. Il sera possible de la regarder, de la montrer, voire même de l’exhiber. Le processus de cicatrisation est toujours long et complexe et il restera, pour toujours, une cicatrice rappelant à tout moment l’histoire passée, pour soi et pour ceux qui la verront. C’est donc le travail de toute une vie.
Ainsi, nous pourrons conclure que les deuils font partie intégrante de notre vie et contribuent à la structurer. Le temps est donc le meilleur ami de l’endeuillé. Finir un deuil, ça ne veut rien dire, il faut le faire de façon à pouvoir réinvestir libidinalement d’autres objets. Le processus du deuil est l'expression manifeste des effets du travail psychologique inconscient qui s'effectue- nommé travail du deuil- au travers de la souffrance et d'un mouvement de régression psychique.
Le deuil se fait essentiellement dans trois dimensions :
La première est la reconnaissance de la réalité de la perte. Elle n'est pas immédiate. Cette réaction de refus est tout à fait normale. Elle sera peu à peu dépassée mais un certain temps est nécessaire. La reconnaissance est porteuse de détresse et de souffrance. Sans souffrance il n'y a pas de deuil.
En cas de génocide, de disparition des corps, le deuil est interminable. Le survivant reste bloqué dans la période du choc initial. Il s’agit d’un choc traumatique. Il reste figé dans la première phase, caractérisée par la sidération. Il est placé hors temps ; le déni de l’agresseur procède également du blocage à la première phase du deuil. Le deuil, au lieu de traverser la vie d’un sujet, traverse le temps de plusieurs générations. « quant il n’ya pas de tombe, le travail de deuil ne s’arrête pas. »[4]
La mélancolie étant un deuil impossible et les suites du génocide un deuil sans fin, voyons ce qui caractérise ce processus. Pour ce faire, en nous appuyant sur les textes de Freud Ephémérité et Deuil et Mélancolie, nous reprendrons ici l’étude conduite en master un.
IA2- Deuil et régression narcissique : Freud a observé que dans la mélancolie, on note une régression narcissique et une substitution de l’objet d’amour, la relation d’amour n’est pas abandonnée en dépit du conflit. Si l’identification est le stade préliminaire du choix d’objet, il y a vœu d’incorporation, rappel du stade cannibalique.
Le mélancolique, lui, supprime l’investissement d’objet, la libido libre est ramenée dans le moi (ou bien déplacée sur un autre objet); il y a identification du moi et de l’objet abandonné. « L’ombre de l’objet »[5] tombe sur le moi qui est jugé comme un objet délaissé. La perte de l’objet est transformée en perte de moi, il y a conflit entre le moi et la personne aimée qui est transformé en scission du surmoi et du moi modifié par identification. Il y a une forte fixation à l’objet d’amour, résistance minime à l’investissement d’objet. On peut faire un lien avec l’hystérie et la névrose de contrainte pour les processus en œuvre. La personne qui a provoqué la perturbation est toujours à rechercher dans l’entourage immédiat du malade. L’investissement d’amour du mélancolique est donc une régression à l’identification reportée au stade du sadisme, sous l’influence du conflit d’ambivalence. Il y a tendance au suicide car retour de l’investissement d’objet, le moi se traitant lui-même comme un objet. En ce sens, l’état amoureux et l’état de suicide sont identiques, le moi étant terrassé par l’objet. On retrouve cela dans Pour introduire le narcissisme, Freud, 1914). L’angoisse d’appauvrissement est dérivée de l’érotisme anal. Le penchant de la mélancolie est de basculer dans la manie, la cyclothymie par la levée du refoulement. Le moi surmontant la perte de l’objet par la manie, il se libère ainsi de l’objet dont il avait souffert, il se met en quête de nouveaux investissements d’objets.
Voyons maintenant comment se situe la topique du deuil. Pour le mélancolique, la voie habituelle du deuil, c'est-à-dire, le passage d’inconscient à préconscient puis conscient, est barrée. Barrée, car il y a des combats d’ambivalence inconscients. Dans La vie sexuelle, Freud nous précise que : « dans les premières phases de la vie amoureuse, l’ambivalence est ouvertement de règle. Chez beaucoup d’hommes ce trait archaïque demeure toute la vie. »[6] (1931). L’issue est de délaisser l’objet pour se retirer sur l’endroit du moi d’où était parti l’investissement, l’amour fuit alors dans le moi, la libido régresse et le processus devient conscient ; il y a régression de la libido au narcissisme.[7]. La régression permet soit de dépasser le deuil, soit d’y rester fixé par un processus mélancolique qui signe un défaut d’élaboration remontant aux phases archaïques de la relation d’objet. Car, comme l’indique Freud dans Ephémère destinée, pour le sujet sain « le deuil termine spontanément son cours »[8].
A ce point nous pouvons énoncer que le survivant du génocide et ses descendants souffrent, comme le mélancolique, mais plus gravement encore, d’un défaut ou plutôt d’un empêchement d’élaboration. Les ressources construites dans les phases archaïques de la relation d’objet font défaut. Le processus spontané du deuil étant de régresser à une phase archaïque de la relation d’objet, nous étudierons dans cette perspective ce qui fonde le sujet et la relation d’objet. En cas de génocide, le sujet est anéanti jusqu’en ses fondations.
En partant du texte
Deuil et mélancolie de Freud 1917[9],
voyons les aspects de la mélancolie.
Dans la mélancolie, l’objet n’est pas réellement mort mais perdu. La perte d’objet est soustraite à la conscience. C’est différent du deuil ou la perte est consciente. Le deuil est une inhibition ou une absence d’intérêt car le travail du deuil absorbe le moi, le monde devient pauvre et vide. L’inhibition mélancolique est énigmatique car il y a aussi appauvrissement du moi, perte d’objet, ambivalence, régression de la libido dans le moi. C’est le moi lui-même qui devient pauvre et vide, il y a un délire de petitesse, surtout moral, insomnie, refus de nourriture, surmontement de l’Eros. On tend vers l’auto-dés-estimation, sans honte devant la mise à nu; s’il y a perte quant à l’objet, on perd le respect de soi et on se perd en auto-accusations, comme Hamlet. Il y a perte quant à son moi. Le moi est clivé, la censure de la conscience morale s’exerce, les auto-accusations du moi, un peu modifiées peuvent s’appliquer à une autre personne que le malade aime ou a aimée. Les reproches contre l’objet d’amour basculent sur le moi propre. Le choix d’objet s’exprime par une liaison de la libido à une personne par vexation ou déception. La relation saine serait un retrait de libido de cet objet, et un déplacement sur un nouvel objet.
Dans le cas du génocide, les accusations du tortionnaire viennent écraser le sujet depuis l’extérieur, la censure est totalitaire. Le mécanisme qui conduit à ce processus est issu des liens libidinaux avec l’objet aimé. Ceci nous amène à l’approche Lacanienne de la relation d’objet.
IA3- Deuil, liens libidinaux, castration :
Dans son texte,
Ephémère Destinée, Freud nous présente le rapport de la libido au
deuil. « un facteur affectif puissant […] qui trouble le jugement »[12]
en lien avec les objets soit aimés, soit détruits, soit perdus.[13]
Concernant le Deuil,
Lacan s’inscrit en conflit avec le texte de Deuil et Mélancolie ;
Freud préconise une rupture minutieuse des liens, une consommation seconde
de la perte de l’objet aimé. Ceci est à nouveau évoqué dans Actuelles sur
la guerre et la mort(1915), la guerre rompant tous les liens,
puis les motions primitives étant dirigées vers d’autres objets, il y a
changement d’objet. Objet délié, auquel on donnera plus tard un substitut.
« Freud nous fait remarquer que le sujet du deuil a affaire à une tâche qui
serait de consommer une seconde fois la perte de l’objet aimé […]et le côté
détaillé, minutieux, de la remémoration de tout ce qui a été vécu du lien
avec l’objet aimé » Cette position n’est pas soutenable en cas de génocide
et de disparition des morts. Ce qui est évoqué ici est la disparition du
lien avec un sujet précisément défini et identifié.
Au regard du génocide, la notion d’objet a, permet de se situer sur un plan plus général que le plan freudien. Il s’agit de reconstituer un objet qui fait partie de la structure. Cela permet d’envisager autrement le travail de reconstruction. Si le sujet, objet de la relation d’amour a disparu, en travaillant en amont sur l’objet a, une possibilité s’ouvre, peut-être, de restaurer le sujet traumatisé ou endeuillé. Le sujet disparu n’étant qu’un substitut de l’objet a.
Le point commun entre deuil, mélancolie, approche Freudienne et approche Lacanienne, est le lien avec la castration, « Nous portons le deuil et nous en ressentons les effets de dévaluation, pour autant que l’objet dont nous portons le deuil était, à notre insu, celui qui s’était fait, que nous avions fait, le support de notre castration […] nous serions essentiellement retournés à cette position de castration ». [16] Ceci nous ramène à l’introduction de cette partie. Le retour aux origines de la construction du sujet, le retour à la perte signée par la castration, espoir d’une voie de reconstruction. Nous examinerons plus tard si cette perspective est possible en cas de génocide ; il convient tout d’abord de préciser ce qu’on entend par complexe de castration.
Lacan précise sa différence théorique avec Freud, concernant la castration. Il précise également la différence entre l’objet a et son image spéculaire. Il convient d’engager un détour théorique sur le complexe de castration pour saisir cette différence.
IA4- Lacan, le spéculaire, l’identification, la séparation : Le schéma sur le complexe de castration donne un aperçu.de la vision lacanienne-(annexe 3).[17] Lacan insiste sur l’identification narcissique « sur la relation spéculaire à l’autre, qui détermine la structure en miroir du moi, dans la constitution duquel l’imaginaire joue un rôle déterminant, intrinsèquement lié à une tendance agressive. »[18] En 1949, Lacan construit le stade du miroir, à partir des travaux d’Henri Wallon qui observa les enfants de 8-9 mois. L’image spéculaire n’est qu’un leurre, rapport au leurre qui persistera pour toute relation d’objet ultérieure :. « Au double rencontré dans le miroir, premier rival, succèdera le rival œdipien ».[19]
Pour Lacan, il y a à distinguer entre l’objet a et le i(a) à savoir son image spéculaire. Le travail du deuil est un temps de maintien des liens à l’objet en tant que Ii(a) c'est-à-dire Idéal de i(a) idéal de l’image de l’objet (a), qui élide la castration : « Le problème du deuil est celui du maintien |…] des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet a, mais à i(a)par quoi est narcissiquement structuré tout amour […] C’est ce qui fait la différence |…] avec ce qui se passe dans la mélancolie et dans la manie. »[20] L’objet a est habituellement » masqué derrière le i(a) du narcissisme et «méconnu dans son essence »[21].
C’est ce qui fait défaut à Freud quant à l’explication du processus de la mélancolie où l’objet triomphe, « l’ombre de l’objet s’abattant sur le moi »et le sujet se retournant contre lui-même.
Le terme du deuil, pour Lacan, est la réduction de I i(a) à a c'est-à-dire la réduction de l’idéal du moi à l’objet. Cela signifie « mettre à jour, apercevoir au fond l’objet a qui sustentait l’objet I i(a), le regard qui sustentait |…] faire apparaitre le a masqué qui soutenait la libido d’objet. »[23]. Le a est anonyme, il fonde l’équivalence entre les différents partenaires ; I i(a) est électif, identifiable. L’objet a est « le principe d’équivalence fondant tous les objets du monde qui peuvent venir comme cible de la libido »[24] ; c’est ce que signifie la fin du travail du deuil ou l’image se réduit à l’objet a. « Dans l’amour, on méconnait le principe d’équivalence des cibles de la libido. »[25] Freud a une position différente, pour lui il n’y a pas de deuil total, donc un objet cible de la libido peut être irremplaçable.
La relation spéculaire étant le début de la relation à l’autre, fait émerger le concept d’identification, fondateur de toute relation d’objet et de tout deuil.
Il faudra donc s’identifier pour pouvoir se séparer.
Pour Lacan comme pour Freud, « nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire j’étais son manque |…] ce que nous donnons dans l’amour, c’est essentiellement ce que nous n’avons pas, et quand ce que nous n’avons pas nous revient, il y a assurément régression. »[26] Il y a processus de défense régressif.
La séparation d’avec l’objet aimé, les lieux aimés, la beauté s’appuie sur les séparations initiales, les coupures. A la différence de Freud, Lacan situe l’initiale à la naissance, mais non pas comme séparation d’avec la mère mais comme séparation d’avec les enveloppes embryonnaires. C’est la première coupure. Lacan fait le parallèle entre les enveloppes embryonnaires qui se détachent de l’embryon et le cross-cap d’où se sépare l’objet a. « enveloppes pré-spéculaires éléments du corps de l’enfant ».[31]
Dans le cas du génocide et de disparition des corps, il y a identification totale avec l’objet aimé, à un stade antérieur au stade du miroir, par incorporation.
Nous savons que le deuil si douloureux qu’il puisse être, termine spontanément son cours. Lorsqu’il a renoncé à tout ce qui était perdu, il s’est également consumé lui-même, et voici que notre libido redevient libre […] pour remplacer les objets perdus par des objets nouveaux, si possible tout aussi précieux ou plus précieux. » [32]
Pour le survivant du génocide et ses descendants, le deuil ne se termine pas spontanément puisqu’il ne peut renoncer à tout ce qui était perdu. D’autres phénomènes sont en jeu avant de pouvoir accéder à un réinvestissement libidinal. La séparation d’avec l’objet ou les objets aimés ne peut se faire. Du fait même qu’il parle, chaque sujet est endeuillé de la Chose et sera séparé de cette part de lui-même. Hors, en cas de génocide, le sujet est plongé et submergé par la Chose, au niveau collectif et au niveau personnel.
L’objet a du désir soutient le sujet à ce qu’il n’est pas, le phallus. Cet objet est l’objet de l’identification au principe du deuil comme au principe de l’amour. Si pour le mélancolique, l’objet a n’a pas été constitué en tant que tel, il va s’éjecter lui-même via la tentation de suicide, dans le cas du génocide, ce sont tous les sujets, réduits à l’état d’objets, qui seront submergés par la face cannibalique et destructrice de la chose. Il faudrait tuer la mort.
IB- Disparitions, incorporations
IB1 : Un exemple : Le génocide arménien : Lorsque Freud écrit Actuelles sur la guerre et la mort, ou Ephémérité, il ne parle pas du premier génocide de son siècle, le génocide Arménien. Des historiens affirmeront qu’il n’en a pas eu connaissance. L’exemple de ce premier génocide est donc contemporain de Freud.
Le mélancolique ne veut pas croire à la disparition de l’objet aimé. Par le génocide, ce sont les objets, la mort est déshumanisée, les corps disparaissent, c’est la désincarnation. C’est donc un déni d’existence des ces morts.
Ce que nous avons évoqué ci-dessus comme première phase du deuil normal est ici pathologique puisque il y a déni effectif et collectif, réélisé. Les morts perdent leur statut de mort. Cela est relaté pour tous les génocides, au Rwanda où ils sont jetés dans les toilettes. Durant la Shoah où ils sont entassés de façon anonyme ou brûlés.
En Turquie, après le génocide de 1915, tout ce qui pouvait faire trace des Arméniens a été détruit : monuments, inscriptions. Langue interdite, changement de noms, cimetières labourés, déportation de « tous les enfants en âge de se souvenir ».(Taalat Pacha). « A quoi bon reparler d’eux, […] nous les avons liquidés, c’est fini ».[33] Hitler reprendra cela 25 ans plus tard : « qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? ». Il reprendra aussi l’idée et la technique des chambres à gaz.
Si chaque homme qui nait est attendu dans le monde, la persistance du passé le relie à une origine. Par le génocide, le passé est aboli, il n’y a plus d’origine et plus d’inscription dans la succession des générations. Par exemple, pour les Arméniens, les enfants sont rendus esclaves et turquifiés. A l’identique pour les jeunes filles qui sauvent ainsi leur vie mais perdent leur origine. W. G. Sebald écrit : « regardant des photographies et des documentaires datant de la guerre, […], il me semble que c’est de là que je viens [] et que tombe sur moi, venue de cette ère d’atrocités que je n’ai pas vécue, une ombre à laquelle je n’arriverai jamais à me soustraire tout à fait. »[34] . On pense à Freud et à « ‘l’ombre de l’objet qui tomba sur le moi » (Deuil et Mélancolie). La transmission de la vie n’est pas possible : En effet « Chaque fois que la mise généalogique pour un sujet est perdue, la vie ne vit pas. »[35]
Pas de sépulture, pas de possibilité pour les proches de pleurer le corps du disparu. Par exemple, les cimetières sont labourés, les archives cachées ou détruites. Le souvenir est enfoui, recouvert, oublié. Ainsi sur le site Hérodote. Net, éditeur de documents d’histoire, on trouve ces lignes : « C'est seulement dans les années 1980 que l'opinion publique occidentale a retrouvé le souvenir de ce génocide, à l'investigation de l'Église arménienne et des jeunes militants de la troisième génération, dont certains n'ont pas hésité à recourir à des attentats contre les intérêts turcs. Les historiens multiplient depuis lors les enquêtes et les témoignages sur ce génocide, le premier du siècle. » [36] Les rescapés du génocide du Rwanda racontent que les bourreaux détruisaient les albums photos.
C’est l’ effacement de la trace de ceux qui ont été détruits, le mort devient anonyme, ce qui confirme la version absurde que le mort n’a jamais existé puisqu’il n’a jamais été humain. Sur le site Mes arménies, on trouve un article intitulé « organiser l’oubli », qui indique : « Le régime kémaliste poursuivit sur tous les fronts la politique du Comité Union et Progrès, consistant à effacer les traces physiques de l’existence des Arméniens : les monuments d’architecture furent mutilés, détruits et débarrassés de leurs éléments décoratifs. Bien que les Arméniens ne fussent plus là, d’une certaine manière ils demeuraient trop visibles. Dans la ville de Diyarbakir, une étape importante de l’effacement de la mémoire consista à raser ses cimetières arméniens »[37]. La recherche historique est empêchée. En 1923 l’histoire turque est réécrite en caractères latins. L’écriture Osmanli, dans laquelle les documents de l’époque étaient rédigés n’est plus utilisée. Les documents ont été expurgés.
IB2-Disparition des morts, du rituel, de la sépulture : Frédérique Bacqué insiste sur la dépouille mortelle et les restes comme de première importance, preuve de la mort et signification de la séparation. Prenant l’exemple du corps absent des familles de pêcheurs disparus en mer, elle parle de corps de substitution. Une nappe blanche sur laquelle sont disposées des serviettes pliées, au croisement desquelles on place une petite croix de cire bénie permet à la croix de jouer le rôle du corps du disparu ; C’est une façon de symboliser, les croix étant ensuite enterrées. La reconnaissance de la mort est indispensable pour accepter l’absence et relancer le travail de deuil.
Ainsi les commémorations (le 24 avril pour les Arméniens par exemple) sont-elles un moment de recueillement collectif qui peut faire suppléance et constituer un carrefour psychosocial du deuil. « Lorsque le chagrin ne peut s’exprimer, le deuil reste souvent bloqué, soit au stade de la sidération, soit au stade des protestations, de la révolte marquée par des comportements de recherche du défunt. ». Ce sont ces phénomènes et comportements que l’on peut observer dans la suite des génocides : des blocages du travail de deuil. S’agissant du génocide, il s’agit de deuils trans-générationnels. « face à un deuil collectif, les questions de l’information et de l’annonce de la nouvelle sont primordiales [..] C’est l’assurance que la société entière n’a pas sombré dans le chaos ». [38]
Le peuple ravalé au rang de « sous-hommes », voire pire, est exclu et assassiné. Non content de faire disparaitre les marques d’appartenance à la communauté des vivants, d’interdire les rituels, d’effacer la mémoire du passé et de l’avenir, de supprimer les traces des atrocités, il s’agissait d’ôter la mort. La vie tuée, la mort tuée. Cela touche à un autre fondement de la civilisation et de l’humanité : la ritualisation de la mort qui signifie la limite vie et mort. La limite n’existe plus. La ritualisation de la mort n’est pas possible. Les corps ne sont pas ensevelis. Il n’existe pas alors de lieu pour honorer la mémoire du mort.« Comment dire, les morts ne sont pas chez eux » [39] Le deuil et l’expression du deuil sont empêchés.
La disparition se substitue à l’absence. Cela ramène le sujet au stade antérieur au fort-da, ou l’absence est absence définitive et terrorisante sans élaboration de la distance et de la présence absence par construction précoce du lien symbolique.
Faute de sépulture, les morts sont incorporés. « La sépulture trace la distinction entre le mort et le vivant. En tant que marque spécifique de l’humain, elle indique la présence de l’ordre symbolique. »[40]. Les corps des survivants s’offrent comme enveloppe pour les lambeaux des morts. C’est le même processus que pour la mélancolie.
Le rituel définit l’ensemble des règles et rites d’une religion ou d’une organisation ; il permet la transition d’un état à un autre. Ainsi le rituel du deuil permet la transition entre la vie et la mort. Le rituel empêché en cas de génocide, signe l’absence de marqueur social et de symbolisation de la mort. Le rituel est la transition entre explicable et inexplicable, organisateur de la relation, il fait appel à la métaphore et au symbolique. Le rituel mobilise une mémoire partagée par tous les individus du groupe, il a une fonction médiatrice pour la séparation et l’angoisse. Cela permet d’asseoir le sentiment d’appartenance.
Paul-Claude Racamier, dans le Génie des origines, [41] identifie le deuil comme un processus actif. Dans la société bantoue, le défunt reste un mort-vivant qui va être peu à peu repoussé parmi les ancêtres, morts-morts. Les cérémonies mortuaires permettent de détacher les vivants des morts, dés intriquer mort et vivant, distinguer les parts ; Dans le cas du génocide, le défaut de rituel maintient cette intrication, le vivant reste « vivant-mort » et le mort « mort-vivant ». Le temps, pour la société Bantoue, intermédiaire du mort-vif, s’éternalise ; à la disparition progressive qui rend le présent peu à peu absent-présent est substituée une présence totale. Le passage ne peut se faire. Par le génocide, la frontière entre mort et vie est abolie. Le mort n’a pas d’identité : pas de nom, pas de date de naissance sur une tombe, pas de funérailles, pas de sépultures, pas de cadavres reconnus ni d’urnes funéraires.
Seul le rite social des funérailles permettra d’entrer dans le travail de deuil et de donner sens.
Hors, dans le cas des camps par exemple, le rituel est caricaturé, dévoyé, vide de sens et n’est pas un marqueur social mais plutôt un marqueur de déshumanisation. Dans ce monde à l’envers, les rituels humanisants sont remplacés par des rites absurdes, Primo Levi en donne un exemple : « Les rites à accomplir sont infinis et insensés : tous les matins, il faut faire son « lit » de manière qu’il soit parfaitement lisse et plat ; il faut astiquer ses sabots boueux et répugnants. »[42]
Le deuil ne pouvant se manifester , les corps des défunts n’étant pas reconnus, pas accessibles, ayant perdu même le statut de corps mort, seule reste la possibilité d’ensevelissement à l’intérieur du sujet. En cela la suite du génocide reprend le processus de la mélancolie. Il y a identification. Cela nous renvoie aux fondations du mythe freudien et du repas totémique après le meurtre du père
En ce qui concerne l’incorporation, nous pouvons rappeler l’apport théorique de Mélanie Klein, qui indique qu’il s’agit de la réactivation de positions infantiles. Il s’agit bien d’une régression.
Mélanie Klein, dans « le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs »en 1940, reprendra la notion de position « dépressive ». « Dans le deuil normal comme dans le deuil pathologique et dans les états maniaco-dépressifs, la position dépressive infantile est réactivée, soit l’état maniaco-dépressif temporaire et l’état de deuil du développement le plus précoce de l’enfant . » [43]Selon Mélanie Klein, le deuil normal consiste à établir l’objet aimé et perdu à l’intérieur de soi, travail du surmoi qui permet de répéter le travail du deuil visant à réinstaller ses objets aimés internes. . « Le maniaco- dépressif est celui qui n’a pu établir de bons objets internes pendant son enfance, le deuil réussi consistant à réinstaller les bons parents. » [44]. Nous reprendrons cette notion d’intériorisation de l’objet perdu par la suite, e en tant qu’essentielle dans le cas du génocide.
Chacun inclut sa cohorte de fantômes en son sein, pour un deuil impossible à manifester et à élaborer. Rithy Panh déclare que « les morts ont été effacés de la surface de la terre. Leur stèle, c’est nous »[45]. Le peuple des ombres hante les vivants Le chagrin sans fin file le cours des générations. Le deuil devient impossible, au défaut d’une inscription « extérieure ». En effet, le deuil fait appel au registre du symbolique, registre que nous avons identifié comme aboli en cas de génocide. Vivant et humain deviennent incompatibles. Pulsions de vie et de mort sont désintriquées. Le corps n’est plus soutien du désir et incarnation de l’humain. Nous reprendrons ces notions.
IB3- Ensevelir en soi : Seul subsiste le réel horrible non limité par le symbolique, c’est pourquoi la mort psychique « devient alors le seul lieu possible de retour à ce réel non travaillé par le symbolique ».[46] Dans Refus de témoigner, Ruth Kluger parle « d’appâter les fantômes avec la chair du présent. « La mémoire est invocation, et l’invocation efficace relève de la sorcellerie. »[47]
Les survivants et leurs descendants deviennent lieu d’inscription. Cela fait d’eux des corps morcelés. Les corps lors des déportations arméniennes ou des exterminations nazies sont dépecés, morcelés jusqu’à devenir méconnaissables. Ils perdent toute identité. « le morcellement des corps en morceaux innommables, c'est-à-dire non identifiables, non attribuables fait que ces morceaux ne peuvent être réunis en un corps nommable d’un « ayant été vivant » à qui pourrait être rendue une histoire. » [48].
La scène de meurtre incorporée sauve les morts de l’inexistence, mais c’est aussi « garder en soi victime et bourreau, comme inséparables »[49]. Cela nous renvoie au meurtre du père de la horde, meurtre fondateur, mais dans ce cas, inversé. C’est le Père qui est meurtrier. L’absence devient non-pensable, ce qui abolit le stade du miroir, le fort-da, l’espace transitionnel. Dans ce cas l’absence se signifie en disparition irréversible. Le déni fonde une impasse pour les victimes et pour les bourreaux et leurs descendants. « Le désir du meurtrier est donc meurtrier non seulement à cause du meurtre réel qu’il accomplit, mais aussi et encore plus parce qu’il rend le deuil de ce mort impossible. »[50].
Ce moyen d’inscription du deuil est paradoxal quant au lieu (le psychisme du survivant ou du descendant) mais aussi quant au temps. Il se situe dans un hors temps. Hors Histoire. L’effroi pétrifiant est hors-temps. Le survivant n’est ni dans le temps ni dans l’espace, il n’est que le sarcophage de ces morts. Les corps des survivants s’offrent comme enveloppe pour les lambeaux des morts. Cet espace n’est ni celui de la vie, ni celui de la mort. L’incorporation de corps en corps traverse les générations pour former un « corps anonyme » et immortel, dans une tentative de sauver leur humanité. Seule la reconnaissance de leur mort permet aux héritiers de resingulariser les corps éparpillés. Cela permettrait de sortir de l’immortalité imaginaire, enterrer les morts et symboliser.
La mort n’est pas intégrée, tout comme dans le cas de la mélancolie. L’objet est également incorporé dans les deux cas. Hélène Piralian nous indique que ce serait une tentative pour sauver la fonction symbolique, rester ainsi dans l’humain. Le mort devient signifiant du meurtre collectif qui fait brèche dans la destruction totale et devient inscription. Ce serait l’inscription d’un signifiant pur, faute de pouvoir l’inscrire dans les générations. Ainsi, le meurtre génocidaire serait le meurtre de la transmission, en ce sens que le corps du mort incorporé resterait la seule trace possible. Le mort est protégé, mis au secret, encrypté.
La mort n’est intégrée que par l’instance du Père mort, père de la horde pour Freud et instance constitutive du symbolique pour Lacan. Cela permet à un sujet de s’inscrire dans la chaîne signifiante des générations de mortels. En cas de génocide il s’agit de mort réelle et de l’immortalité du père « encrypté ». Le symbolique ayant été aboli, la castration symbolique n’est plus réalisable, toute perte ou tout manque renvoie à la mort réelle, au danger de meurtre. Les larmes versées sont « les larmes pétrifiées versées sur des cendres sans sépulture »[51].
Cette incorporation, ce deuil impossible sont à corréler avec le processus de la mélancolie tel que décrit par Freud. Nous pouvons aussi évoquer le parallèle avec le vampirisme « de masse », puisque le processus génocidaire abolit naissance et mort, ascendance et descendance des persécutés. La mort même est tuée.
Tuer la mort, ce serait tuer le grand Autre. Selon Lacan, lieu des signifiants et gardien des signifiants. C’est le lieu qui permet de transmettre l’ordre symbolique qui inscrit le vivant dans l’humain. C’est le lieu des signifiants de la communauté et le lieu des signifiants du sujet et de son histoire familiale. Ces signifiants permettront d’organiser le désir du sujet. Il s’agirait du lieu de la symbolisation de la Mort.
Comme cela est impossible, le Génocidaire transforme le lieu de l’Autre en lieu de la Terreur, dont il se protège par la toute puissance. Ce nouvel Autre lui permet d’éviter le morcellement en devenant le tout. C’est le délire de toute-puissance ou le déni massif.
Cet Autre s’oppose au grand Autre Lacanien qui fonde le sujet à son incomplétude, à n’être pas tout, signé par la castration symbolique. La castration symbolique est fondée par la parole qui permet l’écart, le vide, l’incomplet. L’extermination génocidaire fait disparaitre le lieu du symbolique ; les opérations symboliques ne peuvent opérer. L’imaginaire y supplée et envahit le lieu du symbolique. C’est le règne du fantasme qui se confond avec la réalité, de l’imaginaire et de la pensée qui se confondent avec l’action. La fonction de la parole est détruite.
Les victimes sont prises dans l’imaginaire de toute puissance du bourreau. Le génocide non intégrable symboliquement peut être symbolisé à condition d’échapper à la toute-puissance. La toute-puissance détruit l’ordre symbolique lui-même. Le déni est une ratification de ce pouvoir total et imaginaire, un essai pour maintenir ce pouvoir imaginaire et total qui maintient les morts entre vie et mort qui nous rappelle la position infantile de toute puissance et la soumission à l’égard de l’Autre.
Cela renvoie à l’expérience limite évoquée par Jean-Pierre Lebrun dans l’article, Malaise dans la subjectivation , « Sans être dans le registre de la psychose, le sujet se retrouve comme sans assise subjective : il ne peut se déprendre de l’Autre et se retrouve à son insu comme obligé à une position de servitude volontaire, dans une position de soumission à l’Autre, en même temps que contraint à une toute-puissance évidemment impossible à satisfaire, tout cela faute d’avoir trouvé son point d’appui dans la tiercéité. »[52] L’espace de représentation symbolique est anéanti.
Il n’y a plus d’histoire familiale, plus de parole pour le dire. C’est l’innommable. Tout est bloqué, y compris le sujet qui est sidéré. Le moment du trauma semble indépassable .Le sujet est englouti par l’autre, tout comme dans la mélancolie, l’ombre de l’objet ne tombe pas sur le sujet mais véritablement le couvre totalement voire l’engloutit. La mort qui ne peut être symbolisée est gardée en sommeil dans une tentative de maîtrise et un essai de protection de la destruction. L’enclos symbolique ne pouvant être utilisé, il y a introjection de ce que, dans l’exemple des Arméniens est appelé « la catastrophe », en attente de symbolisation. Cela fait d’eux des morts-vivants. La charge pour les descendants serait donc d’extraire ce mort et en faire un cadavre que l’on puisse enterrer. Leur propre mort peut sembler une solution.
Le risque de suicide qui menace le mélancolique menace aussi ceux qui sont concernés par le génocide. Mourir de sa propre volonté permet d’échapper à l’autre qui risque de l’anéantir, tout comme l’objet intériorisé qui cannibalise le mélancolique. Perdre la vie peut signifier devenir humain. Le suicide serait alors la transformation d’un Autre tout-puissant et destructeur en un Autre qui peut devenir petit autre, semblable. La mort deviendrait un instrument de restauration d’une humanité perdue par le génocide et un accès à la resymbolisation. Une issue qui serait une voie sans retour.
Cette non-inscription de la mort se situe dans le contexte général du génocide qui est une transgression des lois fondatrices et une rupture du pacte social. Il y a double effacement, double opération : l’évènement est considéré comme non-arrivé, mais il apparait comme n’ayant pas eu lieu. « Le trauma suppose donc un double effacement : l’acte qui efface ce qui est arrivé est un acte qui s’efface lui-même dans le moment où il procède à l’effacement. »[53]
Rappelons que le pacte, du latin pactum est une convention, un accord, une promesse; ce mot est lié à la paix du point de vue étymologique. S’agissant du pacte Freudien, il désigne la conscience morale, conscience de culpabilité prise dans la culture, puisque découlant du meurtre du père et du pacte des frères qui s’ensuit. Le pacte scelle le lien social et l’organisation des interdits; cela limite la toute-puissance de façon « intérieure » au sujet et freine l’assouvissement de la pulsionnalité.
Nous pouvons considérer que le pacte de la horde n’est qu’une extension du pacte individuel originaire. « Pas-tout » n’est permis, qui répond par le nouage social au nouage borroméen, qui tient par le signifiant du Nom du Père « pas-tout dans l’autre, pas tout dans le symbolique, etc. » En permettant « tout », le génocide introduit la rupture dans la culture. Il y a rupture du pacte identificatoire, comme l’indique Régine Waintrater dans son ouvrage, « Il n’est pas indifférent d’être persécuté pour ce que l’on a fait, ou d’être traqué et exterminé pour ce que l’on est, en vertu d’une idéologie qui prétend décider de l’appartenance à l’humain à partir d’une refonte de l’origine et de la morale. Le mal […] est ici désigne comme ce qui menace l’espèce humaine. »[54]
Le sujet qui est désigné comme le mal absolu est attaqué aux fondements identificatoires de son existence, au titre individuel et social. En abolissant le pacte social et en détruisant le sujet ou le groupe désigné, il s’agit de refonder une origine pour l’humanité.
L’origine historique du génocide semble trouver sa source dans le XX°siècle ; Hélène Piralian [55]avance que c’est la création de l’homme laic qui produit ces effets, le génocidaire se voulant représentant d’un Etat qui se veut partir d’une table rase. L’homme n’étant plus la créature de Dieu, devient mortel, privé de transcendance. Cela étant insupportable, un homme nouveau doit lui être substitué, pur, parfait, mais imaginaire. Pour cela, il faut persécuter et détruire l’homme ancien ; cela vise à créer un homme-dieu, un surhomme. Rappelons dans cette perspective les pouponnières nazies, le Lebensborn,[56] la politique eugéniste.
Le pacte identificatoire est le socle de l’existence humaine. Le bourreau se fonde sur un pacte dénégatif.. Cela conduit à au renoncement à la pensée élaborative et à l’individuation. Côté bourreaux, déni, pacte de silence côté survivants. Selon Régne Waintrater, « L’hypothèse avancée est qu’en détruisant le pacte identificatoire qui lie le sujet à l’humanité, le génocide l’a définitivement privé du recours au groupe, indispensable pour le traitement du négatif et de la honte. Sans l’étayage du groupe, la tentative de penser le négatif se mue pour le sujet en une entreprise d’auto-destruction, qui aboutit à la désobjectalisation absolue, parfois jusqu’au suicide.»[57] Le pacte dénégatif induit un trou. Il ya une différence entre le trou institué dans le symbolique par la forclusion et celui institué par le refoulement originaire., le trou de la forclusion est issu d’une rupture de pacte
Le trou du refoulement originaire, est issu du pacte qui concerne le sujet lui-même l’Autre. Cela induit la reconnaissance de la dette envers le signifiant transmis par l’Autre qui marque le trou dans l’Autre. Cette transmission permettra l’institution du trou symbolique originaire dont il s’origine lui-même. C’est l’origine du sujet de l’inconscient. Sur ce point,la psychanalyse diffère de la religion qui a la conception d’une création ex nihilo. Il s’agit de la création d’un nihilo.
Le sujet crée ce trou imaginaire en expulsant hors de lui une part sacrificielle, trou du réel dans le symbolique. Ceci est oublié et est en même temps inoubliable. La capacité de commémorer la partie de lui-même dont il s’est séparé fonde la capacité de deuil. Cette capacité, comme nous en avions émis l’hypothèse est donc fondamentale pour le sujet.
Le sujet oublie le pacte originaire mais non l’acte qui lui a permis d’oublier. Il se souvient qu’il a fait don à l’Autre et s’est ainsi constitué en sujet parlant. Il y a ensuite voilement. Triple voilement : sur le symbolique par l’inouï ; sur le sujet et le moi. Obéissant au principe de plaisir, induisent un clivage entre le bon et le mauvais. Le bon est introjecté dans le dedans, le mauvais est rejeté au dehors. Il s’agit de cela dans le génocide, le nazisme. Le mauvais étant assimilé aux ennemis, aux étrangers, dans la réalité et non dans le symbolique.
Le sujet sain, via la métaphore paternelle réussie sait qu’il n’y a pas deux Autres, mais un seul un Autre divisé ; Le pré sujet assume cette division de l’Autre et se constitue lui-même comme divisé. Dans le système occidental, la loi, le pacte de l’interdit de meurtre et d’inceste fonde la vie humaine et la transmission symbolique de la dette.
« Faire du nazisme une origine pour l’humanité, […] serait lui donner une victoire symbolique. La shoah est en effet une rupture dans l’Histoire et en tant que telle pourrait être perçue comme inaugurale ; mais elle ne peut ni ne doit constituer un point d’origine »[58]
Ce déni d’humanité se manifeste par une succession de meurtres, ce qui illustre les écrits de Freud dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort : (1915) « nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir au meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore »[59]. Freud considérant l’homme originaire comme cruel et mauvais et pratiquant le meurtre comme quelque chose qui va de soi, sans même avoir l’instinct qui retient « d’autres bêtes de tuer et de consommer des êtres de la même espèce. Dans cette perspective, on peut identifier plusieurs meurtres abolissant les acquisitions de la civilisation, fruit du processus d’hominisation. L’homme originaire et meurtrier est mis à nu et se déchaîne lors du génocide sur plusieurs niveaux ;
L’ensemble de ces meurtres signe une psychose généralisée : « le totalitarisme est une psychose aussi bien collective qu’individuelle. »
L’assassinat est institutionnalisé, les « criminels » que l’on élimine sont artificiellement définis, des populations entières sont réduites en esclavage. Raymond Kévorkian dans son ouvrage, Le génocide des Arméniens, [60] relatant les procès des bourreaux (document du 4 mai 1919) indique que les membres de l’organisation spéciale exécutaient un « projet global d’extermination de populations civiles » , ce qui touche donc bien à la personne morale et du bourreau et de la victime. Il est relaté que le Comité Union et progrès était doté de deux organisations spéciales : l’une publique, l’autre secrète, basée sur des instructions verbales. Grace à des preuves, la personne morale de ce comité a pu être accusée d’une série de massacres, de pillages, d’abus. Cela a mis en évidence une organisation centrale préméditant les crimes. « Il a été récemment communiqué que le gouvernement, sur l'ordre du Comité, a décidé d'exterminer entièrement tous les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s'opposeront à cet ordre et à cette décision seront démis de leurs fonctions. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, quelque tragiques que puissent être les moyens de l'extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence.»[61]
L’effacement d’un peuple le rend sans destin et touche, pour le bourreau, au mythe fondateur.
« Un mythe est une histoire vraie qui s'est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains. En imitant les actes exemplaires d'un dieu ou d'un héros mythique, ou simplement en racontant leurs aventures, l'homme des sociétés archaïques se détache du temps profane et rejoint magiquement le Grand Temps, le temps sacré "[62] Primo Levi indique qu’une évasion est un évènement intolérable : « dans la logique nazie […) la fuite d’un esclave, en particulier s’il appartenait aux races « de valeur biologique inférieure », apparaissait chargée d’une valeur symbolique, […] une déchirure dans le mythe. »[63] Il s’agit d’un refondement mythique de l’humanité. Nous pouvons prendre l’exemple du ministère de la propagande allemand qui construit le mythe du Fürher, qui fait de Hitler l’homme fort devant relever l’Allemagne. Cela s’oppose a l’idée du père, principe différenciateur.
Le message est : « tu es indigne d’un tombeau » qui renvoie au mythe d’Œdipe et à son fils Polynice. Dans la mythologie grecque, Polynice étant un des fils qu’Œdipe eut avec sa mère Jocaste; Polynice est maudit par son père. Il s’entretue avec son frère ; sa fille, Antigone sera condamnée à mort en voulant offrir à Polynice de dignes funérailles. Antigone veut accomplir cela afin d’éviter que Polynice devienne sans destin. Ce mythe illustre le fait que la transgression Œdipienne a des conséquences sur la transmission et les générations, car il y a violation d’un tabou. C’est ce qui se passe dans la transmission génocidaire pour la victime et ses descendants. Le désir d’éternité d’Œdipe qui a résisté à la castration en réalisant l’inceste rejoint celui du génocidaire qui veut assurer sa pérennité en anéantissant sa victime et toute sa descendance. C’est un retournement de la malédiction, car cela ne reste pas dans le symbolique du mythe mais passe dans le réel.
Primo Levi parlera d’un refondement, d’une nouvelle bible « « nos histoires, des centaines de milliers d’histoires toutes différentes et toutes pleines d’une étonnante et tragique nécessité. Le soir, nous les racontons entre nous […] et elles sont simples et incompréhensibles comme les histoires de la Bible. Mais ne sont-elles pas à leur tour les histoires d’une nouvelle Bible ? »[64]
Pour le sujet sain et libre, l’Autre est le lieu de la Loi du signifiant véhiculée par l’opération du Nom du père, c’est une autre scène, relevant du symbolique, de la Loi, du langage, en quelque sorte la place occupée par Dieu. Le bourreau se met en place de Dieu ; la pensée totalitaire dénie l’opération de castration. Le rapport incestueux à la Jouissance de la Chose est hors langage. Il s’agit de restaurer la dimension mythique.
Le père est à la fois idole et catégorie généalogique. La tyrannie dissocie l’image de la problématique de la division en instaurant un grand Tout. La généalogie permettrait d’endiguer le trop de narcissisme meurtrier qui ne permet pas la reproduction, mais seulement le conditionnement. La société est considérée comme un corps ; la question de l’autre semblable dans le miroir est à réinterroger, en référence au stade du miroir qui va instituer le petit sujet comme différent de sa mère, la créatrice. Au niveau social, ce n’est pas la mère dont il s’agit, mais du père, comme Maître des images, image absolue, équivalent du créateur, dont il faudra se distinguer. Si dans le fondement généalogique, le père absolu est sacrifié comme le mythe freudien nous le signifie. En cas de tyrannie, il est présent. Surprésent.
IC1- Régression, règne de la pulsion Le mythe fondateur de la horde primitive créé par Freud aboutit à la régulation de la jouissance phallique. Les fils tuent et mangent le père afin de s’emparer de sa puissance. Les femmes ne deviennent accessibles aux hommes de la horde qu’après ce meurtre. La place du père restera alors vide, sinon il met sa vie en péril. Lacan poursuit le mythe du père par la théorie du Signifiant.
L’acte de tuer du génocidaire est celui du père sans limite de la horde Freudienne. C’est le tout du désir, décrit comme impossible par Freud. La jouissance « toute » est interdite et cela amène l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre comme pacte. Le totalitarisme génocidaire se situe donc avant la signature du pacte et l’établissement de la loi. Cela ramène au stade du miroir en ce que l’objet « a » est un reste de la division subjective du sujet, [65] comme le décrit Jacques Lacan dans le Séminaire IV, La relation d’objet, c’est un objet partiel, non tangible. C’est la première abstraction que produira l’enfant et c’est ce qui engendrera par la suite le jeu des signifiants qui nomment les choses. Simone Molina nous propose de considérer que le trauma parental « viendrait présentifier cet objet intangible »[66], occupant toute la place, faisant bouchon, et interdisant ainsi le glissement des signifiants. Cela créerait en quelque sorte une fixation ou plutôt une origination par rapport à l’objet trauma. Le trauma serait donc à l’origine du système de coordonnées du sujet. Ainsi il se substituerait à l’origine réelle, abolissant dette et généalogie.
Un monde sans dette ni généalogie possible serait celui d’un monde inhumain, dépeuplé d’humains- êtres de paroles. C’est ce qui se passe en cas de génocide, en abolissant tous les espaces psychiques du sujet : espace intrasubjectif individuel,( pulsionnel, répétitif de la pulsion),espace intersubjectif,( les liens, les relations d’objet), espace trans-subjectif ou socio-culturel. Nous allons détailler chacun de ces espaces : L’espace psychique est modifié. Le règne absolu de la pulsion se déroule dans un système où l’individu n’est plus qu’un élément d’un grand organisme décideur, contrôleur. La pulsion civilisée et limitée qui fonde le social est idéologisée. Il s’agirait d’un idéal social absolu accompli par l’outil du génocide, appliqué par une systématisation de la déportation, de la spoliation et de la violence. La pulsion est le terme qui a été utilisé par Freud : Trieb. La pulsion serait le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, donc liée au corporel. Pour Freud il s’agit d’une poussée constante et motrice qui vise à la satisfaction. Les caractéristiques de la pulsion sont : la poussée, la source, l’objet, le but. L’apport des névroses de guerre et des traumas induira la notion de « compulsion de répétition » et de « pulsion de mort ». Ici nous sommes face à la pulsion de mort dont nous parlerons plus en détail dans la suite de notre texte. Dans l’extermination génocidaire, il s’agit alors de mouvements pulsionnels purs, les identifications étant fécalisées.
IC2- La loi est pervertie Il est évident que plus un groupe ou une collectivité se veulent forts, invincibles, plus ceux-ci chasseront de leur sein la différence et la marque de la castration et du changement ; souvenons nous ici du Nazisme.
L’univers manichéen en cas de génocide et de crime contre l’humanité met d’un côté le bien et de l’autre le mal. «Un détenu qui passe du coté des SS, « Il était du côté du bien. Les coups que recevaient les types durcissaient définitivement cette conscience d’être dans le bien. […] Ils rendaient la Justice. |…] là où était le kapo, elle était. »[67]. Cet arbitraire signe la rupture du pacte, son abolition.
Le pacte s’origine d’une prise en compte de l’altérité, de positions disparates, de la dimension tierce. A l’alliance symbolique avec le Père, au contrat de renoncement à la réalisation des buts pulsionnels se substitue le pacte dénégatif, pervers, le déni en commun. Ceci indique une modification profonde de l’ordre social. La loi est abolie.
La cruauté meurtrière est donc déni de l’altérité et de l’existence de l’objet. Dans une surpuissance narcissique, le tueur annule les différences homme-animal. Le dépeçage en est un exemple.
Les catégories morales ou civiles sont également abolies. Il n’y a plus de différenciation : « Mais ici, au Lager, il n’y a pas plus de criminels qu’il n’y a de fous : pas de criminels puisqu’il n’y a pas de loi morale à enfreindre : pas de fous puisque toutes nos actions sont déterminées et que chacune d’elles, en son temps et lieu, est sensiblement la seule possible. »[68]
La langue elle-même subit une agression et est réduite à une novlangue.
Cela induit une régression à l’état d’enfance, sans défense : « tout cela était ressenti comme une dégradation, une régression mortelle vers un état d’enfance sans consolation, privé de maîtres et d’amour. »[69] Nous pouvons compléter par la notion de contrat narcissique, proposé par Piera Aulagnier, [70] comme essentiel pour la transmission. Chaque sujet venant au monde dans la succession des générations en ayant pour mission d’assurer la continuité de l’ensemble social.
IC3- Transfusion traumatique au lieu de transmission :
Freud parla de transmission de maladie psychique et de transmission de vie psychique. Freud présentera deux propositions : l’une étant la détermination ou les facteurs environnementaux, l’autre étant le déterminisme et la réversibilité. Totem et Tabou se fonde sur l’hypothèse de transmission phylogénétique, ce qui se transmet étant la faute des origines, la culpabilité, les interdits, les tabous fondamentaux. En 1921, Psychologie des masses et analyse du moi et 1923, Le moi et le Ca, Freud indiquera qu’identifications, idéal du Moi et Surmoi sont les fruits de la transmission. Les textes postérieurs dits anthropologiques, l’Avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1929), Analyse terminée, analyse non terminée (1937), l’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), poursuivront l’élaboration sur ce sujet.
Pour Freud, le sujet de la transmission est co-créateur, il s’approprie ce dont il hérite. La transmission concerne le passé mais aussi l’avenir, s’inscrit dans un espace psychique et dans un espace social. L’inscription d’un nom dans une succession fonde la généalogie, la transmission, la filiation, l’appartenance à une chaîne. L’éradication génocidaire brise cette chaîne. L’individu est un groupe intériorisé, « la vie psychique de tout nouvel arrivant au monde se construit en effet en interrelation avec la vie psychique de ses proches, marquée par celle de ses parents, elle l’est aussi à travers eux, par celle de ses ascendants. »[71].
Les voies de transmission de réel et symbolique diffèrent ; ce qui induit la dissymétrie de leur pouvoir : le symbolique se transmet par la loi de la parole, nommant une partie du réel, qui existe alors comme symbolique, il n’y a pas de contact entre le sujet et le réel. Par contre, le réel se transmet par un point topologique qui a échappé au pouvoir de la parole et se transmet à travers la perception interne. Il y a contact entre le réel et le sujet car le mur de l’interdit symbolique est poreux. L’interdit du réel est prohibé par le tabou du contact.
Dans le système occidental, la loi, le pacte de l’interdit de meurtre et d’inceste fondent la vie humaine et la transmission symbolique de la dette. Cela s’inscrit dans le juridique. La transmission symbolique, en cas de génocide n’étant pas possible, nous pouvons donc dire que le génocide subvertit le système de filiation, fondateur du système juridique du monde occidental. C’est une transfusion traumatique en lieu et place de transmission. C’est en somme, un déterminisme historique qui apparaît comme un habillage de la causalité.
La destruction opère à travers l’organisation de la disparition des morts et du lien généalogique des survivants une tentative d’effacement des origines.
R. Kaës, détaille ce processus : « la culture soutien le processus de la structuration psychique en introduisant le sujet à l’ordre de la différence ; spécialement dans les rapports décisifs des sexes et des générations : à l’ordre de la langue, c'est-à-dire au système de signification dans lequel s’arrime sa parole singulière ; à l’ordre de la nomination, c'est-à-dire au système de désignation du sujet dans sa place dans une généalogie, dans sa position sexuée, dans son affiliation sociale et culturelle, […] rendant possible l’accès à la symbolisation. »[72]
Tous ces ordres disparaissent, seul subsiste le réel horrible non limité par le symbolique, c’est pourquoi la mort psychique « devient alors le seul lieu possible de retour à ce réel non travaillé par le symbolique ».[73] Si nous approfondissons cela, nous observons que, dans le cas de génocide, le système psychique des victimes survivantes ne permet pas d’élaborer le traumatisme, car l’anneau du symbolique est brisé et la chaîne de la filiation également ; il y a clivage, mise de l’indicible en crypte. La génération suivante dépend des parents et doit composer avec leur clivage, elle porte alors un fantôme innommable. La troisième génération dont les grands-parents ont été traumatisés- considère ces évènements comme impensables.
Comment assumer la transmission pour les héritiers d’un meurtre de masse sans être détruit par cette transmission ?
Habituellement, il s’agit de se nourrir du passé pour construire l’avenir. La filiation du sujet est un lien individuel et collectif qui l’inscrit dans la chaine des générations et lui assigne une place, entre ascendants et descendants réels ou imaginaires. Regine Waintrater, dans son article Refus d’hériter, la transmission au regard du génocide[74] nous indique que c’est à la fois le groupe et le sujet qui se trouvent en situation traumatique. L’espace mental de l’individu et de ses groupes d’appartenance sont affectés, les institutions qui constituaient le fondement de ces groupes aussi.
Les instances médiatrices ayant disparu, le sujet reçoit les contenus traumatiques non élaborés et difficilement élaborables du fait de ces destructions. « en l’absence de structures contenantes et détoxifiantes, c’est toute l’histoire du groupe traumatisé qui fait irruption dans le psychisme individuel, le traumatisant à son tour ».[75]
Etablir des liens entre les vivants, entre les vivants et les morts n’est possible que si un sujet a pu recueillir la voix de ses ascendants en s’éloignant de la portée de cette voix. Dans le cas des traumas collectifs, l’espace de liberté et de transformation donné à celui qui reçoit la transmission n’existe pas ; afin de ne pas laisser disparaître la mémoire des défunts, les héritiers doivent métisser leurs identités d’origine avec celles de leurs cultures d’accueil. Ils reçoivent une injonction parentale qui dit « n’oublie jamais ce à quoi j’ai survécu pour ne pas en mourir ! »[76]
Les membres de la deuxième génération subissent indirectement le traumatisme à cause des références que leurs parents y font. Pierre Fossion, psychiatre et Marie-Carmen Rejas en témoignent dans un article, Les familles traumatisées, [77]. Nous allons en relater les points essentiels, qui éclairent les conséquences du génocide. Ces enfants de seconde génération introjectent que la tâche la plus importante est d’être un bon enfant. Le sentiment d’infériorité qui peut s’en développer induit un conflit : préoccupation de la souffrance des parents, protection des parents, colère et honte pour eux-mêmes. Cela ne leur permet pas de s’individuer ni de s’autonomiser. Ils sont affectivement dépendants de leurs propres enfants à qui ils demandent réparation pour leur jeunesse maltraitée.
Les membres de la troisième génération rencontrent peur et angoisse dans leur climat familial. Aucune place n’est réservée à la créativité. Ils doivent réussir dans tous les domaines afin de palier le sentiment d’infériorité de leurs parents, ce qui peut induite des difficultés scolaires, des troubles alimentaires, des ennuis de santé ou des troubles comportementaux. Il semble que les générations successives permettent d’atténuer l’angoisse liée au traumatisme. Ces auteurs avancent que la coexistence de trois générations serait au système familial ce que la triangulation œdipienne est à l’individu, par l’accès au registre symbolique. Ce sont donc les petits-enfants qui, par le dialogue avec les grands-parents, « redéfiniraient les liens d’appartenance et de dépendance, remobilisent les processus de transmission, recontextualisent les faits, participent à la dé ritualisation des mécanismes de survie et à la création de nouveaux mythes, porteurs de libertés relationnelles. Les petits-enfants deviennent « thérapeutes » de leurs parents.»[78]
On pourrait parler de transmission sur le mode de la « patate chaude ».
La famille, véhicule de la transmission assure traditionnellement la fonction de contenance, de liaison et de transmission en assurant la médiation entre la réalité psychique interne et la réalité sociale externe. La rupture catastrophique ne permet pas d’élaborer cette fonction. Il y a enkystement et productions d’objets bruts qui résultent d’une impossible transmission. Freud pose l’identification comme socle de toute transmission, afin de s’approprier tout ou partie de l’autre. Freud parlait « d’appareil à interpréter », en 1913, processus par lequel les générations ultérieures pouvaient assimiler le legs affectif des précédentes. L’identification se fait soit par contagion soit par incorporation afin de s’approprier tout ou totalité de l’autre. Dans Totem et Tabou (1913) et Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Freud indique la transmission groupale comme ce que Mélanie Klein définira plus tard (1955) comme identification projective.
Wilfred Bion (1897-1979), a reformulé ce que Freud nommait processus primaire et processus secondaire, à savoir inconscient et préconscient d’une part, conscient de l’autre. Bion parlera de fini et d’infini, reprenant en cela la notion ébauchée par Freud dans Analyse avec fin et analyse sans fin. Bion expose des niveaux différents de pensées, pensées divisées en éléments alphas et bêtas. Les éléments alphas sont des impressions sensorielles mises en images, organisées, réutilisables, assimilées, les éléments bêtas des éléments non assimilables. Il y aussi les fonctions alpha et bêta qui traitent respectivement pour l’une: des phénomènes et des impressions sensorielles, pour l’autre de la gestion des émotions brutes qui cherchent à être assimilées.
En général, l’arrivée de l’enfant réveille l’inconscient infantile paternel et maternel. Des fragments de cet inconscient, comme l’expose Jean Laplanche, [79], font surface, le passé peut refaire irruption. Selon la théorie de Bion, le bébé envoie des éléments Bêtas vers l’appareil psychique maternel car il ne peut les filtrer lui-même. Selon ce qu’il reçoit, en retour, émis par l’inconscient parental les éléments peuvent rester bêtas c’est à dire inélaborables ou bien être transformés en éléments alphas. Le retour d’éléments bêtas, est ce qui se passe en cas de transmission traumatique. Les parties projetées, dans ce cas d’identification projective pathologique, se désintègrent et désintègrent les objets qu’elles enkystent. Cela produit des objets étranges qui ne demandent qu’à être expulsés. Si la transmission est réussie,« l’objet est transmis et transformé en même temps […] mais si elle est traumatique, brute, l’objet conserve son altérité, met en échec son appropriation du moi, contraint le moi à se transformer, à s’aliéner. »[80] Le moi est alors lié par un lien symbiotique d’aliénation avec ces objets psychiques incorporés.
Pour vivre, deux solutions sont alors possibles; transformer par la symbolisation ou éjecter par l’opération de la répétition; Expulsion clandestine d’un psychisme à l’autre, d’une génération à l’autre, « patate chaude » que personne ne veut conserver. Tel est bien le cas pour le génocide et la transmission des deuils non faits. C’est la manifestation du refus d’hériter.
Le parent garde son drame comme un secret car il n’a pu l’assimiler. La honte, la culpabilité, la terreur, l’horreur ont fait leur œuvre. Cependant, la contrainte à la symbolisation pousse à l’émergence du secret. Au suintement plutôt. L’enfant reçoit des messages qui ne peuvent ni être compris ni assimilés. Il « le sait sans le savoir », Serge Tisseron appelle cela la néscience.
Les affects qui envahissent le parent en sa présence le pénètrent par identification. L’ombre du parent devient la sienne et forme en lui un noyau mélancolique dont l’origine lui échappe. Nous pouvons citer le cas de la journaliste Raphaele Billedoux qui a cherché un secret familial toute sa vie afin de libérer la descendance « du syndrome d’enfermement ». Porteuse d’un traumatisme enkysté, elle illustre les mécanismes à l’œuvre pour les descendants des génocides.
La transmission normale exige un espace de jeu, intermédiaire où l’enfant peut se livrer à la capacité de transformation et d’appropriation symbolique. C’est la fonction d’intermédiaire assurée normalement par les institutions et les relais sociaux. Ces espaces n’existant plus, les objets transmis le sont sur un mode négatif et deviennent mortifères. L’appareil psychique groupal est régi par les lois de loyauté (décrit par Boszormenyi-Nagy) et la délégation. Pour les héritiers d’un groupe traumatisé, délégation et loyauté agissent de façon inconsciente, les assujettissant à leur insu. L’auteur israélien David Grossman en a donné l’exemple par son personnage Momik qui, fils de rescapés de la Shoah, se livre à une quête compulsive d’un savoir sur le passé de ses parents, passé dont on ne parle pas. Le traumatisme devient alors origine et héritage. L’héritier peut ne pas avoir conscience de son héritage traumatique qui infiltre son psychisme
L’éthique relationnelle entre les générations comporte la délégation nécessaire à la construction de l’identité du sujet. L’inscription est horizontale et verticale. Les missions dont est chargé le sujet peuvent affecter son devenir individuel et créer des conflits. La loyauté lie le sujet à son groupe familial d’appartenance.
Pour les héritiers d’un groupe traumatisé, c’est un travail de Sisyphe. Il y a traumatisme par trop plein ou absence de paroles. Le traumatisme devient l’origine et l’héritage des descendants de la catastrophe. Cela peut conduire à un refus de paternité comme le décrit Imre Kertesz, juif hongrois, ancien déporté dans Kaddish pour un enfant qui ne naitra pas.[81]. Dans le cas du génocide arménien, les études indiquent que les femmes arméniennes descendantes des rescapés ne parvinrent pas, le plus souvent, à fonder une famille.
L’étude des enfants de survivants amène à la création du « syndrome du survivant », pathologie qui affecte les enfants non directement exposés aux persécutions. Ils souffrent de troubles à la relation d’objet, d’une faible estime de soi, d’une vulnérabilité narcissique, de culpabilité et de dépression, une difficulté à conserver les limites identitaires stables.
Le concept de « famille survivante », proposé par Régine Waintranter décrit une famille dont le fonctionnement a été modelé par la catastrophe collective. L’appareil psychique familial ne parvient pas à assurer la médiation entre la réalité interne et la réalité extérieure. Cela induit la distorsion des liens, la délégation pathogène, une entrave à la subjectivation.
Oubli et refoulement caractérisent la mémoire de ces familles. Des alliances inconscientes assurent la pérennité de ces familles. Ces alliances, selon Kaes (2009) permettent de renforcer et protéger ce groupe, au prix du refoulement ou du déni de certaines parties de l’histoire du groupe. Des ensembles résistent à la transformation et à la transmission et deviennent des interdits puissants qui font échec aux tentatives de les penser. Ce sont des pathologies en creux, un empêchement d’affect. Il y a gel des affects qui ne s’expriment le plus souvent que sur un mode corporel.
Allant plus loin dans l’étude de cette transmission traumatique invisible Brigitte Algranti-Fildier (psychiatre) parle de « fantômes mélancoliques ». L’effet fantôme constitue des noyaux mélancoliques, assimilables à la mélancolie elle-même ainsi que des imagos persécutrices dans la psyché d’un sujet et, en amont , dans la psyché du parent les traumas tenus secrets qui en voient au sujet des « projections intrusives, des ombres mélancoliques in filtrantes. »[82] Cette référence à la mélancolie se trouve également dans une maladie proche de la mélancolie, le « mal du camp ». C’est le mal des déportés que Primo Levi qualifiera de « zone grise ». Jorge Semprun témoigne d’une « angoisse nue de vivre ».[83] et d’avoir à assumer, «au retour (des camps) à une écoute inlassable et mortelle des voix de la mort. »[84]On retrouve le deuil sans fin du mélancolique .Nous retrouvons ici notre réflexion de départ rapprochant mélancolie et génocide quant à leurs manifestations traumatiques.
Pour Gérard Haddad les effets du camp ou du génocide peuvent se comparer à un rayonnement radioactif. Son ouvrage s’intitule d’ailleurs, lumière des astres éteints ; Parlant des camps, Nathan Kellerman dira que : « le camp est semblable à une bombe nucléaire qui disperse ses retombées radioactives en des lieux éloignés, même après l’explosion : tout trauma psychique continue à contaminer ceux qui y ont été exposés, d’une manière ou d‘une autre, aux premières, secondes et ultérieures générations. Tout comme les ravages de la radioactivité, le trauma émotionnel ne peut ni être vu, ni détecté. Il demeure caché dans les noirs abysses de l’inconscient avec son influence hasardeuse et toxique menaçant la santé des êtres humains pour des siècles. »[85]
Ces auteurs reprennent et prolongent le concept émis par Alfred Bion de contenus impossibles à assimiler. Cela touche aussi le social : la marque portée semblant absolue. Il a été observé, t en Israël un nouveau « pattern » social, « n’avoir confiance en personne, ne jamais rien céder, être indifférent à la souffrance d’autrui et spécialement à celle des autres familles humaines. »[86]. Tout Israélien éprouvant une identification au déporté.
ID- Paroles et silences
.ID1- Les silences transmis :
Suite à une expérience traumatique, la transmission de la négativité est faite de vide et de détresse, d’angoisse, de menace d’anéantissement. Le silence des parents traumatisés prend pour l’enfant la place de la parole paternelle manquante. Cette culpabilité se lie au non-dit des dangers de mort auxquels les parents et le père ont été confrontés. Le silence du parent verrouille pour l’enfant toute capacité à comprendre les enjeux de sa propre vie.
Dans le séminaire, Problèmes cruciaux de la psychanalyse,[87] Jacques Lacan évoque le tableau de Munch, le cri, en indiquant que le cri fait surgir le silence. Le cri serait le gouffre qui engloutit le silence « où le silence se rue ». Le silence hurlant serait alors un signe du traumatisme, le voilement d’un cri, jusqu’à son effacement. L’objet-voix conduit à une identification, en tant qu’objet perdu, comme nous avons vu que c’est le cas dans la mélancolie. La mort psychique est le seul lieu possible de retour au réel non travaillé par le symbolique. Il s’agira alors de passer, par le travail d’élaboration, d’inscription, d’une « trace qui fait symptôme […] à une trace qui fasse transmission. »[88]
. ID2- Les différents silences Dans Les trois temps de la loi, Alain Didier Weill, distingue plusieurs catégories de silence désignées par : la nuit, les ténèbres, l’abîme. Les ténèbres sont l’intemporel, la nuit le temps, par l’enchaînement du rythme jour-nuit, l’abime est l’effroi.
Nous nous situons au silence de l’effroi en ce qui concerne le génocide.
Le désespoir qui vient des ténèbres et de son silence vient du lien à l’obscurité, forclusion de la lumière, perception interne évoquée précédemment (Freud). Le silence des ténèbres diffère de celui de l’abîme en ce sens que le silence de l’abîme est absence de la présence, « absence dans la présence qui est introduite par le refoulement originaire. »[89] Cette absence dans la présence est signifiable et irréductible, pour Lacan cela s’écrit S(A barré).
Le silence du silence est le sentiment d’effroi. Il ne s’entend pas, il est induit par la forclusion structurale. C’est le silence précédant le Fiat trou qui « renvoie au ex nihilo de l’incréé »[90], Le silence qui parle, silence pris dans la scansion du discours, s’oppose au silence qui hurle et laisse la place au réel sans le découper par le processus de symbolisation.[91] Un exemple de silence qui parle est le silence de la musique. Le silence qui parle fait entendre « le support silencieux sur lequel la parole s’est inscrite […] le silence peut être bruissant de la parole déjà venue. Tout comme le silence de la nature. Il est un lieu d’habitation pour la parole. Enfin, il ya le silence du monstre qui est celui du génocide, que nous allons détailler davantage :
Le silence du silence et le silence qui hurle renvoient au monstre. Le monstre nous renvoie à ce lieu de notre être « où règne un silence absolu, […] témoin du fait que dans le dire créateur par lequel a surgi un Fiat trou originaire, se sont produits […] et une réussite symbolique et un ratage du symbolique. L’emprise du silence absolu auquel renvoie le monstre se traduit par le fait que « le sujet ne dispose plus de la parole et se manifeste dans le seul acte vocal qui reste à sa disposition : le hurlement ».[92]. Le hurlement qui hurle de douleur est une sorte d’appel maléfique. Le monstre est non représenté, non représentable et transmet sa présence par une perception interne et non par une pensée inconsciente. C’est un accès au réel sans médiation signifiante « expérience mortifère d’un monde d’iniquité qui est le monde sans loi : la loi […] a pour effet d’interdire au réel de s’offrir à la perception interne du sujet, en ne lui permettant que d’être symbolisé dans un dire ».[93]. Le monstre démontre la confusion des limites, car il est « immixtion de l’informe dans la forme humaine […] qui met en continuité. La limite humaine instaure une discontinuité par la loi symbolique. La métaphore est en le loup garou, la frontière humaine résistant à l’assaut interne pour laisser place à la bestialité. C’est l’indécision entre la parole et le silence absolu. « notre horreur de la monstruosité n’est pas autre chose qu’une commémoration de l’acte originaire […] qui n’ayant pas crée en nous une humanité pleinement achevée et définie par la loi symbolique, a laissé venir à l’être […] une part soustraite à la loi », non visitée par la parole, lieu d’un silence monstrueux « voisinant d’[..] Avec le lieu où règne la parole ».[94]. La part monstrueuse du sujet n’a pas connaissance de la parole.
Le sujet ainsi traumatisé est dans la détresse, le trou que l’infans rencontre dans la mère lors de l’appel est ici étendu au monde entier. C’est le silence absolu, partout. La structure du langage est mise à nu, la distinction symbolique est absence et présence est abolie et l’indistinction originaire entre réel et signifiant réapparait. C’est l’expérience du monstrueux. Le sujet est fasciné par le silence absolu qui habite le monstre et le silence s’empare de lui.
ID3- Parole, silence, mort : La négativité du discours fait apparaître l’articulation de la mort et de la parole. Le traumatisme entraîne une sorte de collage point à point qu’il conviendra de décoller afin de retrouver une historicité non fondée sur une origine traumatique. Le sujet traumatisé, mis en place d’objet « a » possède une part de lui-même qui reste dans le hors-temps de l’effroi. Rappelons que celui qui croise le regard de Méduse au bouclier d’Athéna, s’en trouve pétrifié, immobile prisonnier d’un temps suspendu. « Il nous reste une stupeur, mais elle ne peut se traduire par aucun acte. »[95]Le cri serait alors une tentative d’inscrire la Chose, ce qui ne cesse de s’oublier (das ding).
Le silence n’étant pas se taire, quand il n’y a plus de demande, c’est la pulsion qui prend le relais. Le silence fait trou, ce qui a amené Lacan a changer « traumatisme » en « troumatisme ». Le surmoi ne se tait pas, en dépit du silence de l’être.
Le silence de la réparation poétique serait alors un silence troué sur lequel tout mot prononcé deviendrait subversif.
IE Mécanismes et structures fondateurs du totalitarisme
IE1- Complexes : La structure totalitaire, décrite par Hannah Arendt est un mode moderne de contrôle du pouvoir « Un régime totalitaire parfait, où tous les hommes sont devenus un homme […] où tout acte, sans exception est l’exécution d’une sentence de mort que la Nature ou l’Histoire ont déjà prononcée »[96]. Cette abolition des différences touche aussi les différences de position, de génération.
Les formes dominantes des institutions actuelles sont la forme totalitaire et la forme mafieuse alors que Freud décrivait les modèles de structures pyramidales que sont l’Eglise et l’armée, dans Psychologie des foules et analyse du moi. Le totalitaire parfait vise au « un », en abolissant les différences qui fondent les individus comme sujets, le retour à la mère originaire. Le mythe freudien pose la question de cette femme inter-dite qu’est la mère originaire dont il ne parle pas comme telle. Il s’agirait de la retrouver pour fusionner et faire du UN (tel le symbolon des grecs). De retrouver ce paradis perdu qu’est le Nirvana de la mère. Sur quoi, dans l’archaïque, se fonde cette aspiration à redevenir « un »? La voie religieuse ou totalitaire consiste au « recours à l’un qui est une issue qui revient toujours à sauver le père »[97].
Nous pourrions avancer l’hypothèse que le processus génocidaire induit pour le bourreau une fixation à ce stade, ou du moins une régression à des stades antérieurs à la formation du moi.
Dans l’histoire de l’évolution de tout sujet, nous trouvons des stades ou complexes qui sont à la racine du totalitarisme. En particulier le complexe de sevrage et le complexe d’intrusion.
Le complexe de sevrage fixe la relation du nourrissage come forme primordiale de l’imago maternelle. Le sevrage laisse une trace permanente dans le psychisme, c’est une crise vitale. Le nourrisson connait la détresse, tension vitale qui se résoudra en tension mentale. A cette époque, le moi n’est pas constitué.
Le sevrage constitue la source originelle de l’ambivalence qui fondera plus tard l’Œdipe. C’est la source aussi du totalitarisme.
Le déclin du complexe de sevrage laisse place au complexe d’intrusion.
Ce sont les réactions du jeune enfant face à un semblable, la riposte qui signe une évolution mentale par sublimation de l’ambivalence jalouse qui devient participation jalouse et concurrence sympathique. Là s’originent psychoses ou névroses (concurrence). Le despotisme prend sa source dans ce complexe d’intrusion, car il n’y a pas de différenciation moi/autre et il y a confusion entre objet d’amour/ objet d’identification. La concurrence vitale s’exprime à l’égard du frère, c’est le moment fondateur du « je », le moi se structurant en même temps que le « je ». Le tiers objet permet de se structurer. Il y a alors rivalité (autrui) et accord (sujet socialisé). La béance causale qui s’origine dans la crise biologique et le traumatisme de la naissance donneront le troumatisme[98] de la langue, ce qui de l’intrus restera inassimilable.
Pour le bourreau, le retour de ce processus est toujours accompagné de l’idée d’épuration ethnique. L’exemple du Cambodge est explicite : « Celui qui proteste est un ennemi ; s’il s’oppose, il devient un cadavre. » Dans ce régime, les hommes sont réduits à des microbes susceptibles d’infecter le peuple ancien. Leur projet hygiéniste vise tant à purifier la société khmère de sa tumeur « bourgeoise » qu’à produire une humanité dénaturée, totalement soumise à l’Angkar : « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir, ne rien comprendre, aimer et obéir à l’Angkar sans poser de questions. » [99]
La réactivation de ce complexe est opérée par le traumatisme violent et massif. L’extérieur se renverse sur le dedans, pénètre la vie psychique, comme un « trou dans le psychisme ». Le moi-peau, dont nous allons parler ensuite, est troué. Le moi-peau est comme une membrane cellulaire ; le trauma fissure la bulle du sujet qui n’a plus de coquille, de réceptacle pour assurer sa contenance. Le sujet ne peut plus alors soutenir les regards, il s’effondre. Le sujet rejette son contenu psychique traumatique sur le monde, par transfert ; dans le cas du génocide, il n’en a pas la possibilité. La honte de la profanation envahit le sujet, profané dans son humanité, « une personne gravement humilié porte sa vie durant l’inguérissable cicatrice de sa honte ».[100]
Aux complexes antérieurs à la formation du moi, il convient d’ajouter la déliaison des pulsions comme origine du totalitarisme.
Il semble que ce soit le règne absolu de la pulsion. Freud dans pulsions et destins de pulsion (1915), indique que tout au début de la vie psychique, le moi est investi par les pulsions.
L’obsessionnel projette au dehors la pulsion de mort pour se protéger. Vouloir s’approprier l’autre, c’est essayer d’unir pulsions de vie et pulsion de mort après la destruction de l’autre. La mise à distance va jusqu’à la mise à mort. Il s’agit de désintrication pulsionnelle.
Intrication, désintrication président à la naissance psychique. Freud dans Psychologie collective et analyse du moi, indique une forme originaire du lien affectif à l’objet, au stade preoedipien marqué par la relation cannibalique ambivalente. « Au tout premier début, à la phase orale primitive de l’individu, l’investissement d’objet et l’identification ne sont peut-être pas à considérer. »
Pour saisir ce qu’on appelle déliaison ou désintrication pulsionnelle, revenons sur la théorie Freudienne des pulsions. Freud a établi deux théories des pulsions. . La liaison de l’affect est la part perceptible, langagière du couple affect-représentation, assurée par la pulsion de vie, Eros. Freud distingue la pulsion de l’excitation (Pulsion, destin de pulsions),.L’excitation est externe. La pulsion est le produit d’une excitation interne en excès qui ne cesse que si elle peut fonctionner ou est détournée de son but initial. Cela induit le refoulement, façon dont l’appareil psychique essaie de gérer la quantité en excès d’excitation. Freud s’opposera à l’idée d’une pulsion de « sublimation éthique » poussant l’homme vers le surhomme, ce qui est évoqué par le totalitarisme. (fabrique de surhommes).
Il y aurait désintrication pulsionnelle, par destruction des objets d’amour, l’attaque des liens et « humiliation narcissique et l’impossibilité d’une mise en sens. Les totalitarismes ont ce savoir. Croient-ils ainsi se protéger en la faisant porter par d’autres de la composante mortifère de la désintrication induite par le régime totalitaire »[101]
Dans le cas du génocide, l’absence de liaison aboutit à l’effondrement
IE2a-Pulsion de mort : A partir de 1920 Freud dédouble la pulsion sexuelle en Eros et Thanatos. A partir de Au-delà du principe de plaisir, Freud va se rendre compte qu’il n’y a pas que les pulsions sexuelles mais aussi le pôle de la destructivité : la pulsion de mort. Freud définit les deux espèces de pulsion en précisant que la dérivation sur le monde extérieur des motions destructives se fait par la musculature. Le sadisme est donné comme exemple. La désintrication est le cas de la régression sadique anale, que nous pouvons associer aux phénomènes génocidaires. Pour reprendre l’étude d’où nous étions partis l’an passé, la mélancolie exprime la sévérité du surmoi et la désintrication pulsionnelle. Freud va préciser le rôle de l’identification au père (genèse du surmoi) et l’articulation à la désintrication. Pour Freud, les pulsions de mort sont rendues inoffensives en se liant aux pulsions érotiques, déviées vers l’extérieur pour la plupart en agression et continuant pour l’autre part leur travail interne.
Freud s’interrogea pendant et après la première guerre mondiale, pour s’intéresser aux phénomènes de foule et à inventer « la notion de pulsion de mort, à réfléchir aux causes de la guerre et au malaise de notre monde. »[102] Dans Pourquoi la guerre ? Freud évoque la théorie des pulsions, avec la notion de pulsion de mort que l’on ne trouve pas encore dans « Ephémère destinée » « nous ne pouvons le déduire actuellement d’aucune hypothèse »[103] Dans « Pourquoi la guerre » (1932), la pulsion de mort est invoquée comme pulsion de destruction qui se tourne vers l’extérieur, comme dans le cas de la guerre. Pour Freud, tout ce qui promeut le développement de la culture travaille contre la guerre ; par l’identification, la solidité des liens affectifs et l’amour, on peut éviter la guerre. Cela apparait pleinement dans le dernier texte de Freud, L’homme Moise et la religion monothéiste, au « moment ou se déchaîne l’ennemi du genre humain, sous la figure du nazi a t.-il l’intuition qu’une forme inouïe de destruction de la civilisation, du champ de la parole et du langage, commence ? Le signe que quelque chose d’encore impensé se produit ? » [104]
Pour Lacan, il s’agira de la limite du signifié : « Ce que Freud nous a apporté sous le terme d’instinct de mort. Il s’agit de cette limite du signifié qui n’est jamais atteinte par aucun être vivant, ou même qui n’est jamais atteinte du tout sauf cas exceptionnel, probablement mythique. […] quelque chose qui se trouve virtuellement à la limite de la réflexion de l’homme sur sa vie, qui lui permet d’entrevoir la mort comme la condition absolue, indépassable de son existence. ». […] une surface efficace du signifiant où celui-ci reflète, ce que l’on[105] peut appeler le dernier mot du signifié, c'est-à-dire de la vie, du vécu, du flux des émotions, du flux libidinal. C’est la mort, en tant qu’elle est le support, la base, l’opération du Saint esprit par laquelle le signifiant existe». L’instinct de mort est intriqué à l’amour en ce que , l’amour dans sa pente opposé au désir et mis en perspective avec la mort, est la mourre : « Ce sentiment que j'ai appelé[…], que j'ai appelé le support, le support de ce qu'il faut bien que je reconnaisse, la haine, en tant que cette haine est parente de l'amour; « la mourre « [106].
La mélancolie étant le versant extrême de l’énamoration, le sujet est propulsé dans l’orbite de la pulsion de mort. La faillite du discours se manifeste dans l’acte du laisser tomber, illustré par le suicide du mélancolique. Il n’y a plus de parole ni d’adresse à l’Autre, de parlêtre le sujet devient désêtre. Ce sont les épousailles par la mort avec lui-même. Dans Logique du fantasme, séminaire inédit du 11 janvier 1967, on peut lire: le « ça, c’est une pensée mordue de quelque chose qui est, non pas le retour de l’être, mais comme d’un désêtre- de même l’inexistence au niveau de l’inconscient est quelque chose qui est mordu d’un je pense qui n’est pas je. »[107]
Les pulsions de vie tendent à la liaison, la pulsion de mort à la déliaison en visant le sujet lui-même. Le combat entre l’Éros et la pulsion de mort serait pour Freud ce qui fonde la culture humaine et forme le surmoi. Les techniques nazies visaient une désobjectalisation systématique en séparant les êtres, brisant les liens, les liens familiaux. Toute mise en sens devient impossible. Nathalie Zaltman pense que l’on peut créer de la pulsion de mort.
Bernard Penot, dans son article traitant de la pulsion de mort, [108]pose la question de l’identité de nature entre déni-clivage et processus de deuil, en ce qui concerne la force de dé-liaison. Il s’agit donc de considérer si la même force dé liante, dissociative, puisse produire des processus désorganisateurs ou subjectivants. Bernard Penot indique que, dans sa clinique, il a pu observer les effets forclusifs et désymbolisants de la communauté silencieuse de déni ; des héritages traumatiques ; nous pouvons rapprocher cela du silence hérité évoqué dans la première partie et de l’empêchement du deuil. Winicott s’oppose à la pulsion de mort. Winnicott fait une distinction essentielle : l’objet primaire est subjectif, il ne peut être défini par l’extériorité, il est une production du sujet. Il est une création dont l’individu est le servant. Le sujet n’est pas délivré de la tyrannie du subjectif. Le sujet n’a pas conscience de la création de cet objet, mais il est soumis à sa création en le prenant pour objet objectif. Plus tard il prendra le nom d’objet objectivement perçu. Winnicott élabore ensuite sur le créé et le trouvé. Mélanie Klein présente une topique différente de l’organisation du psychisme avec un self et un objet pouvant être projeté ou clivé. Pour Mélanie Klein, la pulsion de mort induit le moi à tomber en morceaux.
André Green parle de déliaison car pour lui, la pulsion de mort a pour manifestation le désinvestissement.
IE2b- Pulsion d’emprise, cruauté : La pulsion d’emprise est un processus de déliaison composite que l’on trouve en cas de viol, de génocide. Elle serait une composée par l’intrication des notions Freudiennes de cruauté, (1905), de fécalisation, (1913), de sadisme (1915). Nous retrouvons la pulsion d’emprise dans les figures de la perversité, de la torture, du harcèlement et de l’extermination.
Son expression sociopolitique est la dictature, le fanatisme culturel et cultuel, l’esclavage.
La cruauté génocidaire est omniprésente, Freud parlera de pulsion de cruauté.
Le terme de cruauté, Grausamkeit, apparaît sous la plume de Freud en 1905 ; ensuite comme pulsion de cruauté, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité(1905-10). Elle est, dans ce texte, peu différenciée du sadisme : « Freud indique plusieurs pistes qui nous permettent de préciser le champ de la cruauté. Liée à la pulsion d’emprise – « la tendance à la cruauté dérive de la pulsion de maîtriser » –, elle est à l’origine indépendante de l’excitation sexuelle – « la cruauté... est, dans son développement, encore plus indépendante de l’activité sexuelle liée aux zones érogènes »–, mais peut secondairement se sexualiser; la pulsion de cruauté est une pulsion partielle »[109].
On retrouve la cruauté citée dans l’œuvre de Freud concernant : la cruauté du névrosé obsessionnel (dont l’Homme aux rats), la cruauté mélancolique, la cruauté du surmoi, ; dans la seconde topique, la cruauté anthropologique. La « cruauté de l’homme originaire », étant le destin du cannibalisme primitif, qui fonderait, selon Totem et Tabou, le lien social.
La cruauté infantile caractérise la sexualité infantile prégénitale. Freud indique également que le sadisme est une composante agressive de la pulsion sexuelle. L’union ou intrication sexuelle ne figurera qu’en 1923 dans le moi et le ça..Freud met la cruauté en relation avec la peau, ce qui est le cas pour l’extermination accompagnée de dépeçage, de blessures.
Winnicott indique que la cruauté est une phase précoce du développement, antérieure à la différenciation dedans-dehors. Winnicott situe cette phase vers 5-6 mois, phase où l’enfant prend plaisir à une relation cruelle avec sa mère, manifestée dans le jeu.
S’agirait-il, pour le cas du génocide, d’une régression à ce stade de cruauté archaïque, où l’autre, rendu à l’état de chose devient victime d’un jeu cruel ? La dimension imaginaire du jeu étant aboli, il s’agit d’un jeu meurtrier.
L’enfant détruit également ses objets transitionnels. Pour Winnicott (1971), l’agressivité accompagne un clivage entre bons et mauvais objets. La sexualité se mettant au service de l’emprise. P. Denis reprendra en 1997 cette notion en définissant un au-delà du sadisme, désinvesti du lien libidinal, qui amène à une décharge par passage à l’acte. Jean-Paul Matot, dans son article « la cruauté et les avatars de la subjectivation »[110] postule une cruauté pure qui est un en-deçà du sadisme. Il s’agirait du clivage précoce ou d’une absence d’intégration d’expériences de satisfactions insuffisantes et des expériences de frustration. L’objet non reconnu comme tel est soumis à une emprise cruelle accompagné d’un investissement hallucinatoire d’un objet idéalisé. La destructivité originaire serait donc préobjectale. Avant la dualité amour/haine, la pulsion de cruauté est sans pitié. C’est une mesure d’autoconservation par rapport aux premiers contenants et contenus maternels, avant la construction de sentiments. Le bébé s’approprie par effraction et donc par violence, les contenus et contenants maternels, « indispensables à la constitution de ses propres enveloppes et contenus psychique. La cruauté implique […] une désubjectivation et appartient au registre narcissique du « pur », tandis que le sadisme, modalité de rapport à l’autre, […] relève du registre objectal ».[111]
La cruauté est donc proche de l’instinct. La pulsion se concevant par lien à l’objet, il s’agirait alors d’un stade antérieur à la pulsion. La mère assurerait la liaison entre instinct et pulsion. Cela ramènerait à des stades de construction du psychisme antérieurs à la naissance. Cela nous conduirait à la construction de la pulsion de mort Freudienne, que nous reprendrons plus tard. Le masochisme originaire serait rendu inoffensif par la libido en dérivant la pulsion vers l’extérieur, la partie conservée dans l’organisme serait alors liée libidinalement en masochisme érogène et originaire.
Cet apport théorique permet d’avancer l’hypothèse que cette pulsion de cruauté anime les bourreaux, les situant à un stade préobjectal, stade auquel ils vont ramener les victimes, et ce, par différents procédés. La cruauté meurtrière serait donc un des destins possibles de la cruauté infantile. Jean-Paul Matot avance qu’il s’agirait d’une « organisation défensive narcissique répondant à une carence conjuguée du masochisme originaire du bébé et de la capacité « contenante » de l’objet primaire. »[112]. La capacité contenante s’entendant alors comme comprenant une fonction de lien et de limite.
La cruauté suppose une absence d’identification à l’autre, une absence d’empathie. Faute de pouvoir se mettre « dans la peau » de l’autre, il lui fait « la peau » et lui arrache son enveloppe identitaire, dans cet exemple confondu avec la vraie peau que l’on arrache.
Enfin, si nous prenons l’angle étymologique, nous apprenons que le mot « cru » dérive d’une racine indo-européenne « kreu « qui désigne la chair crue, saignante, le sang répandu. Cela se retrouve dans le grec « kreas », « kreatos » qui signifie chair saignante. Cruor en latin désigne le sang répandu « crudus », saignant et « crudelis », cruel, qui se plait dans le sang.
IE3-Instances psychiques :
IE3a-Surmoi, surmois et destruction
Nous avons vu que la pulsion de mort préside à la formation du surmoi.
Dans le Moi et le ça, 1923, il est question du Sadisme du moi, en relation avec la mélancolie : « le sur-moi attire à soi la conscience, dans la Mélancolie. Mais ici le moi ne se risque à aucune protestation, il se reconnaît comme coupable et se soumet aux punitions.[…] l’objet auquel s’adresse la colère du sur-moi a été accueilli[113] dans le moi par identification ».[114] On y lit encore : « le sur-moi surfort a tiré à soi la conscience |et] fait rage contre le moi avec une violence sans ménagement, comme s’il s’était emparé de tout le sadisme disponible dans l’individu. […] ce qui règne dans le surmoi est pour ainsi dire une culture pure de pulsion de mort ».[115]
La haine absolue évoquée par Sade signe le pouvoir du surmoi archaïque. Surmoi ici incarné dans le réel du génocide ; allant plus loin, Alain Didier Weill dans son ouvrage Les trois temps de la loi, parle des 3 surmois qui se manifestent par la prédiction de trois prises de paroles différentes.
Le premier surmoi archaïque est injonctif. Il établit le silence absolu : « pas un mot ! », « ne deviens pas ! ». Il marque une capacité de choix, d’intervalle, un choix possible de désaveu. Le sujet se renie en tant qu’être parlant. Ceci est en lien avec le pouvoir du regard. Cela évoque Méduse. Le regard sans parole indique à l’inconscient un savoir absolu qui accède à l’inaccessible. « qui fait de lui un homme en procès, surtout s’il ne connait pas la nature du chez d’inculpation ».[116]
Le second surmoi est censeur, « n’insiste pas ; tu as dit un mot, tu n’en diras pas deux ! ». La censure a laissé passer un mot.
Le troisième surmoi advient quand le sujet a transgressé la censure du second surmoi : « trouveras tu le troisième mot qui transmutera ton insistance en persévérance ? »[117]
Dans le cas du génocide et du camp, c’est au niveau du premier surmoi que nous nous situons. L’utilisation de l’injure en témoigne : l’insulte diffère de l’injure. Cela répond au commandement surmoïque, « n’insiste pas ! » L’injure dit quelque chose de faux qui réduit celui qui la reçoit à son contenu. L’injure préjuge de l’avenir et semble indiquer : il n’y a pas d’avenir pour toi. Cela renvoie à une identité de déchet. L’insulte est une affirmation, qui s’adresse à un sujet déchu de la parole. Si la loi n’est pas payée, s’applique la loi du surmoi qui produit un symptôme : le sujet « sous le mauvais œil de la conscience surmoïque vivra cette parole comme bégayante, ce corps comme lourdaud, cette image comme laide. » [118]Nous pouvons considérer que c’est ce qui ce passe à l’encontre du peuple exterminé. La loi surmoïque diffère de la loi symbolique. La loi symbolique permet l’accès à la liberté. La loi surmoïque emprisonne. La première instaure le temps historique, introduisant le devenir, permettant la commémoration. La seconde fige le temps en un présent perpétuel. C’est l’anti histoire, l’immémoriale. Ce qui est perverti, c’est d’abord le temps. Le temps est suspendu.
Un exemple du surmoi haineux et archaïque est celui de la projection antisémite. Selon les travaux de Bela Grunberger[119] L’antisémite satisfait les exigences de son surmoi. Les projections de l’antisémite sont un noyau irréductible, un secteur du moi isolé de la personnalité mais qui attire à lui une quantité importante de libido et soumet à son rayonnement le reste de la personnalité du sujet. Ceci est à rapprocher du refoulement originaire que nous exposerons plus tard.
Le gouvernement de la Russie tsariste organisait périodiquement des pogromes qui visaient un but analogue à celui de certains gouvernants romains procurant à leur peuple « panem et circenses ». la foule russe pouvait donner libre cours à ses instincts et, ayant tué, violé et pillé retournait ensuite docilement à ses paisibles occupations. On peut comparer ces abréactions aux fêtes dont parle Freud dans Psychologie collective et analyse du moi. : qui ont pour effet de libérer l’homme de la pression de son Surmoi.
L’antisémite, et tout bourreau, a un moi immature, comme morcelé, le sujet a la peur du morcellement, et porte la crainte intense de la castration. L’antisémite vit dans le processus primaire et ignore le sens de la réalité en ce qui concerne son noyau spécifique. Il vit dans un fantasme, toute référence à la réalité ne peut que l’irriter, il la refuse. Le manque d’homogénéité de son Moi explique comment il peut être bourreau sadique et brave bourgeois, bon mari et bon père. Son Surmoi inachevé est fait de formation surmoïques correspondant chacune à une phase différente de l’évolution et qui se chevauchent.
Le rôle prépondérant est joué par un Surmoi de formation précoce construit non pas sur l’introjection achevée des objets, mais de leur action éducative. Il s’agit d’un dressage figuré dans l’inconscient par l’introjection du phallus anal en tant qu’objet partiel. Surmoi-pré-génital qui s’impose par sa sévérité qui aboutit non pas à une véritable identification mais à un conditionnement. Fait d’ordres et d’interdictions. Les principes moraux y sont remplacés par des formules et des recettes et les valeurs éthiques par une construction pseudo-morale qui traduit un système de rapports de forces. Dans le totalitarisme, il ya une pyramide anale, chacun est à la fois sous une dépendance positive et négative, supérieur et inférieur à quelqu’un dans la pyramide. Le surmoi est le représentant de la puissance coercitive ( Ferenczi parlera de moralité des sphincters). L’appui sur un Surmoi régressif est le résultat de l’introjection de la puissance du Surmoi. Les nazis se défendaient en disant qu’ils obéissaient aux ordres. Duch également « qui voulait être productif et apparaître comme un bon instrument de la révolution ».[120] C'est-à-dire à leur Surmoi prégénital, par rapport auquel ils étaient innocents. Tout ce qu’on leur reproche se trouve dans une dimension extra-surmoïque (extérieure à leur Surmoi) qu’il leur est impossible d’appréhender. Eichmann quant il écoutait l’énumération de ses crimes ne bronchait pas et ne comprenait pas, mais si le président du tribunal lui rappelait qu’il devait se lever, il se confondait en excuses et rougissait de honte. Il se sentait coupable, fidèle à une morale de dressage formelle. Le procès Duch témoigne de la même attitude.
Les projections se font sous la pression de ce Surmoi prégénital, les différentes accusations portées contre les Juifs trahiront leur origine prégénitale, la stéréotypie témoigne de leur caractère régressif, archaïque. « Les Juifs ont empoisonné les puits » caractère oral-anal de cette accusation comme le meurtre rituel, projection de l’agressivité orale contre la mère. Il y a équivalence entre le Juif et la sorcière, mère terrible, mère phallique toute-puissante et dangereuse ; le Juif est un être diabolique, incarnation du Mal.
Dans le même registre, le prétexte aux massacres des Arméniens est celui d’être des ennemis de l’intérieur, au cœur d’un complot visant à démanteler l’armée ottomane (trois armées turques sont alors sous commandement allemand).[121]
Le diable représente la composante anale des pulsions qui les culpabilisent et dont le siège est dans le bas du corps, le diable par sa couleur, ses odeurs et ses mœurs représentant le monde excrémentiel. L’anti sémitisme est une régression spécifique affectant le Moi sur un mode particulier mais le touchant dans son ensemble quant à son homogénéité et les relations que maintiennent entre eux les contenus introjectés qui le composent. L’antisémite, le bourreau tortionnaire, ne peut ni ne veut user des mécanismes névrotiques habituels ou alors ils sont insuffisants. Il ya remplacement de ces mécanismes par projections sur le Juif. D’apparence saine, l’organisation psychique du tortionnaire montre sa dépendance absolue à ce noyau projectif.
Son Moi est en parfaite harmonie avec son idéal du Moi. La projection sur le juif est la réussite du paradis manichéen. Tout le mal se trouve désormais d’un côté et tout le Bien de l’autre. L’idéal du Moi est narcissique et la satisfaction est celle d’une intégrité narcissique parfaite retrouvée par la projection sur le Juif. L’Accusation est le camouflage d’une blessure narcissique à vif qui sans ce camouflage compromettrait l’équilibre topique dont le maintien est si difficile à l’antisémite ; levier pour guérir la blessure narcissique de la défaite de 1918 dont souffrait le peuple allemand tenu par Hitler. Les faibles et velléitaires projettent leur blessure narcissique qu’ils n’arrivent pas à supporter. L’anti-sémite fait jouer au Juif sur un mode différent le rôle que le fils fait jouer à son père en général.« l’antisémitisme, c’est la peur devant la condition humaine » ( Sartre). L’anti-sémitisme et la paranoïa génocidaire seraient alors une variante de la relation œdipienne : Frapper le père : [122]:
Selon Bela Grumberger, le racisme aurait comme fondement l’hégémonie du catholicisme qui aurait imposé le Christianisme, dont, notamment les Juifs. Cela est relié aux lois du Père, au monothéisme, plus tard représentées par le surmoi. Le monothéisme impose les lois du père et transforme la culpabilité œdipienne quasi consciente en culpabilité profonde. Le christianisme a divinisé la figure maternelle restée vierge et père déporté au Ciel. Le juif a chassé l’homme de son intimité avec la mère mais a installé en lui un juge pour le persécuter en punissant son désir œdipien. Le juif ayant imposé la règle du père, ce point est utilisé par l’antisémite pour l’abréaction de son conflit œdipien. Dans cette configuration, le juif représente le père et doit être irréprochable. Cela renvoie à la crise d’adolescence et à une haine œdipienne. On peut observer plusieurs peuples chrétiens frappés de génocide, dont les chrétiens d’orient actuels.
L’analité conflictuelle est projetée sur les juifs en bloc. Saleté et argent mais fausseté et agressivité ; Crainte paranoïaque de pénétration anale : les juifs sont partout. Ils deviennent les monstres lubriques, qui violent les allemandes innocentes pour « souiller la race ».
Cette représentation régressive suit la ligne de désindividualisation. Il s’agit d’enlever au juif ou à toute autre victime toute caractéristique personnelle. (Faire précéder son nom de la catégorie Juif). Ils ne sont plus que des numéros dans les camps de concentration, on peut en exterminer un certain nombre sans tenir compte de leur identité. C’est un procédé sadique anal utilisé dans un but différent du sadique. But non pas de jouissance mais de déculpabilisation, mais les deux peuvent se mêler.
Le juif devient une figure fonctionnelle catégorielle, recevant les projections en permettant une abréaction déculpabilisée qui s’exerce sur un objet qui a perdu ses références personnelles historiques. C’est à l’identique dans les contes de fées, le guignol ; régression désindividualisante ont valeur cathartique. L’antisémite condense toutes ces figures imagoïques schématiques et archaïques en une seule image, celle du juif qui reçoit toutes les projections, c'est-à-dire toutes les charges pulsionnelles négative à elle seule. Il devient une figure composite, tel l’objet du cauchemar mais sans l’angoisse.
IE3-b Moi idéal et idéal du moi du bourreau Le moi idéal du bourreau supplée à l’idéal du moi détruit de la victime. Car « le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface. »[123] Dans le génocide, c’est un déni collectif du moi corporel des sujets qui sont corporellement anéantis.
Reprenons l’étude établie en Master un concernant la libido du moi, au travers du texte, Ephémère Destinée. Freud y évoque cette instance, concernant la mélancolie et la réaction à la perte d’objet. Dans la mélancolie, la perte est insue du sujet, à la différence de la victime et du survivant du génocide. Cependant nous pouvons dire que dans les deux cas, il y a faille narcissique et défaut d’investissement d’objet par identification à l’objet perdu. Il s’agit de la relation à l’objet d’amour.
Dans « Pour introduire le Narcissisme », texte de 1914, [124] Freud développe ce qu’est la « libido du moi », comme donnée structurale repérable par des phénomènes psychologiques. S’ensuivra un réaménagement théorique des notions de « moi idéal » et « idéal du moi ». Freud détaille la relation entre narcissisme et auto-érotisme (qui est l’état de la libido à son début), les pulsions du moi se scindant entre libido sexuelle et énergie non sexuelle. Ce qui va se rajouter aux pulsions auto-érotiques qui existent dès l’origine et permettra au narcissisme de prendre forme. Dans le « normal » existent des états de retrait narcissique de la libido sur la personne propre, comme dans l’état de sommeil. Cela permet de maîtriser les excitations qui, sinon, deviendraient pathogènes, c’est une élaboration psychique qui concerne les objets réels ou imaginaires. La vie amoureuse en est un autre exemple.
Les premières pulsions sexuelles s’étayent d’abord sur la satisfaction des pulsions du moi, dont elles ne se rendent indépendantes que plus tard. L’étayage se fait d’abord à partir des premiers objets sexuels, à savoir les personnes qui ont à faire avec l’alimentation, les soins, donc la mère et son substitut. Dans la rupture, le deuil, le moi est modifié : « qu’un tel objet soit abandonné, par obligation ou nécessité, il n’est pas rare qu’alors, à la place, survienne la modification du moi qu’il faut décrire, ainsi que dans la mélancolie, comme érection de l’objet dans le moi. »[125] Dans le cas du génocide, le moi est anéanti.
Au titre social et collectif, concernant le génocide, il convient de se situer au temps de la horde, signifiée par le repli tribal du bourreau. Si nous prenons quelques repères dans l’œuvre de Freud, nous notons que ce repli qui est évoqué dans Ephémère Destinée, la réunion devant être stable et durable, l’union des liens affectifs asseyant le sentiment communautaire « la tendresse pour nos proches et la fierté de nos points communs ». Repli tribal du bourreau mais continuité de la violence dans le cas du totalitarisme.
Selon René Kaes, l’idéologie est un moi-idéal qui permet au sujet d’avoir un rempart contre l’effondrement, un étayage qui ne fait jamais défaut. Il conclut avec son groupe un pacte inconscient qui renonce à la pensée élaborative et à l’individuation. Ce pacte tient lieu d’objet total, qui abolit les différences perçues comme menaçantes.
Cette conception particulière du Moi-Idéal est à l’origine d’une explication nouvelle des exterminations de masse : pour le fanatique, parce que son Moi-Idéal repose sur une identification adhésive à l’idéal incarné par le leader, tout écart par rapport à cet idéal est une menace mortelle d’arrachement : « Toute séparation, donc toute distance qui permettrait la critique, est mortelle pour l’identité archaïque ainsi recréée. le collage au leader – au Führer – ou à la croyance devient alors... vital. »[126]. L’extermination d’une collectivité provoquant une désintrication, une fusion régressive en deçà des lois et limites individuelles.
Le narcissisme du fanatique s’organise donc de façon singulière. Les hypothèses avancées sont soit qu’il avait déjà un Moi-Idéal au lieu d’un Idéal du moi et son adhésion au groupe, fait lié à son histoire personnelles, soit qu’il avait un idéal du moi qui a régressé au Moi-Idéal par l’intermédiaire du phénomène collectif dont le leader est à l’origine. Le leader étant alors considéré comme exportant sa propre désintrication pulsionnelle, en expérimentant ainsi l’amour maternel, en empêchant la réflexion qui permettrait la mise en sens. La clinique peut éclairer les extrêmes du bourreau.
La jouissance du bourreau n’est plus limitée.
Nous pouvons identifier plusieurs catégories de jouissances : Jouissance phallique, liée à la parole, au langage, au hors-corps, effet de castration, .jouissance corporelle : hors langage, antérieure à la signification phallique, jouissance de l’autre. La jouissance induit un clivage réalité interne et réalité externe. La jouissance corporelle est celle que Freud remarque dans la proximité de la jouissance et de l’horreur. Découverte par le cas clinique de l’Homme aux rats, mettant en évidence que béatitude et barbarie peuvent se confondre ou plutôt fusionner. Il s’agirait alors d’une jouissance totalisante, qui réussirait là ou cela rate dans la rencontre sexuelle. L’antisémite ou tout bourreau est un régressé anal. Pour l’anal, seule l’insertion organique dans un système social organisé valorise narcissiquement l’individu et peut lui donner un phallus. La parole serait ce qui permet de réguler l’arrivée de la jouissance en protégeant de son excès.
Jouissance et désir sont posés comme antagonistes par la clinique. Grâce à la parole via la castration, la jouissance « va passer dans les réseaux du signifiant pour y être tamisée. De ce fait se met en place une jouissance différente, une jouissance limitée, permise, qu’on a coutume d’appeler jouissance phallique ». Dans la mesure où le signifiant phallique produit par la métaphore paternelle vient attester – et en même temps verrouiller leur articulation – de l’impossibilité de la conjonction de la jouissance et de l’horrible. Dans le cas de génocide, cette régulation n’a pas lieu, tous les excès sont possibles.
Cela renvoie à la question d’Antigone. Sophocle la dépeint comme inhumaine, en proie au surmoi archaïque, dans l’envers du désir pur et incestueux qui est le rapport à la mort. Il s’agit de la jouissance incestueuse en rapport avec la Chose. Freud parlera plutôt de pulsion, Lacan de jouissance. Le rapport à l’Autre originaire est désubjectivant, déshumanisant car annihilant la parole. La jouissance est un excès, une surtension pulsionnelle, douleur, satisfaction ou insatisfaction. Si, pour Freud, l’interdicteur de l’inceste, c’est le père, pour Lacan, c’est le langage qui rend l’inceste impossible. Pour habiter le monde médiatisé des mots, le sujet humain a dû consentir à perdre la jouissance immédiate des choses. Il s’agit alors de perdre le naturel. -La Jouissance ne se limite pas à une expérience de satisfaction ou d'insatisfaction, La jouissance est hors la loi (du langage), traumatique. Elle réside dans cet excès ("trop-matisme" ) qui est un trou(-matisme ) dans le symbolique (Lacan, J. 1974-1975) . C’est le lieu de l’insupportable. Cela se passe directement sur le brut réel du corps. Le génocide en est un exemple. Le signifiant qui devrait canaliser la jouissance par la parole et les représentations symboliques est aboli, absent. Ce sont les maux du corps et la violence agie.
La jouissance hors la loi marque l’anéantissement de l’articulation au symbolique. Seule devient prévalente, l’articulation imaginaire et réel, sous l’égide de la haine. La haine, vecteur de l’expression de l’inhumain, ne fait pas appel à la dimension symbolique. Il s’agit d’une dimension imaginaire.(Lacan séminaire I). Cela nous renvoie aussi au discours du maître, le maître ayant dans la tradition grecque droit de vie et de mort sur l’esclave, et la mort étant le maître absolu, le maître du maître.
La jouissance sans limite marque l’avènement de la chose, Das ding,
Das Ding est une élaboration freudienne qui se trouve dans deux textes : L’esquisse d’une psychologie scientifique (1895) et Die Verneinung (1934). Das Ding conditionne le principe de plaisir et la question du désir qui s’origine du réel. Le sujet tente de retrouver la chose par la voie du symbolique, mais il ne peut y réussir car c’est un réel.
Jacques Lacan reprend ce terme de das Ding dans L’éthique de la psychanalyse, qu’il écrit l’achose et qui vient désigner la mise en place proprement du Réel pour un sujet dans l’émergence de sa subjectivité. Das Ding, l’achose, c’est la Chose au-delà de tous ses attributs, hors signifié. Il n’y a pas de bon et de mauvais objet, dit Jacques Lacan, il y a du bon et du mauvais, et puis il y a la Chose. Das Ding désigne la mère comme premier objet perdu. Das Ding est inaccessible, définitivement perdu et non imaginarisable. À la Chose, on n’a pas accès, on a seulement accès à ses coordonnées de plaisir. Das Ding vient désigner l’interdit de l’inceste, inceste comme tentative de rencontre avec la Chose, mais du fait que l’on parle, la Chose est inatteignable. C’est la topologie du signifiant qui rend compte de la Chose et qui nous barre l’accès à la Chose. Cela conditionne le fait qu’il n’y a pas de souverain Bien, en tant que celui-ci est das Ding, est la mère, et que c’est un Bien interdit. Toute la difficulté à parler de la Chose, c’est que c’est figurable comme un trou, comme un vide, mais en même temps c’est ce dont tout procède. Le cri serait alors une tentative d’inscrire la chose en trouant le silence. Nous recelons un vide, un creux qui nous cause en tant qu’êtres parlants, et en même temps, ce même lieu, nous l’habitons. Das Ding a une dimension d’extériorité.
IE5-Extrêmes cliniques : Nous prendrons deux exemples : le pervers narcissique et le névrosé obsessionnel avant d’évoquer les aspects psychotiques de l’extermination de masse.
Rappelons les traits du pervers narcissique qui, pour ne pas se confronter à son vide intérieur, agresse l’autre en lui faisant subir ce qu’il craint le plus lui-même, à savoir son propre anéantissement. La crainte de l’envahissement, reposant sur le complexe d’intrusion que nous avons évoqué plus haut conduit à une relation de dépendance, de propriété qui assoit la toute-puissance du pervers. Si le pervers a besoin, de façon symbolique de la chair et de la substance de l’autre pour se remplir, le génocidaire actualise et réalise ce « remplissage » en détruisant et dévorant réellement la chair et la substance de l’autre.
Paul Racamier [127]indique que le pervers narcissique veut se défendre en expulsant douleur et contradictions internes aux dépens d’autrui, afin de se survaloriser, avec jouissance. Cela nous ramène au travail du deuil. Paul-Claude Racamier rappelle que le travail de deuil conduit à la découverte de l’objet, le travail d’élaboration du conflit et de la défense permet l’aménagement de la relation d’objet. Dans le cas du génocide, on pourrait avancer que le travail non fait est rejeté à l’extérieur, et de façon collective, expulsé vers l’autre, les autres. Les défenses majeures qui accompagnent ce phénomène sont le déni et le clivage sur lesquels nous reviendrons. Le pervers narcissique organise un meurtre psychique. Le génocidaire un meurtre réel. Le pervers narcissique a une perception confuse des limites moi et non-moi. Pour gérer ce point, il incorpore, par introjection les qualités de l’autre (stade anal comme nous l’avons vu plus haut) en déniant l’existence de l’autre. Ainsi il se construit un moi imaginaire grandiose qui masque la faiblesse du moi. L’autre n’est rien. Il empiète sur le territoire psychique d’autrui. Ce que décrit ainsi Marie France Hirigoyen peut s’appliquer au génocidaire. Le génocidaire réélise en empiétant sur le territoire culturel, le sol, le social des victimes qui sont réduites au rien. Ceci est une défense contre les pulsions de mort. Les pulsions sont assouvies, projetées à l’extérieur jusqu’au passage à l’acte meurtrier. Le pervers, comme le génocidaire vide l’objet d’emprise de sa substance, le réduisant à un état de chose. Il vise à anéantir l’autre en tant qu’être désirant, par une entreprise de séduction.
C’est ce qui diffère de l’anéantissement génocidaire. Il n’y a pas séduction mais destruction radicale. Au niveau de l’image, si le pervers séduit par l’image, le génocidaire détruit toute image, toute possibilité identificatoire pour la victime, se situant dans un avant du spéculaire que nous reprendrons plus tard. L’effraction est la violation d’un domaine réservé, la pénétration par la force, la violence, le début de la prise de possession. Cela ouvre une brèche dans l’individu qui anéantit les défenses du sujet.
Un autre aspect, lorsqu’il l s’agit de détruire l’étranger en soi est présenté par la névrose obsessionnelle Freud voit dans l’origine de la guerre la perception des différences. La différence, appuyée sur la race, la couleur de peau, la langue ou la religion gêne l’identification et ébrèche le sentiment d’appartenance collective. C’est la racine du désir d’exterminer l’autre pour survivre, l’autre pouvant se transformer en menace. Nous avons évoqué cela dans le complexe de sevrage. La compétition pour le savoir et l’avoir peuvent être aussi à la source de la rivalité. La question de la destruction est articulée à la dialectique du pur et de l’impur. Rendre la victime impure, c’est en premier lieu la soustraire de l’humanité. L’extermination, l’élimination, c’est vouloir la transparence. « Qu’elle soit appuyée sur la race, la couleur de la peau, la langue ou la religion, la différence, petite ou grande, gêne sur le plan identificatoire parce qu’elle introduit une brèche dans l’harmonie supposée d’une nation ou porte atteinte au sentiment d’appartenance collective. C’est là aussi que prend racine le désir d’exterminer l’autre pour survivre ».[128]
Pour l’obsessionnel, il s’agit de détruire l’autre parce qu’il est différent. Freud a étudié cette organisation dans l’homme aux rats. L’obsessionnel est marqué par l’ambivalence entre amour et haine, soumission et révolte. Ses mécanismes de défense sont l’annulation rétroactive, l’isolation, la formation réactionnelle. Il est fixé au stade sadique anal.
Nous retrouvons quelques uns de ces traits chez le génocidaire qui est caractérisé, tout comme l’obsessionnel par l’ordre, l’autorité, le sadisme, déjà exposé. Exigeant et intolérant, il apparait froid et peu démonstratif. Il s’agit de tout maîtriser par la contrainte, la force. Ces traits sont partagés par les meurtriers exterminateurs, auxquels il faut rajouter le contrôle.
Par contre, si l’obsessionnel exerce cela sans violence physique, il contraint les autres. Son empire est totalitaire. L’autre doit agir comme il l’entend.. La violence est omniprésente chez le génocidaire. L’emprise totalitaire également.
Tout comme l’obsessionnel, le génocidaire est un despote qui viole l’espace personnel de l’autre. Il assure son emprise par la force et la destruction. Il traite l’autre comme une chose contrôlable, manipulable. Il veut dessaisir l’autre de lui-même. L’obsessionnel vise à pétrifier l’autre, visant à édifier un monde monolithique qui est un monde mort. C’est ce que réalise le génocidaire : contrôle des autres, puis des morts, un monde mort.
Cela met en évidence que l’obsessionnel et le pervers asservissent et s’approprient le désir de l’autre par la relation d’emprise. Le génocidaire accomplit l’anéantissement de l’autre. Après une phase que l’on pourrait qualifier d’obsessionnelle et de perverse, il y a destruction totale.
L’autre considéré comme un objet vient colmater la brèche ouverte par la perte originaire.
C’est bien dans le registre de la psychose et plus précisément de la paranoïa que nous nous situons avec les meurtres de masse et les génocides. La maladie est quant à l’appel du signifiant paternel répond un vide, un trou. Il y a une part du réel de l’autre qui ne peut être nommée. Dans le séminaire Les psychoses, Lacan évoque l’absence de métaphore dans le discours psychotique. Dans le séminaire suivant, Les formations de l’inconscient, il parlera de métaphore paternelle, le père étant une métaphore par laquelle le signifiant paternel est substitué au signifiant maternel. Chez le psychotique, cette métaphore originaire, est forclose ; elle est cependant inductrice de toutes les autres métaphores.
Bettelheim dira que « l’expérience concentrationnaire est une psychose imposée de l’extérieur à des sujets plongés dans la plus extrême déréliction par une clinique de fous dangereux et pervers. »[129] La destruction de l’image spéculaire les projette « dans l’angoisse infinie du corps morcelé se traduisant par la violence. Le camp en avait fait des petits psychotiques, psychose transitoire pour la plupart, définitive pour certains, mais laissant toujours de profondes traces, de profonds remaniements subjectifs. »[130] D’ailleurs, le musulman , mort-vivant du camp, deviendra un fondement pour l’analyse de la schizophrénie infantile que fit Bettelheim pour l’Orthogenic School.
IF- Chosification
IF1- Dés appartenance Nous avons vu que la cruauté est une absence d’identification. Le pervers disqualifie son objet en tant que personne pensante. Il le réduit à ce statut par des violences. La victime est paralysée et soumise. C’est par la fascination de la mort que le pervers contrôle sa victime. A l’identique pour l’obsessionnel.
En cas de génocide, la victime est broyée. C’est pour cela qu’il convient de faire sortir la victime de la catégorie de l’humain pour pouvoir accomplir l’extermination. « Dire que l'on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l'espèce (…) c'est cela qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c'est cela d'ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce »[131]
Il s’agit de transformer peu à peu les humains : « L’accoutumance venait […] ce qui est la façon charitable de dire que la transformation d’être humains en animaux était sur la bonne voie. »[132] L’humain est chosifié ou animalisé. Laure Coret en témoigne dans sa thèse traitant des traumatismes collectifs et de leur écriture romanesque : « C’est le processus de déshumanisation, de chosification, que décrivent nos œuvres. Dans le cadre d’un État violent, brutal, dictatorial et parfois même totalitaire, nos auteurs finalement témoignent d’un rapport particulier à la vie, au monde, conditionné par ce processus même de violence générale où tout est possible. »[133]
La déshumanisation est au cœur de l’entreprise génocidaire, la mort n’en étant que le terme. Le génocide détruit le « radical humain » (R. Kaës) et les « présupposés de la base de la vie du sujet » (R. Waintrater). La déshumanisation précède la mort et se poursuit sur les cadavres.les objectifs génocidaires diffèrent de ceux de la guerre « L’ennemi doit mourir supplicié »[134].
Tout ce qui signe l’appartenance à l’humanité est pris, y compris le nom. Primo Levi en témoigne : « alors, pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme.[…] il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusque à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière de nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste ».[135]
Cette transformation d’humains en animaux semble permettre au bourreau d’exterminer sa victime, le protégeant de l’identification ; En effet, tuer signifie rencontrer le regard de l’autre, ce qui démontre une humanité commune. Primo Levi, dans Les naufragés et les rescapés ; rapporte l’interview de Franz Stagl, ex-commandant de Treblinka, qui répond à la question interrogeant le pourquoi des humiliations et cruautés, alors que tous les prisonniers étaient condamnés. Franz Stangl indique un sens à ce non-sense : « pour conditionner ceux qui devaient exécuter matériellement les opérations. Pour leur rendre possible de faire ce qu’ils faisaient »[136]. La victime doit être dégradée afin que le meurtrier sente moins le poids de sa faute rendant utile la violence inutile. « L’imaginaire de la propagande taxant l’autre d’ennemi hideux, d’animal ou de chien, conduit nécessairement à passer aux actes en lui coupant le nez, les oreilles ou les bras pour lui ôter toute ressemblance humaine. Déshumaniser l’autre est donc à l’origine une opération mentale. »[137]
Il s’agit d’établir une distance psychique d’avec la victime, afin de se convaincre qu’il n’a plus à faire avec un être humain. «avant de mourir la victime doit être dégradée afin que le meurtrier sente moins le poids de sa faute »[138].C’est une spirale de destructivité des corps afin de rendre l’autre le moins possible semblable à un être vivant, quitte à le faire même au-delà de sa mort. Émilie Carlier, femme d’un Consul de France en poste à Sivas, rapporte dans son journal, en date du 12 novembre 1895 : « On a vu ainsi passer des Arméniens qui n’essayaient pas de se défendre. On les déshabillait et on les mutilait horriblement avant de les tuer ». [139]
Dans la Turquie de la fin du XIX° siècle, les arméniens sont considérés comme des infidèles, des « guiavours » (infidèles, chiens) mis au ban de la société. Les premiers massacres de 1895-96 attestent du processus de déshumanisation, repris par les jeunes turcs en 1915.
Un arménien n’avait pas plus de valeur qu’un chien, infidèle qu’il faut tuer, au non du djihad.
Les études portant sur le nazisme font effet de l’influence jouée par Luther au sujet de la langue allemande, promue au statut de langue sacrée. Plus tard, au siècle des Lumières, la question de la langue est remplacée par celle de la filiation biologique, la référence est aux sciences naturelles. Buffon classera les espèces en donnant le concept de dégénération, l’âne par exemple étant un cheval dégénéré. On peut considérer que ce concept sera déterminant pour les théories d’appartenance à l’espèce et aux théories raciales.
L’obsessionnel comme le génocidaire refuse à l’autre le droit de désirer. Le génocidaire lui refuse le droit de vivre, le statut de sujet. Michel Fain parle d’une culture d’instinct de mort : [140] « Une pure culture d’instinct de mort peut exercer ses effets au-delà de la douleur morale. [...] peut-on décrire une relation entre deux êtres au cours de laquelle l’un serait pour l’autre une pure culture d’instinct de mort ? Un objet poussant le sujet à désobjectaliser ? ”
Celui qui n’est plus reconnu comme homme devient un numéro, sans visage et sans nom, placé en position d’objet réel, il est le « cafard », celui qu’on écrase, la vermine, le déchet. Dans le discours raciste ou génocidaire, l’autre apparait comme une bête immonde, rempli d’une jouissance dégoutante et écœurante, on en a la phobie. Il ne s’agit plus que de « vermine, pas des ennemis. »[141]
Primo Levi décrit cette réduction de l’humain à du bétail qui facilite le travail des exécutants: « Il ne s’agit plus seulement de mort, mais d’une foule de détails maniaques et symbolique, visant tous à prouver que les juifs, les tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu’on pense à l’opération de tatouage d’Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans les wagons à bestiaux qu’on n’ouvrait jamais afin d’obliger les déportés […] à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu’on ne distribuait pas de cuillère […] les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens ; qu’on pense enfin à l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicament avant de les supprimer. »[142]
L’institution nazie procède à l’écorchage, comme s’il s’agissait d’animaux, pour la collectivité. Ainsi, Franz Blaha, médecin tchèque à Dachau, décrit la production et l’utilisation d’articles cadeaux en peau de détenus. Des détenus furent tués pour leur peau, transformée en sac à main, abat-jour, reliure de livre.
Le monde de rapports symboliques qui dépassent l’individu est aboli par le génocide, l’homme étant réduit à son corps comme « réalité organique »[143], les humains qui subissent coercition et violence ne sont réduits qu’à leurs corps.La peau protectrice n’opère plus sa fonction de contenant du corps et au symbolique, du psychisme. Nous pouvons rapprocher cela du moi-peau, de Didier Anzieu. Didier Anzieu parle de moi-peau qui protège le sujet en le protégeant de la confrontation à l’investissement objectal ; Il s’agit dans le cas du génocide d’un moi-peau réélisé. Il s’agit de vraie peau en lieu et place d’enveloppe psychique, de peau maternelle symbolique arrachée. Primo Levi détaille le fait que « le corps humain est considéré comme un objet, une chose n’appartenant à personne, dont on pouvait disposer arbitrairement. »
Didier Anzieu avance également que le psychisme est dépendant du fonctionnement de l’organisme vivant qui lui sert de support mais aussi des représentations émanant des groupes dont il fait partie. Le double étayage du psychisme sur le corps organique et le corps social est ici anéanti. Cela renvoie également au mythème de Marsyas, écorché vivant par Apollon, à Saint Barthélémy. « La peau arrachée au corps figure l’enveloppe protectrice, le pare-excitation, qu’il faut fantasmatiquement prendre à l’autre pour l’avoir à soi ou pour redoubler et renforcer le sien propre. »[144]. Si dans le cas du mythe, cette peau présente une valeur symbolique, dans le cas du génocide, il s’agit d’une utilisation technique et marchande.
De la même façon, la victime ne reconnait pas de visage humain dans son bourreau, bourreau qui devient sans visage, citons Carlo Levi : « nos persécuteurs n’avaient pas de nom, ils n’avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. »[145]. Sans visage et sans nom. Egalement Rithy Panh affirme « Ce qui blesse est sans nom. »[146]
Cette chosification s’opère par l’abolition du symbolique et par une opération imaginaire qui transforme les hommes en animaux, en objets ou en numéros. Ainsi, sortis de l’appartenance à l’humanité, ils sont plus régis ni protégés par les lois humaines. Les agresseurs, qui se situent, pour eux, toujours dans la catégorie de l’humain, peuvent leur appliquer des lois et des traitements « inhumains », puisqu’ils les appliquent à des « non-humains », à ceux qui n’appartiennent plus à « l’espèce humaine »[147].
Dans tous les cas, il s’agit du « monde du mourir, où l’on enseigne aux hommes qu’ils sont superflus à travers un mode de vie où le châtiment n’est pas fonction du crime, où l’exploitation se pratique sans profit, où le travail ne produit rien, est un lieu au se fabrique quotidiennement de l’absurde.»[148] D’ailleurs, « Il vaut mieux tuer un innocent que de garder en vie un ennemi. »[149]
Il s’agit d’aller jusqu’à détruire même le processus de penser. Se poser des questions conduit au désespoir dans un monde sans logique et sans morale ; Primo Levi indique que « l’homme simple, habitué à ne pas se poser de question était à l’abri de l’inutile tourment des pourquoi. »[150], il ne faut pas se poser de questions. Cela devient un mode de survie : « Clausner me montre le fond de sa gamelle. Là où les autres ont gravé leur numéro, là où Alberto et moi avons gravé notre nom, Clausner a écrit : « ne pas chercher à comprendre ».[151]
Il s’agit « d’un monde à l’envers. »[152] La pensée elle-même se retire. S’il n’y a pas de« pourquoi ? » au camp d’extermination, c’est parce que la métaphore fondatrice de l’humain y est déniée. Primo Levi ajoute : « L’explication est monstrueuse, mais simple : en ce lieu, tout est interdit, non certes pour des raisons inconnues, mais bien parce que c’est là précisément toute la raison d’être du Lager. »À Auschwitz, c’est la métaphore elle-même qui est détruite, i l n’y a plus de pacte auquel se référer, fût-ce dans sa seule tête, plus de Tiers à pouvoir convoquer et d’ailleurs les crimes qui y ont été commis étaient sans nom. Ce n’est que dans l’après-coup qu’ils ont été appelés crimes contre l’humanité, car au moment où ils ont été perpétrés, ils dépassaient l’entendement.[153]
C’est le chaos qui prédomine : « Car au Lager, on perd l’habitude d’espérer, et on en vient même à douter de son propre jugement. Au Lager, l’usage de la pensée est inutile, puisque les évènements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible. ; il est néfaste, puisqu’il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu’une loi naturelle d’origine providentielle se charge d’émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite. »[154]
Bruno Bettehleim, survivant des camps et qui a travaillé avec les enfants autistes indique les points communs entre ces deux cliniques : « Les camps de concentration avaient perdu leur humanité en réaction à des situations extrêmes. Les enfants autistiques se retirent du monde avant même que leur humanité se développe vraiment. Y aurait-il un lien, […] entre l’impact de ces deux sortes d’inhumanité que j’avais connues »[155].
IF2- Glissement langagier Les génocidaires et plus particulièrement les idéologues nazis, voulant abolir l’humanité se réfèrent à la logique binaire de la rationalité scientifique. Cela signe une abolition du tiers et la réalisation d’un système politique grâce à l’appui de la justification idéologique, le racisme, les nouveaux moyens techniques .Il s’agit de statistiques, de plan meurtrier d’élimination rationalisé par la mathématique, Primo Levi témoigne que « ce qui compte pour l’administration du Lager, ce n’est pas tant d’éliminer vraiment les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi. » [156]
Cela est exprimé dans un langage mathématique, langage qui ne permet pas le glissement du langage articulé. Il s’agit donc d’un dévoiement des règles et lois du langage, qui pervertit l’expression. Rithy Panh fait part d’un « cahier de pratique et d’idéologie »[157], d’un enseignement qui s’ordonne en séminaire, dévoyant la pensée, la gauchissant à l’alibi d’élaborations intellectuelles et de références philosophiques qui subvertissent la pensée individuelle, du bourreau même.» Cette logique comptable se nourrit de chiffres, de statistiques. Ce glissement langagier voudrait faire coïncider mots et choses ; la mécanique qui s’installe voudrait, par cette coïncidence dénier l’écart nécessaire à l’énonciation à l’alibi de la science. Cependant, si la méthode scientifique signe le progrès de la civilisation, faire coïncider mots et choses, c’est le meurtre. Cet alibi scientifique permet de dévoyer le discours scientifique afin de vider les mots de leur sens pour les rendre simplement utilitaires, on en arrive à l’absolu de la science poussé à son terme, qui est « comme une idéologie de la suppression du Sujet ».
La perte du patronyme, que l’on retrouve chez Primo Levi « de la manière la plus collective : c’était le sort commun de tous ces déportés, privés d’entrée de leurs noms et voués, par la volonté meurtrière des nazis, à l’anonymat des matricules tatoués à même la chair des captifs. Mais cette atteinte du patronyme, chez P. Levi, semblait aller au delà. » [158]
Le fait de numéroter les détenus participe à cela ; «J’avais oublié jusqu’à mon nom. A Auschwitz, à la fin, je n’étais plus là. […] j’avais un numéro, A7713. C’était ça. J’étais un numéro. »[159]
« Montre-moi ton numéro : toi, tu es les 174517. Cette numérotation a commencé il y a dix-huit mois, et elle englobe Auschwitz et les camps annexes. »[160] Le symbolique n’est plus intriqué au réel. Freud dit que ce qui n’est pas symbolisé fait retour dans le réel. Ici le mot devient toute la chose même, en l’occurrence le chiffre.
Le chiffre induit une fixité, il est mis à la place du point de capiton, point d’attache où se nouent le signifiant et le signifié. Le point de capiton lie ensemble les différentes couches d’un matelas[161]. Le point de capiton est un terme de matelassier (là où l’aiguille entre et sort) permet de faire tenir le discours par ces points d’attache. Lorsque le signifiant et le signifié ne se nouent pas, le discours est impersonnel ; Tel est le cas lorsqu’on désigne le sujet par des numéros, cette dépersonnalisation du discours est aussi une désubjectivation. Ceci évoque l’univers du psychotique, dont le langage se décompose. L’utilisation des chiffres serait un effort de reconstruction d’un univers symbolique permettant de réordonner le monde ; Monde réordonné de façon délirante, fixe et non dialectisée. La fixité fait contre-point au capitonnage. La fixité induit des catégories marquées, clivées, distinctes. Le bien et le mal par exemple « La rationalité délirante du massacre s’habille du discours de la Science ou de la politique sécuritaire. »[162]
La science subvertit les catégories du réel et du symbolique. La science refoule le savoir mythique, ce qui est privilégié ce sont les vérités numériques.
.IH1- Destruction du nœud borroméen Les chiffres anéantissent la singularité de chaque individu. Le symbolique, dans le totalitarisme se réélise, ce qui donne un « monde de pierres où personne ne copie plus personne. »[163] Etre les mêmes c’est vouloir tous le même objet perdu. Ce qui diffère de l’identique auquel vise le génocidaire.
Rappelons que pour la psychanalyse, essentiellement Lacanienne, l’homme s’inscrit dans trois registres : réel, imaginaire, symbolique. Le réel est un impossible à imaginer et à dire, l’imaginaire concerne le corps et son image et le symbolique concerne le langage. Pour figurer cela Lacan imaginera trois anneaux enlacés en nœud (borroméen), anneaux dont la propriété est de se désunir si l’un d’entre eux est rompu. La rupture de ce nœud conduit à ce qu’il appellera la « forclusion du nom du père », qui conduit à la folie.
Le psychanalyste Gérard Haddad, dans son étude sur les camps, indique que : le projet totalitaire est de détruire le Nœud Borroméen, ce qui induit la haine des juifs, qui coupe le monde la mère Nature et qu’il s’agit de l’effacement total, de la forclusion du signifiant paternel ou maternel. La destruction du nœud Borroméen étant le projet véritable. Puisque le signifiant paternel coupe le reste de l’humanité « de notre mère nature et de son énergie chtonienne » [164]. Gérard Haddad avance que le vrai projet de l’extermination serait « la destruction du mystère de la filiation », la rupture du nœud qui lie ensemble imaginaire, symbolique et réel »[165]. Insistons sur la dimension du réel, « impossible à imaginer et à dire » du génocide. ; [166] le génocide ou le camp est « le réel qui devient possible ». Ce réel devenu possible, conjugué à l’abolition du symbolique créée une psychose, une folie artificielle : Une paranoïa meurtrière déjà évoquée. Comment cette abolition de la dimension symbolique du langage se manifeste-t-elle ? En cas de génocide, de meurtre de masse, elle est écrasée. Pour mieux comprendre cet écrasement, il nous faut revenir à la construction du langage et de l’accès au symbolique pour l’enfant. . Au début, l’enfant se situe dans le pulsionnel. Le pulsionnel est un tout indistinct où il se confond avec sa mère en un réservoir de jouissance absolue et illimitée. Puis il se reconnait comme un autre dans le miroir, un autre distinct de sa mère. Ce moment est appelé stade du miroir. C’est le début du narcissisme fondateur de l’identité. L’enfant se détache par étapes de sa mère, en construisant un écart fondé sur le langage et son système qui lui permet d’accéder à la relation de sujet à sujet, avec un autre différent de lui. Ensuite, il accède au lien social. Cette évolution est possible par l’apprentissage de la limite et de la loi, tant au sein de la famille que dans le social, où la loi est inscrite dans le langage particulier qui est le juridique.
Détaillons ces étapes. Le petit humain vient au monde dans un bain de langage. Le langage parlé est une suite d’énonciations, un mot après l’autre en successions de signifiants. Les premières lois correspondent à celles du langage Le langage constitue donc une première limite. Ensuite, dans la famille, le père s’inscrit en tiers médiateur et séparateur. Il représente la loi qui fonde le social, en interdisant crime et inceste. Ainsi, la mère est interdite à la satisfaction de la jouissance de l’enfant. La jouissance absolue, retour au sein maternel ou inceste est impossible, si ce n’est par la mort.
En cas de génocide, l’interdit et la limite constitués par le symbolique des lois du langage disparaissent. Subsiste seule la toute-puissance de l’agresseur qui rappelle la toute-puissance du petit enfant avant sa rencontre avec la limite. Il y a retour à la jouissance totale. La dimension séparatrice est effacée et permet à l’effroi et à la pulsion de régner de façon absolue. Nous pouvons donc dire que le génocide marque un retour à l’archaïque.
Ce retour à l’archaïque se manifeste également par la haine. Nous retrouvons la haine archaïque de l’enfant pour l’autre, ce différent qui serait le siège de l’aliénation. Nous avons précédemment évoqué ce moment qui est désigné par le nom de stade du miroir lorsque le petit enfant est aliéné dans la réalité de l’autre. Pour supporter l’absence et la distance d’avec sa mère, le petit enfant s’en rend maître en jouant mais aussi en détruisant, il se « rend maître de la chose pour autant qu’il la détruit. ».[167] Il n’y a pas d’autre issue que la destruction de l’autre. On touche à « la structure la plus fondamentale de l’être humain sur le plan imaginaire-détruire celui qui est le siège de l’aliénation »[168] Pour le petit enfant, cela se situe sur le plan imaginaire. Dans le cas du génocide, cela se manifeste dans le réel. C’est là toute l’effroyable différence. Ce retour vers l’archaïque éclaire l’aspect totalitaire du génocidaire : Pour l’enfant, il s’agit de haine destructrice, à l’égard du double vu dans le miroir. Dans le cas du génocide, dans un délire paranoïaque, il y a destruction réelle. Il s’agit d’une destruction des corps et du règne absolu de la pulsion. Le réel défini par Lacan comme « impossible » devient possible. Par la destruction de la dimension symbolique, du bris de l’anneau plus rien ne tient de ce qui structure l’humain puisque, rappelons le, si un anneau est brisé, tous les autres se défont. Nous en déduisons que le symbolique et le symbole semblent essentiels quant à la qualité d’humain, au nouage des anneaux, à la protection contre l’absolu et le totalitarisme.
Le symbolique serait un marqueur fondamental de l’humain. Pour Lacan, « Si on doit définir à quel moment l’homme devient humain,, c’est au moment […] où il entre dans la relation symbolique […] relation symbolique éternelle en ceci que le symbole introduit un tiers, élément de médiation. »[169] Le symbole est ce qui signe socialement l’identité. Les éléments qui font partie de l’identité sont le nom, l’appartenance, la filiation. Lacan en se référant au tiers médiateur nous renvoie à ce que nous avons exposé de la construction de l’enfant. Si nous en revenons à l’image des anneaux, celui du symbolique ayant disparu, il ne resterait que ceux de l’imaginaire et du réel.
L’anneau du symbolique permettait de lier les coordonnées de l’humain et de limiter imaginaire et circonscrire le réel. L’abolition de cette dimension induit le « tout est permis », déchainement de l’imaginaire, déchaînement de la haine. Le génocidaire se fonde sur un rapport imaginaire, non tempéré par la dimension symbolique. Pour Lacan, l’agression « n’a rien à faire avec la réalité vitale, c’est un acte existentiel lié à un rapport imaginaire »[170]. Ce rapport étant imaginaire, permet d’imaginer et de mettre en acte le meurtre de la mémoire et de la mort. . Il est impossible à un être humain de disparaître sans laisser de trace symbolique. C’est ce que le délire génocidaire de toute-puissance voudrait anéantir.
La destruction du sujet, telle que nous l’avons évoquée détruit l’activité symbolique (symbo-lyse)[171] de tous les attributs du sujet, de la transmission L’être et donc l’homme se situe entre les dimensions du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Si à la jonction du symbolique et de l’imaginaire nous trouvons l’amour, à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance, à la jonction de l’imaginaire et du réel se situe la haine. Lacan nous déclare que « Dieu merci, le sujet est dans le monde du symbole, c'est-à-dire dans un monde d’autres qui parlent. C’est pourquoi son désir est susceptible de la médiation de la reconnaissance. Sans quoi toute fonction humaine ne pourrait que s’épuiser dans le souhait indéfini de la destruction de l’autre comme tel »[172]. Nous voyons donc la encore la fonction protectrice du symbole et l’articulation importante constituée par la fonction du symbolique au réel.
Il nous faut remonter à l’élaboration de l’appareil psychique selon Freud pour analyser les bases de l’inscription symbolique. Les apports de la clinique de l’autisme, sujet en panne sur le chemin de la symbolisation aident à la compréhension conceptuelle. Nous pouvons considérer que le génocide, en annulant les coordonnées d’inscription du sujet anéantit le symbolique. Cela nous permet de nous situer avant l’objet du névrosé et du pervers, plus en amont dans le phénomène génocidaire.
Le concept freudien des registres d’inscription corrélé aux modèles infantiles précoces de création et d’investissement d’objet décrits par l’école anglaise, et plus particulièrement Esther Bick, Alfred Bion et Daniel Winnicott éclaire la préhistoire de ces phénomènes, car se situant en amont de l’étude freudienne.
IH2- Registres d’inscription : Il s’agit pour Freud, de parcourir plusieurs registres d’inscription pour élaborer l’appareil psychique. Il s’agit de passer des sensations et empreintes aux perceptions et images puis aux traces signifiantes pour enfin arriver aux représentations conscientes de l’objet. Les différents types d’objets décrits par les différents auteurs peuvent être discriminés selon ces registres. La clinique de l’autisme permet de mettre en évidence ces divers types et les carences d’inscription, en rapprochant objet autistique et objet transitionnel. L’objet sensuel est lié aux empreintes primitives et aux sensations. Pour Esther Bick, il est chargé de tenir ensemble les différentes parties de la personnalité. Cet objet a une fonction de contenant en substitution du sein, une qualité de l’objet représentant l’objet total. C’est l’époque de la cacophonie cérébrale.
Le second registre est celui de l’inscription des images. C’est un premier mode élémentaire de pensée. Pour Winnicott il y a des objets transitionnels de première et de seconde génération. C’est une dialectique entre les parties et le tout. Il s’agit de la mise en signe du réel par des registres d’inscription successifs afin de constituer le bord.
L’objet transitionnel de première génération est un objet réel qui est présent dans la première année de l’enfant, qui a toujours un nom. Il y a glissement métonymique, sans véritable perte, on passe d’identique à identique. Il y a recouvrement. Le monde est présent sous forme de bouts parcellisés ; le nourrisson surmonte ainsi sa peur du corps morcelé suscitée de par la séparation d’avec le sein et renouvelée par la perte des fèces. Cet objet de première génération supporte la première identification de l’enfant. Il sert de bordure symbolique interne. Il a un statut d’images présymboliques.
L’objet de seconde génération a une fonction d’apaisement qui peut être transférée sur un autre objet. Il s’agit d’une mise en place symbolique par l’intermédiaire de la métaphore. L’objet porte un nom redoublé (bibi, nounou). Il est polysémique, il ne vient pas à la place du sein mais à la place de l’Autre, le grand Autre originel étant la mère. Il a un statut de traces symboliques. Il diffère de l’objet fétiche, qui, au champ de la perversion, est une identité de substitut du pénis qui fait défaut à la mère.
L’objet autistique est une invention qui permet de parer l’échec de l’action de symbolisation du langage. C’est un objet réel qui comble la perte réelle. C’est un substitut au défaut de bordage symbolique. C’est une tentative de comblement. Objet autistique et objet transitionnel ont la même fonction : supporter la première unité subjective de l’enfant. Ce qui diffère c’est que l’objet transitionnel a un statut de signe symbolisé qui permet à l’enfant de se constituer autour d’un point de vide. L’objet autistique se situe autour d’un plein.
L’autiste se situe en amont du névrosé et du pervers. Le premier mode d’accès à la réalité est l’objet transitionnel, pas totalement élaboré pour l’autiste, mais facteur de développement pour le sujet sain, bordage des sensations, métabolisation des sensations en images, premier langage symbolique.
Dans Deuil et Mélancolie et Ephémère Destinée, l’objet frappé de perte apparait comme toujours remplaçable au terme d’une élaboration psychique particulière. Cela ne peut s’effectuer que si le sujet a un réceptacle symbolique inconscient qui conserve les signifiants fondamentaux de son histoire, ce qui permettra le jeu des substitutions nécessaires au remplacement de l’objet perdu. Dans le deuil mélancolique, il y a défaut ce de lieu symbolique de dépôt, l’objet perdu a emporté avec lui le noyau hors représentation que nous objet petit a pour Lacan. Il devient l’incarnation réelle du fond perdu de son être. En ce sens, la position autistique est le modèle archaïque de la mélancolie. Dans le cas du génocide, il n’y a plus de lieu symbolique de dépôt.
Le dernier niveau du meurtre du symbolique est le meurtre du langage, des lois du langage, fondatrices de l’humanité. Afin d’aborder ce point, plaçons-nous au plan symbolique, avec l’aide de quelques apports conceptuels. Primo Levi insiste sur ce fait essentiel de la non-accession au langage. « Absence de langage que les bourreaux dressèrent en même temps que leurs barbelés.»[173]
IH3- Enucléation du signifiant du nom du père : [174] Le Nom du père est massacré. Le « Nom de pères destitués par l’Histoire et l’empêchement à parler en son nom propre, en tant que sujet différencié de ses semblables./ […) il s’agit de Nom de père non inscrits comme tels dans l’histoire du monde, génocide ni reconnu par son auteur, ni sanctionné par une instance internationale ». Pères destitués par l’histoire, lignée ?[175]
La fonction nommante du Père est l’acte de nommer ; Jean Pierre Lebrun[176] insiste sur le fait de la différence qu’il y a entre le Père comme nom et le père donneur de nom. « le père comme nom et comme celui qui nomme , ce n’est pas pareil ». [177] Le nom du père n’est pas le nom du géniteur ou du patronyme. Le social détient le pouvoir de « nommer à », Il nous est difficile de ne pas citer en écho cette phrase de H. Arendt : « En écrasant les hommes les uns contre les autres, la terreur totalitaire détruit l’espace entre eux. Elle substitue un lien de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques »,[178]c’est une assignation obligée. C’est ce qui se passe pour le génocide et le totalitarisme.
De façon générale, et selon Eric Porge, le nom du père fonctionne a deux faces, comme Janus ; il fait point fixe à partir duquel l’histoire du sujet commence en occultant le trou constitutif du langage mais aussi il est aussi ce trou mis en acte. Cela renvoie, dans la théorie Lacanienne, au trou du symbolique qui est l’interdit de l’inceste. Le Nom du Père implique le trou, et le sujet se soutien du vide. La Science et le discours totalitaire qui imite le discours de la Science et s’en justifie, introduit un réel symbolisé qui masque qu’il est troué. Le Nom du Père est écarté du discours scientifique. Pour Lacan, cela est le retour du Nom du Père dans le réel, ce qui équivaut à une forclusion du Nom du père dans le social. Le Nom du Père dans ce cas est disqualifié. Le Nom-du-Père est le signifiant maître garant du symbolique, marque de la désignation du langage et marque de la transmission de la loi de castration transmise par le Père à l’enfant.
Le processus de la symbolisation qui amène le signifiant du Nom du Père est en quatre étapes : C’est la mère qui transforme l’instinct en pulsion. L’absence, en rentrant en jeu permet le passage au registre de la pulsion ; La mère accepte d’être manquante en tant que totalité pour l’enfant ; Un autre que la mère vient garantir et soutenir l’altérité, obligeant le sujet à se confronter au non-symbolisable. La métaphore paternelle consiste à substituer au signifiant de l’absence (de la mère), absence qui signifie son désir autre que le désir pour l’enfant, un autre signifiant qui est désigné come signifiant du Nom du Père. Ce terme, emprunté par Lacan à la linguistique, est en poésie, la substitution d’un signifiant à un autre afin de produire une signification nouvelle. Pour Lacan, le passage d’un ordre nouveau substitutif de l’ancien, en relation avec le complexe d’Œdipe, permet la substitution du Nom du Père au désir de la mère, ce qui produit une signification nouvelle : la signification phallique. Cela est un nouage entre la mère, l’enfant et le phallus, l’enfant n’est plus assujetti à être le signifié du désir maternel, de ne plus être assujetti aux caprices dont il dépend.
Aucun signifiant ne pourra désigner le sujet dans sa totalité et recouvrir tout du réel. Le Nom-du –Père désigne un vide, un trou dans la nomination. Cela signe le renoncement à la jouissance incestueuse (la mère) réalisée par l’inscription dans le langage, via la parole du père. Le renoncement que l’infans effectue via le refoulement originaire lui permet de parler. Cela est réactualisé par la crise Oedipienne..De fait, le processus de la métaphore maternelle décrit par Lacan résume tout cela. (1959). Lacan indiquera la formule de la métaphore paternelle et dans le séminaire les formations de l’inconscient que le signifiant Nom-du-Père est venu se substituer au désir primordial de la mère qui devient refoulé. Cela devient le refoulement originaire, première étape du processus de symbolisation qui fait écho au mythe freudien de Totem et Tabou.
Le sujet, par la métaphore paternelle métaphorique du Nom du père entre dans la fonction phallique en substituant un signifiant à l’absence du désir de la mère. Le phallus devient le signifiant de l’absence de la mère. Lacan dira que le Nom est substitué à une place, un signifiant, fruit d’une première symbolisation, symbolisation de l’absence de la mère par l’opération du fort-da. Présence, absence de la mère puis absence de la mère amènent l’enfant à penser qu’elle est appelée ailleurs par un désir mystérieux ; L’absence de la mère devient le signifiant du mystérieux.
Les expériences génocidaires et de camp endommagent dans l’Autre du sujet, le signifiant paternel, « l’essaim », c'est-à-dire la structure. Le camp et le génocide attaquent l’ordre symbolique et la Loi qui l’organise. Cela vise la destruction du signifiant du Nom du Père, qui est le rempart contre le totalitarisme. Il s’agit d’un projet psychotique mis en œuvre. « La vérité émerge des pierres », en l’occurrence des témoins qui parlent du « mal du déporté.»[179]
Lacan, dans son séminaire III sur les psychoses, compare la fonction du Nom du Père à une grande route, principe organisateur de l’agglomération des villes. Ce serait ce qui rassemble, organise, ordonne « autour d’elle et de ce fait polarise la signification. »[180]. Principe ordonnateur de la vie du sujet, il est absent dans la psychose, forclos, ce qui induit la décomposition du lieu de l’Autre. Tout comme dans le cas du Président Schreber, cela induit un gouffre, un monde qui tombe en morceaux et une souffrance qui se rajoute aux sévices physiques subis. Dans le cas de génocide ou d’extermination de masse, le sujet revient à ce moment d’avant le nouage, il est assujetti aux caprices de l’autre.
Le phallus étant le signifié des allées et venues de la mère, l’enfant va se repérer par rapport à cette signification phallique. Avant il n’y avait que l’innommable, l’indicible, le rien qu’il était dans le désir de la mère, identifié à l’objet comblant de l’autre.
La victime du génocide est plongée dans l’avant de la signification phallique, immergée dans l’innommable, jouet de l’autre, objet comblant. C’est ce que Lacan repèrera (leçon du 15/01/58) comme voie imaginaire conduisant à la perversion, où le sujet se fait phallus pour la mère. La métaphore paternelle n’est pas venue se substituer au désir primordial de la mère. Il y a donc anéantissement de ce signifiant valant comme signifiant de l’Autre de la loi. Il y a surgissement du refoulé dans le réel, ce qui annule les défenses des victimes. Le signifiant s’est déchainé dans le réel, après la faillite du Nom du Père ; le Nom du Père sera ensuite théorisé comme le quatrième nœud, permettant de faire tenir ensemble Réel, Imaginaire, Symbolique.
La métaphore paternelle a pour effet pour l’enfant, pré-sujet comme pour la mère, de faire subir les effets de la castration. Ceci diffère de la théorie Freudienne pour laquelle seul l’enfant est concerné par la coupure castratrice. En bref, il y a trois temps logiques pour l’advenue de l’enfant comme sujet : position initiale de complétude d’avec la mère, orientation du désir vers le père (porteur du phallus et objet du désir de la mère), intériorisation du manque de l’Autre parental (soumis à la loi de la castration et ne pouvant disposer de tous les signifiants pour désigner la totalité du réel du sujet c'est-à-dire la vérité).
Le passage de l’infans dans l’ordre symbolique est marqué par la Loi de la castration, l’accès au langage et à sa place dans la généalogie, celle d’un devenir père. Nous avons vu que dans le cas du génocide, il y a forclusion, ce qui marque un processus psychotique. Origine et originaire sont confondus.
Il s’agit de passer du sans-nom au nommé. Le phallus est le corps non barré par la castration. L’enfant est donc en position de phallus au départ car il incarne ce qui manque à la mère dans le fantasme de complétude imaginaire qui les unit tous les deux.
Si la référence phallique ne vaut plus, les pulsions ne seront plus refoulées. Jean Pierre Lebrun rappelle que le Phallus est le signifiant qui signifie ce que nous payons comme prix au fait d’être entrés dans le langage, à savoir une impossibilité de rendre compte de la différence des sexes autrement que de manière asymétrique. Du fait du langage, le Phallus, et du fait du Phallus, plus moyen de lire hommes et femmes comme complémentaires. Toujours d’abord et avant tout, du fait de notre prise dans la parole, existe ce vice de structure auquel chacun des deux sexes se confrontera différemment sans jamais à deux refaire totalité.
Cela situe le phallus dans l’articulation au corps, à la parole, à l’image (réel, symbolique, imaginaire). La cicatrice du traumatisme dans le symbolique est l’ombilic du rêve (Freud ) nommé par Lacan trou réel dans le symbolique. L’image spéculaire est trouée par un inimaginable. L’image spéculaire cache d’un voile la confusion chaotique du réel. Ces coupures métaphoriques mettent le sujet en position de recevoir l’usufruit d’un corps, d’une parole et d’une image.L’objet de partage, se « pétrifie, dans un effet de réel, bloquant le processus métaphorique et faisant surgir hors refoulement la figure incarnée du signifiant phallique.»[181]
Le nazisme et tout
totalitarisme génocidaire montre « ce qu’il advient lorsque le signifiant
phallique ф sort du lieu d’abri où le refoulement originaire l’avait assigné
et fait irruption sur la scène du monde : un objet réel est advenu au point
vide de la structure du langage ; Le sujets ne sont plus placés sous le chef
d’un signifiant qui advient comme « trait unaire » (la deuxième
identification) : l’incarnation réelle de ф dans un objet marque le retour
de la première identification, où le Père archaïque incarne l’Idéal. »[182]
[1] RITHY PANH, « l’élimination », Grasset, janvier 2012, p 13 [2] FREUD S., Ephémérité, Œuvres complètes XIII, PUF, 1988, p328 [3] FREUD S., Ibid , p 327 [4] KLUGER Ruth, Refus de témoigner, ed Viviane Hamy, Gottingen, 1992 [5] FREUD S, Deuil et mélancolie. [6] FREUD S., Sur la sexualité féminine dans La vie sexuelle, PUF, Paris, 1982 [7] FREUD, Deuil et Mélancolie, Œuvres complètes, tome XIII, PUF, Paris, 1988 [8] FREUD S., Ephémérité, Œuvres complètes XIII, PUF, 1988, p328, p 328 [9] FREUD, Deuil et Mélancolie, Œuvres complètes, tome XIII, PUF, Paris, 1988 [10] ASSOUN, Dictionnaire des Œuvres psychanalytiques, PUf, 2009 p 392 [11] Ibid. [12] FREUD S., Ephémérité, Œuvres complètes XIII, PUF, 1988, p326 [13] Ibid. p 327 [14] Annexes schéma 2 [15] LACAN, Le séminaire, livre X, L’Angoisse, 1962-63, LE SEUIL, Paris, 2004, p 387 [16] LACAN, Le séminaire, livre X, L’Angoisse, 1962-63, LE SEUIL, Paris, 2004, p 132 [17] Annexes Schéma 3 [18] MARTY François sous la direction de, Les grands concepts de la psychologie clinique, DUNOD, Paris, 2008, p 170 [19] MARTY François sous la direction de, Les grands concepts de la psychologie clinique, DUNOD, Paris, 2008, p 171 [20] LACAN, Le séminaire, livre X, L’Angoisse, 1962-63, LE SEUIL, Paris, 2004, p 387 [21] Ibid, p 388 [22] Ibid,388 [23] SOLER Colette, Séminaire l’Angoisse, Séminaire de lecture de texte 2006-2007, formations cliniques du Champ Lacanien, Collège Clinique de Paris, p 130 [24] Ibid., p 139 [25] SOLER Colette, Séminaire l’Angoisse, Séminaire de lecture de texte 2006-2007, formations cliniques du Champ Lacanien, Collège Clinique de Paris, p 139 [26] LACAN, Le séminaire, livre X, L’Angoisse, 1962-63, LE SEUIL, Paris, 2004, p 166 [27] Ibid., p 139 [28] Ibid. 139 [29] Voir annexe schéma 3 [30] LACAN, Le séminaire, livre X, L’Angoisse, 1962-63, LE SEUIL, Paris, 2004, p 139 [31] Ibid. . p 143 [32] FREUD S., Ephémérité, Œuvres complètes XIII, PUF, 1988, p328 [33] TAALAR Pacha, 1916, déclaration à Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis. [34] W. G. SEBALD, De la Destruction comme élément de l’histoire naturelle, ed Actes Sud, Paris 2004, cité dans Haddad. [35]LEGENDRE Pierre, Les enfants du texte- Etude sur la fonction parentale des Etats, Leçons VI, Fayard, 1998 [36] http://www.herodote.net/histoire/evenement.php?jour=19150424 [37] http://armeniantrends.blogspot.fr/2010/05/genocide-armenien-organiser-loubli.html, Anush Hovannisian, « Turkey: A Cultural Genocide », in Levon Chorbajian et George Shirinian, éd., Studies in Comparative Genocide, New York : St. Martin’s Press, 1998, pp. 147-56. [38] Marie-Frédérique BACQUÉ Maître de conférence habilitée à diriger les recherches en psychopathologie à l’Université de Lille III , Vice-Présidente de la Société de Thanatologie [39]RITHY PANH, « l’élimination », Grasset, janvier 2012, p 205 [40] RAIMBAULT G, ELLIACHEFF C., Les indomptables, Paris O. Jacob, 1989 cité dans Piralian. 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L’Harmattan, Paris, 2011, p 86 [89] Didier Weill ibid p 53 [90] Ibid p 54 [91] D’après POIZAT Michel, L’opéra ou le cri de l’ange, cité dans Molina p 85 [92] Weill ibid p 56 [93] Weil ibid p 57 [94] WEILL p 59 [95] ANTELME Robert, Vengeance, dans Textes sur l'espèce humaine, Essais et témoignages" Gallimard, 1996, p 21 [96] ARENDT Hannah, Les origines du totalitarisme, Quarto, Gallimard, 2002, p 823 [97] IZCOVICH Luis, « Du nom du Père au père qui nomme », dans Champ Lacanien, fev 2006, La parenté, la filiation, nomination, N° 3, Ecole de psychanalyse des forums du champ lacanien, p28 [98] Employé par J. LACAN [99] SOKO Pha-Vakali, « le génocide cambodgien, déni et justice » Etudes, 2008/3 p297- [100] HADDAD Gérard, Lumière des astres éteints, la psychanalyse face aux camps, Grasset, 2011, p 57 [101] RIBAS Denys « Chroniques de l'intrication et de la désintrication pulsionnelle », Revue française de psychanalyse 5/2002 (Vol. 66), p. 1689-1770. 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DOI : 10.3917/cpc.022.0029 [111] Diem page 7 [112] MATOT Ibid page 19 [113] FREUD S., Le moi et le ça, 1923, dans Œuvres complètes tome XVI, PUF, Paris, 1991, p 273 [114]Ibid., p 294 [115] Ibid., p 296 [116] DIDIER-WEILL Alain, Les trois temps de la loi, La couleur des idées, Seuil, 1995, p 69 [117] DIDIER-WEILL Ibid, p 31 [118]Ibid , p 307 [119] GRUMBERGER Bela, CHASSEGUET-SMIRGEL Janine, Refoulement, Défenses et interdits, coll Les grandes découvertes de la psychanalyse, Laffont-Tchou, Paris, 1979 [120] MERIGEAU Pascal, article « l’œil du mal », Téléobs du 7-12 janvier 2012 [121] Portail de ressources pédagogiques : http://itinerairesdecitoyennete.org/ [122] GRUMBERGER Bela, CHASSEGUET-SMIRGEL Janine, Refoulement, Défenses et interdits, coll Les grandes découvertes de la psychanalyse, Laffont-Tchou, Paris, 1979 [123] FREUD S., Le moi et le ça, 1923, dans Œuvres complètes tome XVI, PUF, Paris, 1991, p 270 [124] FREUD S. 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[160]LEVI Primo, Si c’est un homme, Julliard, Paris 1987, p 66 [161] LACAN J., Le séminaire, Les psychoses, Livre III [162] SEMELIN Jacques, Vidéo, résister au génocide, bibliothèque de Lyon, 21/04/09 conférence. [163] REY-FLAUD Henri, L’éloge du rien, il faut croire quelque chose dans le monde, Seuil, Champ Freudien, 1996, p93 [164] HADDAD Gérard, Lumière des astres éteints, la psychanalyse face aux camps, Grasset, 2011, p 149 [165] IBid p 157 [166] Ibid [167]Ibid. [168]LACAN J., Le séminaire livre I, les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p 194 [169]LACAN J., Ibid,, p 178 [170]LACAN J., ibidem p 200 [171] HADDAD Gérard, Lumière des astres éteints, la psychanalyse face aux camps, Grasset, 2011, p138 [172] Ibid p 46 [173] BENSLAMA Fethi, « Le propre de l’homme », dans ANTELME Robert, Témoignage du camp et poésie, dans Textes sur l'espèce humaine, Essais et témoignages" Gallimard, 1996, p 92 [174]HADDAD Ibid, p 142 [175] ALTOUNIAN Janine, La survivance, traduire le trauma collectif, DUNOD 2000 , p 27 [176] LEBRUN Jean-Pierre, « Malaise dans la subjectivation », in Jean-Pierre Lebrun , Les Désarrois nouveaux du sujet érès « Point Hors Ligne », 2005 p. 13-. [177] LACAN J , « Joyce le symptôme I », dans Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 28. [178] La Vie de l’esprit, tome 1, « La pensée », Paris, PUF, 1981, p. 204. [179] HADDAD Ibid, p 173 [180] BOSQUIN-CAROZ, psychanalyste, l’usage du point de capiton, procédé de traduction de la jouissance., http://cripsa.over-blog.com/article-27790670.html[181] REY-FLAUD Henri, L’éloge du rien, il faut croire quelque chose dans le monde, Seuil, Champ Freudien, 1996, p92 [182] REY-FLAUD Henri, L’éloge du rien, il faut croire quelque chose dans le monde, Seuil, Champ Freudien, 1996, p92 [183] AZNAVOUR Charles, Clip Ils sont tombés ttp://www.youtube.com/watch?v=rYnC3sggR-Y
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