La cilicie - RHAC III ► Première partie ► Documents sur les massacres d'Adana (éd. par R.H.Kévorkian)
Paul B. Paboudjian
Le 17 avril 1909, faisant suite à la réception d’un télégramme donnant l’ordre du départ, deux unités de la flotte militaire française se lancèrent à pleine vapeur, poussant jusqu’à l’extrême limite leurs machines, en direction des côtes du Levant. Les autorités françaises, averties des sanglants massacres d’Arméniens qui se déroulaient principalement en Cilicie et dans le Nord-Ouest de la Syrie, avaient décidé de faire acte de présence. Arrivés sur zone, ces bateaux côtoyèrent d’autres navires européens qui avaient déjà mis le cap sur le golfe d’Alexandrette. Dans la rivalité qui opposait ces puissances dans l’Empire Ottoman, la France, qui bénéficiait avec le régime des Capitulations, d’une position qu’elle voulait prééminente et qui y avait fait les plus importants investissements, n’entendait pas laisser à d’autres l’avantage d’une intervention.
La protection des personnes, et les limites de l’intervention
L’engagement de la marine se fit au départ sans directives précises. La France, en tant que grande puissance, avait l’obligation, dans cette zone troublée, d’assurer la protection de ses nationaux. Le capitaine Prère proposa même, au début de l’opération, une interprétation très restrictive de la notion de « nationaux », la limitant au personnel des consulats et aux missions. Confrontée tout de suite à l’ampleur du désastre, l’action élargit le domaine de la protection aux personnes menacées dans leur existence. Dans les faits il s’agira rapidement de protéger les autochtones Arméniens.
L’inquiétude majeure qui hantait les esprits des décideurs métropolitains, tant à l’Amirauté qu’aux Affaires étrangères, paraît bien être principalement la meilleure manière de gérer la crise sans mettre en cause pour cela les intérêts français. Dans cette difficile affaire, il s’agissait à la fois de contenter les victimes et de ne pas mécontenter les bourreaux. Petit à petit, la confrontation directe à la réalité des événements et à la souffrance des hommes, allait infléchir cette intervention en la transformant aussi en intervention humanitaire. Les officiers de marine, qui, à l’opposé de l’armée de terre, n’avaient ni la formation ni l’habitude du contact direct avec des populations étrangères en conflit, révélèrent à cette occasion des facettes méconnues : leur capacité d’adaptation et un don certain pour la diplomatie. Ils prirent en charge une bonne part de l’action diplomatique régionale, compensant les défaillances (notamment celle de leur vice-consul de Mersine et d’Adana), suppléant et secondant l’action des autres consuls ou vice-consuls (Roqueferrier, Delenda, Potton, Geofroy) et supportant les missions catholiques (seules institutions « françaises ” ou occidentales motivées et actives).
40 - Le Jules-Ferry qui embarqua 1 450 réfugiés arméniens de Kessab
dans la baie de Bazit, en avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
Fallait-il pour autant intervenir militairement? à aucun moment, une intervention à grande échelle n’a été envisagée. On espérait en haut lieu que cette forte présence navale à elle seule suffirait à refroidir les ardeurs les plus extrêmes, d’autant plus qu’une bonne collaboration s’était instaurée, dès les premiers contacts, entre les différentes unités navales de diverses nationalités. Le dialogue fut entamé avec les autorités locales, dont l’implication dans les massacres ne faisait déjà pas de doute, afin de les rassurer sur les intentions amicales de la France et des forces occidentales, disposées à collaborer et à soutenir les unités de maintien de l’ordre ottomanes. On insistait également sur la nécessité d’empêcher la réalisation d’un nouveau massacre que la rumeur annonçait imminent (rapport du 23 avril 1909). Les officiers qui ne pouvaient prendre la responsabilité d’un quelconque engagement ne voulaient accepter de débarquer des hommes en armes que sur la demande écrite des consuls et après entente avec les autres commandants des bâtiments de guerre. Il ne pouvait être question, dans les conditions militaires et politiques du moment, de débarquer d’emblée des forces armées. Cette politique de prudence était, sans doute, la plus habile, car prendre la responsabilité d'envoyer à terre un détachement de marins européens forcément en sous-nombre et risquer de les voir succomber n’aurait fait que rendre la situation encore plus intenable. La descente d’un corps expéditionnaire, dans le même esprit que l’intervention au Mont Liban de 1860, n’était pas de mise, la volonté politique étant totalement absente, la gestion étant plutôt à l’ajustage au jour le jour, au gré des développements de la situation locale.
Bénéficiant d’une puissante T.S.F., qui lui permettait de communiquer, de faire circuler les informations et de coordonner les actions, l’escadre française prit une certaine autorité sur les autres flottes, autorité que l’escadre anglaise ne chercha point à lui ravir, bien qu’étant à un moment plus puissamment représentée. Elle sauvegarda avec un certain tact les privilèges que les capitulations conféraient à la France, et le contre-Amiral Pivet n’hésita pas à faire des remontrances au commandant italien Bosso, celui-ci s’étant permis de saluer, au mépris des conventions, le nonce apostolique, Mgr Giannini, à son retour à Beyrouth d’une visite pastorale aux missions affectées du golfe d’Alexandrette, à grand renfort de coups de canons, pavillon italien en tête de mât.
41 - Le paquebot Niger, des Messageries maritimes, qui embarqua deux mille deux cents réfugiés arméniens dans la baie de Bazit, en avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
Cette flottille multinationale n’eut pas l’effet total d’intimidation escompté, puisque la seconde phase des massacres se déroula finalement sous ses yeux. Il est vrai que cette deuxième phase fut animée par des troupes fraîchement débarquées qui venaient relancer et compléter l’anéantissement des Arméniens. La menace que représentait cette concentration de navires finit cependant par porter ses fruits et il est certain qu’en définitive cette intervention contribua à sauver les Arméniens survivants. Le but des Ottomans étant de toute évidence leur extermination totale en Cilicie : l’on ne peut expliquer autrement la persistance avérée de leurs exactions, difficilement réfrénée par cette forte présence étrangère.
L’action humanitaire
En dehors de cette action de protection de ses ressortissants et de soutien de ses représentants consulaires et missionnaires, la Marine s’engagea aussi dans l’organisation d’une action humanitaire, avec la création d’ambulances, et collabora au soutien des caravanes du consul Roqueferrier. Afin de ne pas paraître à la traîne des événements, l’Amirauté (et probablement les Affaires étrangères) cherchait en permanence à apprécier l’attitude des autres Puissances. Elle ne voulait pas laisser à d’autres l’initiative. Les mesures prises par les Anglais et les Allemands pour soulager la misère des réfugiés, incitèrent les Français à leur emboîter le pas. L’ambulance anglaise était en activité dès les premiers jours des massacres, tout comme celle des Allemands, comme le précise un télégramme du 30 avril (télégramme du 30 avril dans le courrier du 3 Mai) : « Commandant Victor-Hugo me signale que gouvernements anglais et allemands font beaucoup pour secourir misère réfugiés Adana et que notre abstention risque produire mauvaise impression ».
Stimulé par un vif esprit de concurrence « humanitaire », et la crainte que le crédit de la France ne soit entamé ou dévié au profit des Anglais ou des Américains, très actifs dans la protection des Arméniens, leur ravitaillement et les soins apportés, un télégramme du 11 mai avertit enfin le vice-Amiral Pivet de la mise à disposition de la Marine et des consuls de moyens financiers. Cette aide permit d’acquérir les subsistances et le matériel nécessaire à la création de l’ambulance française organisée par les jésuites et les sœurs de Saint-Joseph de Lyon installés à Adana, par les capucins à Antioche, du dispensaire de Hassan-Beyli organisé par M. Roqueferrier, etc. La Marine participa en effet activement aux activités de l’énergique et courageux consul Fernand Roqueferrier, qui avait déjà pris sur lui l’organisation d’une caravane de secours à partir d’Alep et avait ainsi sillonné une vaste zone isolée, gravement sinistrée et abandonnée à son sort, loin de la présence des marines et des consuls, entre Alep et la côte d’Adana.
En dehors du vice-consul de Mersine et d’Adana, qui se fit remarquer par son inaction, les autres consuls, tels M. Roqueferrier (consul d’Alep), qui avait déjà été remarqué lors des massacres de 1895 pour son courage et qui décédera en juillet 1909 des suites d’une maladie contractée durant son intervention, M. Potton (consul à Antioche), l’énergique agent consulaire de Latakié, M. Geoffroy, ou les différents religieux et religieuses — jésuites, sœurs de Saint-Joseph de Lyon, capucins, franciscains, trappistes, lazaristes — se dévouèrent corps et âme aux secours des populations sinistrées. De même il est évident que, dans la mesure de leurs moyens, officiers et matelots firent tout leur possible pour rassurer et soulager les Arméniens. Sans doute galvanisés par l’action menée, ils supportèrent des conditions difficiles : le retard avec lequel arriva le premier courrier (et encore uniquement pour le Jules-Michelet), près d’un mois après le départ; l’absence d’équipements adaptés (vêtements pour les pays chauds, chapeaux de paille, de machines à glace), dans une zone ou les chaleurs humides débutèrent plus tôt, et où la température à l’intérieur des navires était élevée et les baignades rendues impossibles par la présence des requins.
42 - Le croiseur de première ligne anglais Swiftsure,
de la même classe que le second navire, Triumph. CPA, coll. M. Paboudjian
L’intervention de la Baie de Bazit
Informé par des délégués arméniens de l’attaque de Kessab et de la fuite de sa population vers Bazit, l’agent consulaire Geoffroy avertit aussitôt le consul de France à Beyrouth qui fit détourner le paquebot le Niger des Messageries Maritimes sous le commandement du Capitaine Laffont. Ce navire se rendit en baie de Bazit le 25 avril et y embarqua 2 deux cents personnes. à l’initiative, et sous la direction du père franciscain italien Sabatino, les habitants de Kessab et de ses environs, dont les arrières étaient protégés par les hommes armés de fusils de chasse, avaient fui d’abord vers le sud, en passant les cols montagneux, en direction de Latakié, avant de bifurquer vers la baie de Bazit. Le Niger, en rade de Latakié, fut croisé le 26 au matin par le Jules-Ferry qui se dépêcha à son tour vers la baie pour y recueillir 1 450 rescapés. Avec l’aide du Jules-Michelet ils veillèrent la nuit durant devant les côtes qu’ils éclairèrent par intermittence de leurs projecteurs. Le Jules-Michelet assura par la suite la protection d’un autre groupe des réfugiés sur la plage même de Kessab. Installés un temps sous la protection du mutessarif de Latakié, que beaucoup considéraient comme un des responsables des événements dans la région, contrairement à l’avis du contre-amiral Pivet, ils furent rapidement renvoyés chez eux, par craintes d’une épidémie, avec les garanties de ce même gouverneur. Embarqués aussi bien sur les navires anglais (Diana), italien (Piemonte), vapeurs turc et français, leur retour s’acheva le 6 mai.
L’évaluation de l’étendue des massacres et des destructions
En arrivant à Adana le 27 avril, le commandant Prère trouvait toute la partie centrale de la ville (le quartier arménien) brûlée et en feu, y compris l'établissement des jésuites. Il nous permet d’évaluer l’ampleur des pertes humaines, les responsabilités et la volonté exterminatrice des autorités turques et de la population musulmane lorsqu’il rapporte que:
« D'autres Arméniens, au nombre d'une douzaine de mille, vivaient disséminés, au milieu de musulmans, dans la campagne environnante. Dès le début des troubles, ils essayèrent de rejoindre leurs compatriotes de la ville qu'ils savaient en situation de pouvoir se défendre. mais les turcs les en empêchèrent et l'on pense qu'une grande partie d'entre eux furent exterminés, tandis que toutes leurs propriétés étaient pillées et brûlées [...]»
« Les premiers massacres eurent lieu les 14, 15 et 16 avril et pendant cette période les chrétiens se défendirent assez courageusement. Mais massacres, pillages et incendies reprirent les 25, 26 et 27 avril avec une intensité et des pertes pour les chrétiens d'autant plus grandes qu'alors les troupes régulières y prirent part, sinon par ordre du vali Djevad bey et du général Remzi pacha, du moins avec leur consentement. Car il est un fait dont nous avons chaque jour la preuve c'est que dans tout ce pays et quelques troublées que soient les circonstances, le moindre chef turc militaire ou civil, conserve une autorité absolue sur tous ses sous-ordres.
43 - Le croiseur-cuirassé Jules-Michelet qui intervint en Cilicie en avril 1909.
CPA, coll. M. Paboudjian.
On peut aussi constater que, malgré la rage apparente apportée dans ces tueries, les musulmans n'ont frappé qu'à bon escient. Ils visaient les Arméniens. Tous les chrétiens d'autre nationalité, qui ont été frappés, l'ont été par accident, et les Grecs qui habitaient un peu en dehors de l'agglomération chrétienne ont été complètement épargnés. Il va sans dire que les incendies, que les Turcs allumaient chez les Arméniens et qu'ils propageaient avec du pétrole, n'ont pu être limités aux maisons arméniennes, et que le quartier chrétien a été complètement détruit » (courrier du 8 mai 1909).
Cette conclusion montre bien aussi que ce carnage était prémédité et organisé en haut lieu, car il est difficile d’expliquer autrement la simultanéité des massacres et leur caractère ethnique bien défini c’est à dire visant essentiellement les Arméniens. Nous répéterons, en l’inversant, ce que Prère a saisi et exprimé avec beaucoup de finesse : rien ne se fait dans l’empire sans l’accord d’un pouvoir supérieur et hors de son initiative. Pivet tiendra des propos similaires le 19 mai : « J’y avais aussi la conviction que, du plus humble au plus haut fonctionnaire ottoman, tous avaient sur leurs administrés et dans les circonstances les plus critiques une autorité absolue » (courrier du 19 mai 1909).
De même l’ampleur du massacre transparaît dans les propos du contre-amiral Pivet : « […] Nous avons dû remplacer la baignade par des douches, à cause de la présence des requins qu’attirent les cadavres flottant le long des côtes » (courrier du 16 Mai 1909). Plus tard, le 17 mai, lorsqu’il visita Adana, il eut la vision à partir du toit d’un édifice d’une vaste zone de ruines et de murs calcinés. Il est difficile d’imaginer, à la vue de ces vastes quartiers incendiés, sur lesquels les documents photographiques abondent, que les Arméniens terrorisés, calfeutrés chez eux, assaillis, traqués et cernés de toutes parts, alors que les rues étaient tenues par les meutes pillardes et assassines, aient pu échapper à l’incendie.
La responsabilité des autorités turques
dans l’organisation des massacres et leur volonté exterminatrice
Les tournées d’inspection corroborèrent rapidement les pires craintes et informations qui témoignaient de la furie meurtrière des Turcs. Dufaure de Lajarte visitait Adana, Mersine et Tarse dès le 23 avril ; Prère les 27, 28 et 29 avril ; Pivet débarquait à Bazit le 1er mai et faisait une tournée dans le fond du golfe d’Alexandrette puis finissait à Adana le 17 mai et plus tard le 31 juillet. Ces visites, parmi d’autres, montrent que grâce à ces inspections, la qualité des renseignements recueillis était de première main.
Les rapports du Commandant Dufaure de Lajarte et du Capitaine de Frégate Prère qui se rendirent à maintes reprises à Adana ne laissaient planer aucun doute sur l’intime conviction qu’ils s’étaient forgés durant ces dures journées où fut déclenchée la deuxième phase des massacres, quant à la responsabilité des autorités et de la population musulmane. La mauvaise grâce du vali d’Adana — le nouveau tout comme l’ancien — était manifeste, « mais le vali ne fut pas satisfait de me voir rester à Adana, ma présence n’y étant pas nécessaire d’après lui, puisque la situation était calme » (lettre de mai 1909, date imprécise, mais relatant la mission de Prère des 9, 10 et 11 mai).
Pour amadouer les autorités, Ils usèrent de l’argument financier, la situation ayant ruiné l’activité économique de la région dont les Arméniens étaient les acteurs les plus entreprenants. Elle commençait à porter aussi préjudice aux intérêts commerciaux français.
Loin de contrecarrer totalement les plans ottomans, les marins constataient un véritable état de terreur et une réelle volonté exterminatrice. Lorsque les pressions furent trop fortes et les témoins trop nombreux pour poursuivre ouvertement l’hécatombe, on essaya de parachever le travail en parquant les rescapés dans des conditions d’hygiène telles que les maladies puissent faire le reste. Les Arméniens sont alors « décimés par la rougeole, la scarlatine, la petite vérole et la dysenterie, sans compter les pertes que leur font subir les soldats turcs qui les gardent et les victimes de la Cour martiale qui siège en permanence au Sérail » (courrier Pivet du 8 Mai 1909). L’accumulation des troupes ottomanes bien au-delà de ce qui était nécessaire ne fit qu’alourdir les soupçons. Les opinions se précisèrent. Le contre-amiral Pivet constatait le 8 mai : « Situation calme, mais terreur, misère et épidémies règnent chez ces réfugiés qu’on empêche de partir » (télégramme du 8 mai dans le courrier du 8 mai) «[…] On ne comprend pas pourquoi les Turcs s'opposent si énergiquement à ce qu'ils [les Arméniens] quittent le pays où ils n'ont plus ni logement ni moyen d'existence. a moins qu'ils ne se proposent de les exterminer par la faim et la maladie […] » (courrier du 8 mai). Son avis se faisait plus directement accusateur le 11 mai : « Quant au Jules-Ferry, il restera à Mersina le temps nécessaire pour que je puisse entrer en relations avec les autorités ottomanes d'Adana et obtenir d'elles un adoucissement au régime de terreur sous lequel elles s'obstinent à tenir les réfugiés chrétiens, en particulier les Arméniens » (courrier du 11 mai). Un simple constat dans son télégramme du 14 mai saisit parfaitement, ce que les Occidentaux ont le plus souvent du mal à appréhender, c’est-à-dire la nature des relations entre la soldatesque turque et les Arméniens et le langage dont cette soldatesque usait en sous-entendus, mots à double sens et menaces : « Mais nervosité persiste, d’une part dans population chrétienne entretenue par mots menaçants de Soldats turcs […] » (télégramme du 14 mai dans le courrier du 16 mai).
44 - Le cuirassé d'escarde la Vérité qui intervint en Cilicie en avril 1909.
CPA, coll. M. Paboudjian.
Le cynisme des autorités ottomanes
Les autorités turques, notamment le Vali d’Adana, usaient des habituelles ficelles, qui leur réussissaient si bien pour désarmer psychologiquement les Arméniens : en recevant leurs délégués, auxquels elles donnaient toutes les assurances et les garanties, elles allaient jusqu’à faire dans un deuxième temps une tournée d’inspection dans l’intention manifeste de finir de les rassurer. Cette dernière visite précédait souvent de peu le déclenchement des massacres.
Ces autorités, à la nature et aux mœurs naturellement criminelles, rassuraient de la même manière les délégués de la Marine en répondant de l'ordre, et, poussant plus loin leur audace, elles distillaient la menace en assurant qu'en demandant l'assistance de marins étrangers débarqués, elles craindraient d'exciter à nouveau la population musulmane. Elles n’hésitaient pas à démentir les bruits qui couraient relativement à une reprise des massacres en ajoutant que des ordres allaient être donnés pour fournir des vivres aux réfugiés et pour assurer les mesures d'hygiène nécessaires (courrier du 30 avril 1909).
Les différents interlocuteurs de ces autorités se firent une opinion sans appel sur les responsables de ces forfaits. Prère, qui fut présent à Adana alors précise : « En les voyant à l'œuvre pendant ces trois jours, j'ai acquis la conviction que les autorités civiles et militaires sont et doivent être rendues responsables de ce qui s'est passé, par leur manque d'activité et leur indifférence, pour ne pas dire plus ». L’insistance avec laquelle à plusieurs reprises le contre-Amiral Pivet demandera par la suite la tête de ces différents dignitaires est assez révélatrice aussi de son opinion.
Le cynisme, l’arrogance et la duplicité de ces hauts personnages n’avaient plus de bornes. Coutumiers des accusations fallacieuses sur les provocations arméniennes, Ils s’enhardirent et n’hésitèrent pas, avec outrecuidance, à porter des accusations du même type contre les missionnaires, comme rapporté par Prère : « Pendant mon séjour beaucoup d’Européens m’ont affirmé que les autorités locales faisaient courir le bruit que le feu avait été mis volontairement à l’école des Sœurs par les Pères Jésuites ou par un de leurs domestiques dans le but de toucher une indemnité ». Il est aisé d’imaginer la scène. Prère rapporte un épisode encore plus savoureux : « Le consul d’Angleterre […] me dit qu’au cours de la visite de l’amiral [Sir Curzon Howe] au vali, le gouverneur affirma que, parmi les victimes, il y avait beaucoup plus de Turcs que d’Arméniens, et se tournant vers le consul, lui demanda de confirmer cette déclaration à l’amiral. Le consul était stupéfait de cette audace » (lettre de Prère, mai 1909, rapport sur sa mission des 9, 10 et 11 mai).
45 - Embarquement des réfugiés arméniens de Kessab
sur des navires français dans la baie de Bazit, en avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
La thèse de la provocation
Prère rapporte la thèse de la provocation Arménienne, essentiellement verbale, sans en donner les sources. Nous n’ouvriront qu’une petite parenthèse sur ce sujet, Raymond Kévorkian l’ayant traité avec beaucoup de pertinence dans l’étude qui précède. Ce qu’il faut comprendre dans cette assertion, c’est que, autant les membres des consulats, des colonies et des missions occidentales pouvaient être dévoués aux Arméniens, autant ils pouvaient être opposés aux manifestations politiques de leurs revendications et leur en manifester une vive antipathie. Nationaux de puissances coloniales, motivés par leur idéologie coloniale, même à leur corps défendant, ils avaient souvent une évidente sympathie, compréhensible, pour les Turcs, celle des peuples dominateurs. Tous comme les représentants des églises catholique et protestante, leur idéologie restait celle du respect scrupuleux de l’ordre établi. Ils étaient issus d’un mode de pensée qui confondait aisément chez les peuples soumis une légitime revendication nationale purement réformatrice et menée révolutionnaire déstabilisatrice et séditieuse. Ils considéraient les Arméniens avec la pitié exprimée vis-à-vis du mouton que l’on tond, mais dont on n’accepte pas pour autant qu’il puisse montrer les dents. Les Arméniens n’étaient acceptés, avec un certain mépris, que dans leur rôle de bétail que l’on mène à l’abattoir, capable d’attirer la compassion. Aussi, de les voir en liesse, trompés par de faux espoirs de liberté et d’égalité, manifestant au besoin bruyamment pour les droits que leur accordait la nouvelle constitution, même si l’on constate que certains d’entre eux ont pu se laisser aller à quelques rêves nostalgiques, comme la mise en valeur de leur histoire médiévale, cela ne voulait pas dire pour autant qu’une insurrection se préparait.
De plus la possession d’armes dans l’empire tendait à se généraliser, favorisée par tous les trafics, de l’Albanie jusqu’au Yémen, et les Arméniens étaient probablement les derniers à s’en procurer. Dans cette atmosphère d’anarchie qui, depuis 1908, succédait à des décades, pour ne pas dire des siècles, d’oppression sauvage et arbitraire, les Arméniens, maintes fois malmenés par leurs voisins (Turcs, Kurdes et autres) sans autre raison que leur statut, ne virent pas la sécurité de leurs biens et de leur personne s’améliorer, mais se détériorer. Il était dès lors légitime que la seule perspective que certains aient pu envisager pour pallier aux carences du système était de se procurer des armes, afin de pouvoir, au besoin, assurer un minimum de protection aux leurs, sans pour autant faire d’eux des séditieux. Entre les tâches de police normale incombant à un état et une extermination programmée ou suscitée, il y a un gouffre que les autorités ottomanes ont, dans l’affaire qui nous occupe, franchi sans scrupules et sans complexe. Nous ajouterons enfin que l’accusation de sédition apparaît pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un faux prétexte, puisqu’à aucun moment ces autorités ne cherchèrent sérieusement à faire le procès public et légal des soi-disant meneurs. On voit mal suivant quelle folle logique, les Arméniens, dont la frange « cilicienne » ne représentait qu’une part minime, auraient pris le risque de favoriser la création d’un « Royaume de Cilicie », qui ne pouvait que leur aliéner les Turcs et dont le contrecoup ne pouvait être que catastrophique pour le reste de leur communauté.
Cette étude introductive est suivie d’une reconstitution chronologique, reposant principalement sur les sources militaires françaises, qui est surtout valable pour les unités maritimes françaises. Il faut toutefois souligner que l’intervention anglaise fut bien plus marquée que les rapports de la marine française veulent bien nous le dire. Bien que n’ayant, dans un premier temps, que deux navires autour du golfe d’Alexandrette, le Swiftsure et le Triumph, ceux-ci intervinrent avec énergie dans de nombreux cas. Le P. Constant, alors supérieur des capucins de Tarse, nous apprend ainsi que c’est grâce à la canonnade du Triumph qui se positionna dans le golfe de Séleucie face à Souéïdié, où se trouvait une ancienne et importante mission britannique, que l’assaut mené par les massacreurs d’Antioche, en marche vers les villages du Mont Moïse (Moussa-Dagh), fut stoppé net. La même source nous apprend qu’un petit corps d’une cinquantaine d’hommes fut momentanément débarqué à Alexandrette pour y protéger le consulat anglais. Le passage de l’escadre de l’amiral Sir Curzon Howe, décrit comme discret, ne fut pas pour autant furtif, car celui-ci se rendit aussi à Adana, probablement après sa tournée d’inspection qui lui avait permis de se mettre au fait des événements. La présence américaine, tout comme celle des Allemands et des Italiens fut tout aussi active — à la lumière de ce précédent, on comprend un peu mieux la motivation dont firent preuve les Arméniens du Moussa-Dagh quelques années plus tard, en 1915, lesquels résolurent de se défendre en espérant l’arrivée de la marine française.
Les courriers et rapports reproduits pour la plupart in extenso ci-après sont extraits d’un épais dossier inclus sous la cote SS ED 100 du fond des Archives de la Marine, à Vincennes. Les quelques télégrammes que nous publions par ailleurs proviennent d’un recueil conservé sous la cote BB4 1725. Le carton SS ED 100 renferme enfin des dossiers concernant les forces navales en mission dans le Levant pour trois périodes : l’année 1904 ; 21 (ou 23) avril 1909 à janvier 1910 (en trois grosses chemises, dont seule la première nous intéresse, ainsi qu’un rapport tiré de la troisième) ; les années 1910 et 1912-1913.
Nous en avons volontairement omis les parties purement techniques concernant la Marine, ainsi que ce qui nous paraissait trop répétitif ou superflu.
46 - Embarquement des réfugiés arméniens de Kessab sur des navires français dans la baie de Bazit, en avril 1909. CPA, coll. M. Paboudjian.
13 avril 1909. — La première dépêche télégraphique concernant cette intervention reçue du ministère de la Marine par l’amiral de la Patrie, à Villefranche, où des manœuvres navales étaient en préparation, daterait du 13 avril 1909, jour même de l’insurrection de Constantinople, la veille du début des massacres de Cilicie [ « Tenez deux grands croiseurs prêts à partir demain au besoin sur un nouvel ordre pour une mission spéciale. […] Ces dispositions doivent être tenues absolument secrètes (BB4 1725)].
16 et le 17 avril 1909. — Ce n’est que les 16 et le 17 avril, que trois dépêches déclenchent véritablement une opération, dont les buts semblent alors mal définis, dans laquelle allaient être engagés, au total, 87 officiers et 2 400 officiers-mariniers et marins, détachés dans le Levant [« Faites partir, le plus tôt possible, Victor-Hugo et Jules-Michelet pour le Pirée » ; et le lendemain : « Faites immédiatement allumer les feux de la Vérité et expédiez le plus tôt possible ce cuirassé à Alexandrette, à grande vitesse. […] La Vérité recevra des instructions en arrivant à Alexandrette [...] » et « Tenez le Jules-Ferry et non la Démocratie prêt à partir 6 heures après ordre. » (BB4 1725)].
17 avril 1909, vers 16h30. — Le Jules-Michelet et le Victor-Hugo, de concert, appareillent de Villefranche pour le Pirée le samedi 17 avril vers 16h30. Le 19 avril vers 18h, durant la traversée de la Méditerranée, la réception d’un radiotélégramme fait mettre au Victor-Hugo le cap sur Mersine afin d’y assurer la protection des ressortissants français ; le Jules-Michelet allant mouiller comme prévu, le 21 avril à 7h du matin, au Pirée où se trouvent deux canonnières russes : le Téretz et l’Ouraletz ; un navire militaire anglais est à Phalère où se trouve le Duguay-Trouin qui doit alors se rendre à Rhodes.
20 avril 1909. — à 21h30, une unité supplémentaire, le Jules-Ferry, ayant reçu l’ordre de se diriger sur Beyrouth où il doit recevoir des instructions, entame la traversée.
21 avril 1909. — Le Victor-Hugo arrive en rade de Mersine le 21 avril, à 6h55, après avoir ralenti, et y trouve d’autres bâtiments étrangers au mouillage: l’aviso allemand Loreley, mouillant habituellement à Constantinople, d’où il est arrivé la veille au soir, et le cuirassé anglais Swiftsure, en provenance de Malte, arrivé une demi-heure plus tôt.
22 avril 1909. — Une dépêche télégraphique du 22 avril destinée au Jules-Ferry attendu à Beyrouth, à la Vérité attendue à Alexandrette, au Victor-Hugo à Mersine et au Jules-Michelet au Pirée, élargit les limites de cette intervention en les autorisant à donner refuge aussi aux étrangers et indigènes chrétiens ou non en péril, et à débarquer des marins pour protéger les consulats ou coopérer avec les autorités locales au rétablissement de l’ordre que dans le cas où d’autres puissances en feraient autant.
23 avril 1909. — Le capitaine de vaisseau commandant du Victor-Hugo Dufaure de Lajarte est informé, par le consul de France à Mersine, des « terribles massacres d’Arméniens » qui se déroulent dans tout le vilayet et de la présence de nombreux Arméniens réfugiés dans les établissements français dans des conditions précaires et périlleuses. Aussitôt après avoir placé deux timoniers au consulat pour assurer une communication constante par signaux de jour et de nuit avec le Victor-Hugo, le commandant de Lajarte rencontre le gouverneur de Mersine, puis, accompagné du commandant Thursby du Swiftsure, le commandant des troupes ottomanes. Ensuite, en compagnie des commandants des différents navires de guerre (Victor-Hugo, anglais Switfsure, allemand Loreley) présents sur rade, accompagnés de leurs consuls respectifs ou faisant fonctions (dont l’agent consulaire des états-Unis et le drogman allemand) ils se rendent par un train, spécialement affrété, à Adana pour y rencontrer les autorités turques (vali, et commandant des troupes) et inspecter les missions étrangères (établissements français, missions protestantes et écoles américaines et allemandes), après une première visite au consul anglais Doughty-Wylie, blessé d’une balle au bras. De Lajarte informe les responsables turcs des intentions, désir de collaboration et souhaits de la flotte française. Le commandant du Victor-Hugo se rend ensuite en visite chez le drogman du consulat de France (un Arménien) et chez l’évêque arménien.
Comme d’habitude, les autorités turques rassurent leurs visiteurs avec force promesses.
Au retour, un arrêt à Tarse, qui avait connu les mêmes « désordres » permet de visiter les deux missions françaises et la mission américaine, regorgeant elles aussi de réfugiés.
La Vérité (commandant Bouxin) atteint, à midi, Alexandrette où les Turcs et les Arméniens se battaient et où le cuirassé anglais Triumph avait débarqué momentanément 50 hommes pour protéger son consulat.
24 avril 1909. — La Vérité, le cuirassé anglais Triumph (se disposant à appareiller pour faire une tournée sur la côte) et le croiseur italien Francesco Ferrucio, au mouillage devant Alexandrette, observent une ville où le calme n’est que d’apparence ; la population arménienne affolée étant réfugiée dans le quartier européen. Il est prévu que le Jules-Michelet doit se rendre à Alexandrette pour y remplacer la Vérité, qui doit aller mouiller à Souéïdié à l’embouchure de l’Oronte. Le Jules-Ferry mouille à Beyrouth à 23h45.
25 avril 1909. — Le paquebot français des Messageries Maritimes le Niger, se rendant de Larnaca à Tripoli, embarque sur la réquisition de l’agent consulaire Français à Latakié, M. Geofroy, 2 200 chrétiens réfugiés dans la baie de Bazit après la destruction de la ville et des villages chrétiens de la région de Kessab. Le Jules-Ferry, présent à Beyrouth, en même temps que le croiseur anglais Diana, mis au courant le matin par les consuls généraux de France et d’Angleterre des nouvelles inquiétantes venues de Latakié, et sur leur demande, lève l’ancre à 20 h 30 pour Latakié. En raison de la situation tendue signalée le soir par les commandants de Lajarte et Bouxin, le Victor-Hugo est maintenu à Mersine et la Vérité à Alexandrette. Après un mois d’absence à Beyrouth et un périlleux périple, le consul de France rentre à Antioche, sans sa famille, et il s’emploie à récupérer les Arméniennes retenues dans les maisons turques.
26 avril 1909. — Le Jules-Ferry rencontre le Niger, paquebot des Messageries Maritimes, le 26 au matin devant la baie de Latakié. Le commandant de ce bâtiment informe le contre-amiral Pivet qu’il a à son bord 2 200 chrétiens provenant des districts voisins de la baie de Bazit et qu’il en reste encore beaucoup d’autres à secourir. Ce dernier prescrit au commandant du Niger de débarquer les fugitifs à Latakié, après avoir pris des autorités locales les garanties nécessaires, sinon de les déposer à Beyrouth. Après avoir transbordé le vice-consul de France à Latakié et deux missionnaires franciscains italiens sur le Jules-Ferry, celui-ci après avoir tiré quelques coups de canon à blanc mouille face à la plage de Bazit à 10 h « et a aussitôt envoyé ses embarcations à terre pour recueillir les fugitifs qui sortaient de leurs cachettes, descendaient en tous sens sur les pentes des collines voisines et accouraient vers la plage ». L’embarquement des 1 450 personnes (dont plus des deux tiers de femmes et enfants), exténués de fatigue et mourant de faim, dure de 10h30 à 17h40. Parqués sur le pont supérieur, ils sont nourris et réconfortés. L’embarquement ayant duré plus que prévu, ne laissant plus le temps de se rendre avant la nuit en baie de Kessab, le Jules-Ferry demande au Jules-Michelet de le rejoindre dès que possible, ce qu’il fait en le ralliant à 18 H 40. Son commandant, Amelot, reste au mouillage dans la partie nord de la baie de Bazit en éclairant par instants la côte au moyen de ses projecteurs. Ne voyant plus de fugitifs sur la plage, le Jules-Ferry appareille à 20 h pour Latakié où il mouille à 23 h. Le Niger est déjà reparti après y avoir laissé ses Arméniens qui sont alors rejoints par les fugitifs du Jules-Ferry. Le Victor-Hugo à Mersine informe le Jules-Ferry de la reprise des massacres et des incendies après l’arrivée de 600 soldats réguliers turcs. Le corps consulaire de Mersine réclame une protection armée du Victor-Hugo et Swiftsure. Le bâtiment des jésuites à Adana est détruit par les flammes.
27 avril 1909. — Le Jules-Ferry, ayant achevé cette opération vers 7h30 du matin le 27, entre dans le port de Beyrouth à 16h pour y charbonner. à Dörtyöl, les chrétiens sont assiégés et affamés. Le Jules-Michelet appareille le 27 dans la matinée pour explorer la côte devant Kessab ou il monte la veille en protégeant les Chrétiens qui y sont réfugiés ; le Triumph ceux de Souéïdié ; le Commandant anglais, alerté par la présence de cadavres flottants à l’embouchure de l’Oronte se rend à Antioche. Le capitaine de frégate Prère, officier en Second du Victor-Hugo, se rend en mission à Adana avec le Dr Bouthillier. N’ayant pu obtenir les assurances nécessaires du vali il en exige des gardes pour assurer la protection des religieuses, décide de séjourner sur place, et entreprend une visite aux ressortissants français qui refusent unanimement d’abandonner leurs biens. Malgré une nuit chaude, ces visites sont renouvelées les 28 et 29.
28 avril 1909. — Le Victor-Hugo rapporte la persistance des incendies et pillages à Adana et l’arrivée du croiseur turc Abdul-Hamid à Mersine.
29 avril 1909. — La situation se résume à une légère amélioration à Adana, un calme à Mersine, Antioche, Alexandrette, sauf dans ses environs, ainsi qu’à Bazit où le Jules-Michelet nourrit environ 500 indigènes campant sur la plage. Le 29 le capitaine de vaisseaux Prère participe au consulat d’Angleterre, à Adana, à la conférence des commandants étrangers, où la question des secours en nature à donner aux milliers de réfugiés est abordée mettant dans l’inconfort le représentant français qui n’a reçu aucune directive à ce sujet. Ils insistent auprès des autorités militaires pour qu’elles prennent des mesures plus rigoureuses. Les sœurs prennent donc seules le train ordinaire pour Mersine laissant les jésuites à Adana. Le capitaine Prère rentre à bord à 20 h, laissant le second du Swiftsure à Adana.
30 avril 1909. — Le Commandant du Victor-Hugo signale que les représentants anglais et allemands font beaucoup pour secourir la misère des réfugiés à Adana, en précisant que l’abstention de la France risque de produire une mauvaise impression. Ordre est donc donné au Victor-Hugo de distribuer des biscuits et de la farine, en attendant les crédits urgents sollicités. Le Jules-Ferry quitte Beyrouth, où il a charbonné avec le croiseur italien Piemonte, le 30 avril à midi. Dans la soirée, le croiseur anglais Diana débute le rapatriement des réfugiés de Kessab.
1er mai 1909. — Le Jules-Ferry est à Latakié à 2 h du matin, y trouvant sur rade le croiseur italien Piemonte et un petit vapeur de commerce turc, qui procèdent au rembarquement des réfugiés pour les ramener à la plage de Bazit. Ceux-ci étaient parqués à l’extérieur de Latakié en raison de l’apparition chez 21 enfants de cas de petite vérole.
Dans la matinée, le vice-amiral Pivet fait porter à terre le ravitaillement qui est distribué « par les soins empressés des officiers du bord », à l’ensemble des réfugiés.
Afin d’en imposer aux Musulmans de la région de Bazit, le vice-amiral Pivet prend à bord du Jules-Ferry le mutessarif et l’agent consulaire de France afin de bien montrer aux chrétiens « la sollicitude de la France à leur égard » ; puis arrivé à Bazit où se trouve le Jules-Michelet, mais plus les indigènes qui ont quitté la plage dans la matinée pour rentrer chez eux sous la conduite de quelques soldats envoyés de Latakié, Pivet descend à terre avec le mutessarif et engage des pourparlers avec les chefs musulmans des villages voisins, des notables Arméniens, et le supérieur des franciscains italiens de Latakié et Baghtché Caz, puis il fait ramener le mutessarif par le Jules-Michelet.
2 mai 1909. — Le Jules-Ferry quitte Bazit à 2 h pour Alexandrette où il stationne à 7 h. Il prescrit à la Vérité de se rendre à Beyrouth, afin d’y charbonner. La situation est rapportée comme calme à Alexandrette, satisfaisante à Mersine, et douteuse à Adana où la dernière école française, celle des Sœurs vient d’être incendiée. Le Jules-Michelet ramène aujourd’hui deux mille chrétiens. D’autres réfugiés ont déjà été rapatriés par les croiseurs Diana, Piemonte et vapeur turc.
3 mai 1909. — Le Jules-Ferry se trouve à Alexandrette, le Jules-Michelet à Bazit, le Victor-Hugo à Mersine et la Vérité à Beyrouth. La situation restant toujours grave à Adana, le commandant de Lajarte y est envoyé à nouveau pour y rencontrer le Vali et prendre des dispositions au sujet de la distribution des vivres achetés. Le Commandant du Triumph mouillé à Souéïdié fait une visite aux capucins de Khoderbey. Des ordres sont donnés au commandant du Jules-Michelet pour aller passer la journée du lendemain devant Soueidié et revenir mouiller le soir devant Bazit après avoir visité lui-même les chrétiens réfugiés qui s’y trouvent.
6 mai 1909. — Le Jules-Michelet termine la remise à terre à Bazit des Arméniens rapatriés lesquels retournent chez eux, le mutessarif se portant garant de leur sécurité. Les bâtiments français distribuent quelques caisses de biscuits et de farine à Bazit, Adana et Alexandrette. Le rapport constate, en ce qui concerne les habitations et les quartiers chrétiens d’Adana, de Marach, de Hadjın, d’Antioche et de Kessab, que presque tout est détruit. Les Anglais et les Allemands dirigent le ravitaillement et commencent à organiser leurs ambulances à Adana. Il s’avère nécessaire que la France y organise à son tour un centre de soins et de ravitaillement.
8 mai 1909. — La Vérité quitte Beyrouth après avoir embarqué du charbon.
L’Exmouth, qui porte le pavillon de l’amiral anglais Sir Curzon Howe, commandant en chef l’Escadre de la Méditerranée, mouille avec d’autres unités à Mersine dans la nuit, et repart le 9 à 5 heures du matin, dans la plus grande discrétion.
9 mai 1909. — De Mersine l’Exmouth va à Souéïdié inspecter le Triumph et ne mouille à Alexandrette qu’à 20h, pour en repartir à 22h à destination de Mersine.
à la baie de Bazit le commandant du Jules-Michelet reçoit les remerciements du supérieur de la mission catholique italienne de Baghtché Caz et des notables arméniens des villages environnants, pour tous les services que la France leur a efficacement rendus et les secours matériels et moraux. Le capitaine de Frégate Prère est chargé d’une mission à Adana, où il doit négocier les garanties de sécurité avec le vali, assurer la bonne gestion de la répartition de l’aide, se procurer les locaux nécessaires à l’action humanitaire, et le démarrage de l’ambulance pour y traiter les blessés et les malades, prévenir les épidémies.
10 mai 1909. — La Vérité reprend sa veille devant Bazit après avoir touché à Tripoli et à Latakié. Le commandant Bouxin doit visiter le village de Kessab et la ville de Souéïdié, afin de s’y renseigner de visu sur la situation matérielle et l’état d’esprit des protégés chrétiens.
11 mai 1909. — Le contre-Amiral Pivet négocie enfin les fonds qui doivent être consacrés aux secours à donner aux Chrétiens de la province d’Adana, ceux de Bazit, Kessab et Alexandrette. Le Jules-Michelet arrive le matin à Beyrouth pour y compléter son charbon et ses provisions, et laisser reposer un peu son personnel.
12 mai 1909. — La Vérité doit arriver dans la soirée à Alexandrette après avoir fait visiter par ses officiers les villages de la région de Kessab et de Souéïdié, pour remplacer le Jules-Ferry qui doit continuer la visite de la côte.
13 mai 1909. — Le Jules-Ferry remplacé par la Vérité, faisant une tournée du fond du golfe d’Alexandrette, de Payas, etc., débarque le contre-amiral Pivet qui inspecte, avec ses officiers et les consuls, la ville de Dörtyol où s’entassaient près de 12 000 arméniens et remet au prêtre arménien quelques fonds. Il transmet à l’Amirauté son avis, souhaitant le remplacement des hautes autorités de la région dont la responsabilité ne fait aucun doute, le dédommagement et le soutien aux victimes chrétiennes et leur ravitaillement. L’ambulance française d’Adana commence à fonctionner sous l’autorité du Dr Bouthillier, médecin du Victor-Hugo.
14 mai 1909. — La situation à Alexandrette restant tendue. Le Jules-Ferry arrive à Mersine dans l‘après-midi après un passage par Ayas
16 mai 1909. — Le Victor-Hugo est toujours à Mersine.
Vers cette date, le croiseur allemand Hamburg quitte la région après sa relève par le Lubeck Le courrier destiné au Jules-Michelet arrive enfin.
17 mai 1909. — Le contre-amiral Pivet, en compagnie des commandants du Jules-Ferry et du Victor-Hugo et du consul, se rend lui-même à Adana et est reçu par un officier turc, le Dr Bouthillier, responsable de l’ambulance, et le Père Jouve, supérieur des Jésuites. Il fait un tour de la ville, passant à proximité du campement arménien dont les odeurs nauséabondes l’impressionnent (aucune évacuation des immondices n’ayant été prévue), et assiste à l’activité de l’ambulance, puis rend visite au vali Moustapha Zihni et au chef d’état-major, le colonel Mohammed Ali bey. Le seul bâtiment autrichien, la Zeuta, qui s’était montré sur les côtes d’Asie Mineure repart pour l’Adriatique.
18 mai 1909. — Le commandant de Lajarte se rend à Tarse pour y distribuer des fonds. Le Jules-Ferry est à Mersine.
19 mai 1909. — Le Victor-Hugo quitte Mersine le soir pour Beyrouth, pour remplir ses soutes en charbon, en touchant au passage Souéïdié, Kessab, et Bazit. Il est remplacé par le Jules-Michelet qui apporte de Beyrouth du matériel destiné à l’ambulance française, deux médecins arméniens de Beyrouth, et le père Sabattier qui a été blessé le 26 avril. La Vérité demeure à Alexandrette où la situation reste calme.
21 mai 1909. — Arrivée de M. Roqueferrier à Adana. Celui-ci a sillonné une vaste zone abandonnée de l’arrière-pays dès le 25 avril, éloignant les agresseurs lorsque cela était possible, visitant les villages les plus lointains où il a été le premier secours et finissant sa boucle à Adana. Il en est tout « émotionné ».
c. 25 mai 1909. — Le Capitaine de Frégate Prère rentre en France en raison de l’aggravation d’une pleurésie et anémie.
26 mai 1909. — Départ d’Adana de la caravane organisée de toute urgence sur les instances et sous l’autorité du consul de France à Alep M. Roqueferrier, accompagné du père étienne, supérieur de Cheikhlé, auxquels on adjoint 3 sœurs, destinée à l’intérieur du pays, à Hamidié, Osmanié puis la région très sinistrée de Hassan-Beyli. à cette occasion, l’aide du consul anglais est refusée, le consul Doughty-Wylie et sa femme menant déjà une activité de secours débordante.
27 mai 1909. — Le Jules-Ferry est à Mersine.
28 mai 1909. — Le Jules-Ferry part pour Beyrouth.
1er juin 1909. — Le contre-amiral Pivet transfère son pavillon sur le Victor-Hugo.
2 juin 1909. — M. Roqueferrier arrive à Antioche ; il souffre déjà de la maladie qui va l’emporter quelques jours plus tard. Du 2 au 13 juin, l’Aretusa fait le tour du golfe d’Alexandrette pour permettre à Mgr Giannini, délégué apostolique, de visiter les différentes missions catholiques.
3-5 juin 1909. — Le Jules-Ferry reprend la direction de Toulon où il est attendu pour des travaux en cale sèche.
9 juin 1909. — La Vérité quitte Alexandrette ou il fait une forte chaleur et redescend le long de la côte.
11 juin 1909. — La Vérité quitte Beyrouth après ravitaillement, pour Oran. La caravane du courageux consul Roqueferrier est de retour à Adana ayant achevé son périple, après avoir croisé en route une caravane du même type montée par les protestants américains d’Aïntab.
Mi-juin 1909 .— Commence à se poser la question du maintien des unités françaises ( Victor-Hugo et Jules-Michelet ) en faction devant Mersine et Alexandrette. Les unités allemandes (Lubeck) et américaines ( North Carolina et Montana) ayant quitté la région, les Italiens ne gardant que le Ferrucio en poste à Alexandrette ; l’Aretusa (à Beyrouth le 14), tout comme les 2 petites unités anglaises étant en perpétuel mouvement.
17 juin 1909. — La canonnière russe Teretz repart de Mersine, alors que le Ferruccio quitte Alexandrette pour Beyrouth.
20 juin 1909. — Le petit croiseur anglais Barham se montre à Latakié. Le navire allemand Cormoran laisse Mersine pour une destination inconnue.
21 juin 1909. — Dans la matinée le Victor-Hugo et le Jules-Michelet quittent respectivement Latakié et Mersine et après quelques exercices en mer appontent à Ayas.
22 juin 1909. — Le North Carolina est à nouveau au large de Mersine, alors que le Montana a quitté la région.
28 juin 1909. — Le croiseur anglais Medea relâche à Alexandrette venant en dernier lieu de Beyrouth. Il est avec le petit croiseur Bacham, le seul représentant de la marine anglaise dans le Levant.
29 juin 1909. — Le Jules-Michelet arrivé à Port-Saïd le 29 juin dans la matinée fait le soir même son grand plein de charbon. Le croiseur italien Francesco Ferruccio quitte Beyrouth le 29 juin en se rendant directement à la Sude.
30 juin 1909. — Le croiseur allemand Cormoran doit quitter Beyrouth pour Port-Saïd.
Le croiseur Aretusa arrive à Mersine le 30 juin dans la matinée, où il côtoie la canonnière russe Teretz et le croiseur américain North Carolina (qui vient de passer 15 jours à Smyrne et doit faire route prochainement pour Naples) ; le Montana, circulant dans l’archipel ottoman. Le Jules-Michelet part de Beyrouth aujourd’hui pour Port-Saïd. Le Victor-Hugo arrive à Mersine.
3 juillet 1909. — Le Teretz quitte Mersine. Le contre-amiral Pivet se rend à Adana avec quelques officiers du Victor-Hugo et de l’aviso la Jeanne-Blanche (envoyée sur ordre de M. Constans) à Adana pour une tournée d’inspection aux ambulances et dispensaires français et aux autorités turques. Il y constate entre autre le développement et l’importance de l’aide américaine.
5 juillet 1909. — Le Jules-Ferry appareille de Toulon pour relever Le Victor-Hugo. à Mersine se trouve le croiseur américain North Carolina qui doit partir le 6 pour Naples et le petit croiseur italien Aretusa. Le croiseur anglais Medea vogue dans le golfe d’Alexandrette.
7 juillet 1909. — à 7 h., le Victor-Hugo quitte enfin Mersine pour Rhodes, (où il est rejoint par le Jules-Ferry venant de Toulon le 9 Juillet), puis pour Samos, (où le rejoint le Jules-Michelet venant de Jaffa et Beyrouth), et enfin Smyrne pour y célébrer le 14 Juillet.
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