L'acte d'accusation présenté à la Cour martiale de Constantinople le 12 avril 1919 considère que le comportement criminel de Talaat est prouvé par sa connaissance massacres et ses ordres les concernant, et le déclare principal co-responsable de ces massacres. Il cite pour nontrer cette affirmation un télégramme chiffré daté du juillet [1]331 [1915] adressé par Talaat aux vali et mutessarif de Diarbékir, Kharpout, Ourfa et Deir-ez-Zor, et « concernant l'ordre de faire enterrer les morts restés sur routes au lieu de jeter les cadavres dans les ravins, lacs fleuves, et de brûler les effets abandonnés par eux sur chemins1 ». En fait le ministre de l'Intérieur du gouvernement Saïd Halim apparaît à toutes les phases de l'opération comme l'homme clé sans lequel aucune mesure n'aurait pu être adoptée ni aucun ordre exécuté. Il affirma publiquement son intention d'anéantir les Arméniens de l'Empire ottoman. Il organisa et prémédita ce crime. Il en surveilla les phases d'exécution et prit à l'égard des fonctionnaires récalcitrants des mesures de rétorsion. Tout au long du processus, Talaat apparut à ses interlocuteurs et ses correspondants, un homme double, celui qui affirme ici ce qu'il nie là, qui publie un décret officiel pour cacher une opération secrète, qui promet pour mieux se rétracter. Bref, un menteur consommé. On ne saurait toutefois demeurer sur cette conception sommaire de l'homme qui fut, avec Enver, le véritable chef du Comité Union et Progrès. Enver pacha s'efforça d'occuper le devant de la scène politique. Il porte la responsabilité d'avoir fait entrer la Turquie dans la Guerre mondiale. Il fut un partisan fanatique du touranisme, mais sa position s'affaiblit au cours de la guerre avec les défaites des armées ottomanes. Talaat, au contraire, demeura un conciliateur, celui vers lequel se tournaient les différentes factions du Comité central du Parti pour établir un consensus. Talaat joua donc le rôle de l'élément fixe, du noyau du Parti. Le troisième membre du triumvirat, Djemal, eut une responsabilité moindre. De même, le premier Ministre, Saïd Halim, fut un pantin entre les mains du Comité central. En effet, les forces qui animaient le Comité Union et Progrès s'exprimaient au sein du Comité central où Talaat intervint comme modérateur. Le cercle du pouvoir se rétrécit en fait régulièrement de la fin de 1915 au début de 1917. Saïd Halim démissionna le 21 janvier 1917 et sa démission fut acceptée par le secrétaire du Comité Union et Progrès, Midhat Choukrou. Talaat refusa de continuer à occuper le poste de ministre de l'Intérieur, prétextant les difficultés qu'il avait eues avec l'armée. Il devint Grand vizir et Ismaïl Djambolat, un ancien militaire, occupa le poste de ministre de l'Intérieur2. Ainsi Talaat, lorsqu'il décidait, décidait en son nom propre, avec l'aval tacite du Comité central. Il n'avait pas à persuader ses collègues de le laisser agir: il exprimait leur désir. De 1908 à 1915, Talaat fut progressivement gagné à l'idéologie panturquiste. Il n'y fut pas toutefois poussé par un fanatisme aveugle mais par une vision froide de la situation politique qui exigeait la disparition de la communauté arménienne en tant que force politique et économique de l'Empire.
Talaat avait au cours des congrès du Comité Union et Progrès tenus à Salonique en 1910 et 1911 précisé ses positions nationalistes. Lors de la réunion secrète tenue en août 1910 il aurait déclaré : « Vous n'ignorez pas que la Constitution affirmait l'égalité des musulmans et des giavours, mais vous savez et estimez tous que c'est un idéal irréalisable3. » Le congrès aurait adopté un programme centraliste inspiré du panturquisme, visant à supprimer – au besoin par la force – les éléments non-turcs de l'Empire. Lors du congrès d'octobre 1911 du Comité Union et Progrès à Salonique, les mêmes principes de centralisation et de panturquisme furent réaffirmés4. Talaat conduisit en mai 1914 la mission turque qui se rendit à Livadia en Crimée, après la signature de l'accord russo-turc du 8 février 1914 par lequel la Turquie s'engageait envers la Russie à réaliser des réformes dans les provinces orientales. Il signa le 23 mai 1914 les contrats des Inspecteurs généraux nommés par cet accord : le Norvégien Hoff et le Hollandais Westenenk5.
Les rapports des diplomates allemands confirment la volonté de Talaat d'anéantir les Arméniens : « Le ministre de l'Intérieur Talaat bey, a récemment déclaré (au docteur Mordtmann, en poste à l'ambassade allemande de Constantinople que la Porte voulait profiter de la Guerre mondiale pour en finir radicalement avec ses ennemis intérieurs sans être gênée par l'intervention diplomatique de l'étranger », écrit le 17 juin 1915 le baron von Wangenheim6. Six semaines plus tard, Talaat affirme à l'ambassadeur par intérim, Hohenlohe : « La Question arménienne n'existe plus7 ». Dans un entretien au journal allemand Berliner Tageblatt, il aurait déclaré à propos des massacres arméniens : « Nos actes nous ont été dictés par une nécessité historique et nationale. Le principe de garantir l'existence de la Turquie doit passer avant toute autre considérations8. » Dans un long rapport adressé en octobre 1915 au ministre des Affaires étrangères allemand, Ernst Jäckh, partisan de l'amitié germano-turque, parle du « sentiment inébranlable de confiance politique qu'exprimait Talaat au sujet de la destruction du peuple arménien9 ».
Pourtant Talaat niait obstinément devant les ambassadeurs allemand et autrichien avoir organisé la destruction des Arméniens. L'ambassadeur allemand considérait les déportations comme un prétexte à l'extermination. Une semaine avant sa mort, le baron von Wangenheim avisait en effet Berlin que les démentis de Talaat à propos des massacres étaient un bluff. Son successeur, le comte Wolff-Metternich, considérait Talaat comme un personnage « sans scrupules », un « homme double » (Doppelgänger) : « Les protestations sont sans effet et les démentis turcs sans valeur », avait-il écrit. L'ambassadeur autrichien, Pallavicini, se plaignait à Vienne que Talaat « jetait de la poudre aux yeux ». Il le décrivait également menant un double-jeu (Doppelspiel) 10. Les consuls allemands étaient plus véhéments à l'égard des démentis de la Sublime Porte. Le consul d'Adana, Büge, les qualifiait de « tromperie éhontée », et celui de Mossoul, Holstein, de « mensonges flagrants 11 ». Le consul d'Alep, Rössler, s'indignait: « En vérité, je ne peux pas en croire mes yeux lorsque je lis cette déclaration de démenti et je ne trouve pas d'expression pour qualifier cet insondable mensonge12 ». Dans ses confidences faites en privé à l'ambassadeur américain Morgenthau, Talaat s'exprimait plus franchement : « Je vous ai demandé de venir aujourd'hui, désirant vous expliquer notre attitude à l'égard des Arméniens ; elle est basée sur trois points distincts : en premier lieu, les Arméniens se sont enrichis aux dépens des Turcs ; secondement, ils ont résolu de se soustraire à notre domination et de créer un Etat indépendant ; enfin ils ont ouvertement aidé nos ennemis, secouru les Russes dans le Caucase et par là causé nos revers. Nous avons donc pris la décision irrévocable de les rendre impuissants avant la fin de la guerre. [...] Nous avons déjà liquidé la situation des trois-quarts des Arméniens ; il n'y en a plus à Bitlis, ni à Van, ni à Erzeroum. La haine entre les deux races est si intense qu'il nous faut en finir avec eux, sinon nous devrons craindre leur vengeance13. » Cet aveu cynique était intéressé. Talaat voulait se procurer la liste des Arméniens assurés sur la vie auprès de compagnies américaines afin de faire bénéficier le gouvernement turc de ces assurances, leurs titulaires ayant disparu sans héritiers14. Le 19 septembre 1915, le Patriarche arménien de Constantinople, Monseigneur Zaven, s'entretint avec Talaat. Celui-ci lui expliqua que les Arméniens étaient responsables de la situation. Il protesta de ses sentiments pro-arméniens : « Moi, j'aimais les Arméniens, car je les savais utiles en tant qu'éléments du pays, mais c'est le contraire qui fut. Il est normal que j'aime encore plus ma patrie que les Arméniens15. » Quelques mois auparavant, Talaat avait été plus franc avec le député arménien Vartkes qui pouvait se vanter d'être son ami: « Aux jours de notre faiblesse, après la reprise d'Andrinople, vous nous avez sauté à la gorge et avez ouvert la question des réformes arméniennes. Voilà pourquoi nous profiterons de la situation favorable dans laquelle nous nous trouvons, pour disperser tellement votre peuple que vous vous ôterez de la tête pour cinquante ans toute idée de réforme16. » L'ambassadeur allemand Johann Bernstorff qui, en poste à Washington de 1908 à 1917 avait d'abord nié catégoriquement les massacres arméniens, les qualifiant de « prétendues atrocités », reconnut que Talaat lui avait dit plus tard, pour lever ses scrupules – à lui, Bernstorff -: « Que diable voulez-vous ? La Question arménienne est résolue. Il n'y a plus d'Arméniens17. » Bernstorff avait été le dernier ambassadeur allemand dans l'Empire ottoman (du 7 septembre 1917 au 27 octobre 1918). Talaat avait, on l'a vu, fait la même déclaration à son prédécesseur, le prince Hohenlohe18.
Ces déclarations d'intention, contradictoires, démontrent le double-jeu mais ne permettent pas d'impliquer directement Talaat. En revanche, des télégrammes chiffrés de Talaat ont été produits au cours des procès devant les Cours Martiales turques et des déclarations de fonctionnaires turcs ont corroboré les faits évoqués dans ces télégrammes. Le Ministre de l'Intérieur tenait en effet deux langages. L'un officiel où il présentait les édits impériaux, les lois et les mesures gouvernementales comme autant de preuves des bonnes intentions du pouvoir à l'égard des Arméniens. L'autre, secret, à son domicile personnel qui contrastait avec le somptueux palais d'Enver. Là, dans son bureau modestement meublé, était installé un appareil télégraphique qu'il pianotait19. Le personnage officiel présentait aux requêtes des diplomates la loi sur la déportation promulguée le 19 mai 1915 (dont seuls quatre articles sur huit furent publiés20), ou des télégrammes qu'il adressait aux autorités provinciales et qui prouvaient que le gouvernement central était soucieux de prévenir les excès dont les Arméniens étaient victimes et de veiller au ravitaillement des déportés ) pendant leur voyage21, tandis que le militant de l'Ittihad organisait dans l'ombre l'extermination d'un peuple. Le 2 avril 1919, le ministre de l'Intérieur du gouvernement ) Damad Ferid pacha, Djemal, faisait remettre au procureur général du Tribunal militaire quarante-deux télégrammes envoyés aux différentes préfectures entre le 1er mai 1915 et avril 1917 par le ministère de l'Intérieur. Ces documents, adressés sur requête de la Commission Mazhar par la préfecture d'Angora, étaient des copies portant la mention "Conforme à l'original" et, sur certaines, figuraient deux signatures, l'une de Talaat, l'autre d'un de ses secrétaires de cabinet22. Ils traitaient, comme les documents Andonian, des mesures à prendre contre les Arméniens. Plus tard, Talaat adressa des circulaires aux fonctionnaires des provinces, exigeant que lui soient renvoyés tous les originaux et les copies des documents officiels concernant les ordres de déportation et d'extermination des Arméniens, ainsi que les informations transmises aux fonctionnaires subalternes et le recensement des Arméniens massacrés. Certains vali n'exécutèrent pas cet ordre et se contentèrent de renvoyer les copies en conservant les originaux par devers eux – ou même des copies qu'ils avaient fait établir – afin de pouvoir se disculper ultérieurement en prétextant qu'ils n'avaient fait que se conformer aux ordres reçus. D'autres télégrammes ayant échappé à la destruction furent découverts lors de la perquisition au siège central de Nouri Osmanié23. En 1915, le sous-secrétaire au ministère de l'Intérieur, Ali Munif, forma une commission à laquelle participèrent plusieurs dirigeants unionistes, dont Ismaïl Djambolat, chef de la Sécurité intérieure. Cette commission confia au docteur Tewfik Rouchdou, beau-frère du docteur Nazim et membre du Conseil suprême de la Santé, la mission de se rendre dans les provinces orientales afin de détruire les cadavres entassés. Le docteur Rouchdou examina les lieux et se procura plusieurs tonnes de chaux. Les puits furent remplis de cadavres ; au-dessus on plaça des couches de chaux recouvertes de terre. Le docteur Rouchdou mit six mois pour accomplir cette tâche macabre24.
Talaat régnait en maître sur le corps administratif qu'il contrôlait. Il en déplaçait ou en sanctionnait les membres à sa guise. Il avait, comme le confirment les télégrammes remis à Andonian, garanti aux fonctionnaires l'impunité dans les massacres d'Arméniens, et il tint parole. L'ancien député de Trébizonde, Hafiz Mehmed bey, déclara dans sa déposition devant la Commission Mazhar que, bien qu'il ait tenu Talaat au courant de la noyade dans la mer Noire des Arméniens de cette ville, aucune mesure ne fut entreprise contre le vali, Djemal Azmi25. Les minutes du procès de Yozgad permettent de comprendre les décisions administratives que prenait le ministère de l'Intérieur à l'égard des fonctionnaires récalcitrants et comment les fonctionnaires qui appliquaient les ordres d'extermination se sentaient couverts par leurs supérieurs. Nous avons vu que le vali d'Angora, Mazhar bey, avait été démis de son poste et remplacé par Atif bey, délégué spécial de l'Ittihad à Angora. Un notable turc d'Angora, Radi bey, intervint auprès d'Atif en faveur d'un notable arménien de cette ville. Il reçut cette réponse d'Atif: « J'ai l'ordre de mon supérieur. [...] Les Arméniens ne doivent pas vivre. » Radi bey déclara également que Nedjati bey qui avait remplacé Atif comme secrétaire responsable de l'Ittihad à Angora présida une commission chargée de juger le chef de la police, Behaeddine bey, accusé d'avoir volé des bijoux appartenant à des Arméniens26. A la onzième session du procès de Yozgad, le 5 mars 1919, le mutessarif de cette ville, Djemal, affirma sous serment que Nedjati bey lui montra en 1915 un ordre secret écrit de la main d'Atif sur lequel il lui était prescrit selon la volonté de l'Ittihad d'organiser le massacre des Arméniens du vilayet . Djemal refusa de prendre ses ordres de l'Ittihad. Il fut démis de ses fonctions dans les deux semaines. Le principal accusé du procès de Yozgad, Kemal, qui succéda plus tard à Djemal, et qui était alors kaïmakam de Boghazlian – donc sous les ordres de Djemal – affirma que les ordres d'extermination des Arméniens venaient du gouvernement central. A l'occasion de la célébration de la constitution, le 23juin 1915, un grand banquet fut organisé à Yozgad. Y assistaient Nedjati bey et tous les fonctionnaires mililitaires et civils de la ville, ainsi que des personnalités unionistes et des Turcs influents. Au cours du banquet, Nedjati bey, rappela au capitaine albanais Selim bey, commandant de la garnison, qu'il devait obéir aux ordres et instructions provenant du ministère de l'Intérieur et du gouvernement d'Angora d'exterminer les Arméniens de la région de Yozgad. Selim bey refusa. Devenu vice-mutessarif de Yozgad, le 6 août 1915, Kemal menaça Selim bey de pendaison car il s'obstinait à refuser de signer l'ordre de massacrer les Arméniens. Peu après, Selim bey fut révoqué par décision du ministère de l'Intérieur, sur plainte du Comité Union et Progrès27.
Les fonctionnaires qui n'exécutaient pas les ordres furent en effet rapidement destitués. Outre Mazhar, Djemal et Selim (dans le vilayet d'Angora), Rechid, vali de Kastamouni, Djelal, vali d'Alep, Ali Souad, mutessarif de Deir-ez-Zor. Le caïmakam de Midiat fut assassiné par les soins du vali de Diarbékir, le docteur Rechid. Faïz el-Ghocein, qui avait exercé les fonction de kaïmakam dans le vilayet de Kharpout, puis dans celui de Damas, avait été emprisonné à Diarbékir comme nationaliste arabe. Il obtint des révélations sur les crimes commis par le docteur Rechid. Il apprit que deux fonctionnaires arabes avaient été destitués par le vali puis assassinés lors de leur transfert. Ces fonctionnaires s'étaient opposés à ses ordres28. Le même Rechid, ce « fauve déchaîné » dont le consul allemand Holstein demandait la révocation immédiate29, fut en effet arrêté et jugé en 1916 non pour ses activités criminelles mais pour avoir détourné à son profit le butin pris à ses victimes30.
Talaat, rappelait le 30 septembre 1915 le correspondant de presse allemand V. Tyszka, était animé « d'une volonté de fer » : « Il ne recule pas devant les mesures les plus extrêmes pourvu que lui-même les trouve justes. [II ne] se laisse influencer par personne [et] considère que la fin justifie les moyens31 ». Ainsi Talaat n'hésitait pas à ordonner des fraudes: photographies falsifiées et caches d'armes fabriquées. EI-Ghocein rapporte le récit d'un militaire turc, Chahin bey, qui avait participé au massacre d'un convoi de déportés à Diarbékir. Dès que les gendarmes eurent tué plusieurs hommes arméniens, ils leur mirent des turbans et amenèrent des femmes kurdes pour pleurer et se lamenter sur les cadavres. Chahin bey fit alors venir un photographe pour prendre un cliché de la scène afin de convaincre l'Europe que les Arméniens avaient attaqué les Kurdes et les avaient tués, et que si les tribus kurdes se vengeaient, ce n'était pas le problème du gouvernement32. L'ancien vice-consul britannique de Diarbékir, en poste dans cette ville pendant dix-neuf ans avant la guerre, affirme que cette photographie était falsifiée. Il précise le lieu où le crime fut commis et détaille les méthodes de propagande gouvernementale33. Andonian cite un autre cas de falsification de photographies. Il parle d'un volume publié par le gouvernement et qui contient des documents apocryphes sur la culpabilité arménienne. Il cite un exemple : « Dans ce volume se trouvent trois photographies, lesquelles, soi-disant, reproduisent les cadavres de Kurdes qui auraient été tués près de Diarbékir par des bandits arméniens. Mais ce sont en réalité des cadavres d'Arméniens massacrés revêtus de costumes kurdes après leur égorgement et photographiés. On y a ajouté, avec une délicatesse raffinée, quelques femmes kurdes pleurant sur les cadavres34. »
Naïm bey rappelle, à propos d'un ordre secret, qu'on demandait aux fonctionnaires d'extorquer de faux aveux de préparatifs de révolte dans la région de Deurt-Yol, Hadjin et de Mersine35. De même, les ordres du ministère de l'Intérieur concernant les photographies prises par les étrangers sont confirmés par une lettre, en français, du commissaire militaire à l'ingénieur en chef du chemin de fer de Bagdad exigeant que soient remis sous quarante-huit heures les clichés des photographies et les doubles36. Rafaël de Nogalès, officier vénézuélien attaché à l'armée turque durant la guerre, rapporte dans son livre, Cuatro años bajo la media luna [Quatre ans sous le Croissant], des scènes de massacres dans les régions de Van et de Bitlis37. Il révèle qu'à Diarbékir furent prises deux photographies montrant « un empilement d'armes supposées trouvées dans des maisons arméniennes et même dans des églises arméniennes. Un examen attentif de ces photographies révélait à l'évidence que l'ensemble tait composé de fusils de chasse recouverts par une couche d'armes de guerre38. » « Pour ce qui est des armes que les Turcs ont trouvées chez les Arméniens, c'était, dans la plupart des cas, celles-là même qu'ils avaient reçues des Turcs en 1908 pour aider le Comité à lutter contre la réaction39. »
Lorsqu'en 1922, le Haut-commissaire britannique, Sir Nevil Henderson, transmit à Londres des télégrammes officiels de Talaat où ce dernier apparaissait soucieux de reloger les déportés, il ajouta ce commentaire: « Ils méritent l'être lus et conservés comme une illustration éclatante des méthodes et de la mentalité turques, Se demander s'ils étaient contremandés par des ordres secrets ou simplement rédigés par ce qu'il était certain que la sauvagerie et la dureté naturelle [sous-entendu de ceux qui les recevaient] les rendraient sans valeur, serait une spéculation académique40. » Talaat décommandait régulièrement ses ordres fictifs. Dans les documents du Foreign Office se trouvent les récits de quatre officiers arabes ayant servi dans l'armée turque. L'un d'eux, le lieutenant Saïd Ahmed Moukhtar Ba'aj, qui avait fait partie de la Cour martiale à Trébizonde en juillet 1915 déclare : « Un ordre fut reçu de déporter vers l'intérieur tous les Arméniens se trouvant dans la province de Trébizonde, Etant un membre de la Cour martiale, je savais que déportation signifiait massacres. » Et il ajoute : « Outre l'ordre de déportation [...] il fut émis un iradé impérial exigeant que tous les déserteurs repris soient fusillés sans procès, L'ordre secret dit "Arméniens" à la place de de "déserteurs". » Ce document confirme que le gouvernement émettait des ordres à deux niveaux : des commandements publics, à titre de propagande ; des commandements privés, qui révélaient ses intentions véritables, qu'il avait toujours eu l'habitude de cacher aux yeux des étrangers, et même de ses amis41. On s'explique ainsi que les responsables du Comité Union et Progrès aient pris soin de faire disparaître ces documents au cours de la guerre. Plus tard, l'ambassade britannique à Constantinople révéla que la disparition de documents impliquant les Turcs réfugiés en Allemagne ou en Suisse, ou les détenus de Malte, avait été arrangée par des leaders nationalistes locaux. Raouf bey avait demandé de façon urgente la destruction des documents compromettants. Il est évident que Raouf bey avait déjà organisé la destruction des documents l'impliquant lui-même ainsi qu'Enver pacha42.
« D'après mon expérience et celle de tous ceux qui connaissent un tant soit peu la Turquie, aucun massacre ne se produit en Turquie, sauf lorsque le gouvernement fait savoir qu'il désire un massacre » écrivait à Lloyd Georges en septembre 1915 Philip Graves, correspondant du Times à Constantinople43. Il est certain que tous les ordres exigeant la déportation et le massacre des Arméniens vinrent d'en haut, c'est-à-dire qu'ils furent émis par le ministre de l'Intérieur, Talaat pacha. De même, aucun fonctionnaire turc ne fut pendant ces années de guerre réprimandé ou puni pour avoir outrepassé ces ordres, mais certains pour ne pas les avoir exécutés.
Le ministre des Affaires étrangères russe, Sazonov, se souvenait avoir rencontré Talaat à Livadia en mai 1914 : « Cela me permit d'observer cet homme qui peut être considéré sans exagération comme un des plus grands scélérats de l'histoire du monde. Monsieur de Giers, notre ambassadeur à Constantinople, [...], [m'avait averti] que je ne devais pas croire un seul mot de tout ce que pourrait me dire ce personnage44. »
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