RHAC II Partie II. Témoignages sur les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie

Témoignages sur Ras ul-Aïn

22 - ARAM ANDONIAN

Les massacres de Ras ul-Aïn*

Quelques informations relatives à Ras ul-Aïn. — Construite sur les ruines de l’ancienne capitale mésopotamienne de Kapara, Ras ul-Aïn était un petit village tchétchène de vingt maisons qui prit une importance considérable avec la construction de la ligne de chemin de fer. Elle est [alors] devenue le siège d’une sous-préfecture. C’est là que le Khabour prend sa source.

Ras ul-Aïn est située à huit heures de route de Véran-Chéhir. à trois heures du village se trouve Séfa, un camp de cent cinquante maisons tchétchènes, ayant abrité la sous-préfecture qui est passée à Ras ul-Aïn quand la ligne de chemin de fer a été construite. à dix heures plus au sud de Séfa se situe Hassiché d’où, en continuant toujours vers le sud, [on parvient] à Cheddadiyé, Souvar, Marat, Deir-Zor.

Du village à Deir-Zor, il y a six jours de route. Dans cette vaste étendue de désert, il n’y a seulement que trois groupes de villages — Séfa, Hassitché, Cheddadiyé — qui ont une population sédentaire. Les autres occupants du désert sont des Arabes nomades. Toute cette région, de Ras ul-Aïn à Deir-Zor, avait trois mille habitants, dont mille deux cents Tchétchènes et mille huit cents Arabes. Outre ceux-ci, il y avait de nombreux Bédouins arabes qui n’étaient pas enregistrés.

Avant guerre, les autorités n’avaient pratiquement aucune relation avec eux. Mais compte tenu du fait que la région fut considérée comme une des plus propices pour massacrer — pour exterminer loin des regards étrangers — les déportés arméniens qui arrivaient par la ligne [de chemin de fer] Konia-Bozanti, des agents secrets de l’ état étaient rentrés en contact avec eux et les avaient préparés, au nom du Djihad, à massacrer les Arméniens. Les premiers à avoir adopté la conception du Djihad ont été les Tchétchènes sans foi [ni loi]. Ce n’est que plus tard que les Arabes ont suivi leur [exemple]. Déjà motivées par l’aiguillon du pillage et la possibilité de se procurer des femmes, des jeunes filles et des garçons arméniens, ces populations, pratiquant déjà le brigandage et vivant dans une pauvreté indue, pouvaient facilement être aveuglées et se transformer, entre les mains des autorités, en instrument docile [de sa politique].

Il était clair que non seulement les fonctionnaires turcs, mais aussi les simples gendarmes qui accompagnaient les convois de déportés depuis Konia et, surtout, depuis Eskichéhir, étaient informés de l’accord conclu avec les Arabes. Non seulement ils savaient que les biens des déportés, les femmes et les enfants seraient octroyés aux Arabes, mais de plus ils ne cherchaient pas à garder [l’accord] secret, le révélant aux déportés à la première occasion. Quand des plaintes étaient déposées à la suite de vols, ils leur demandaient pourquoi ils protestaient en disant: «Les Arabes nous sont-ils si supérieurs, pour que vous apportiez tous vos biens jusqu’à eux. Vous allez faire des dépenses; vous allez endurer la fatigue et, finalement, vous allez tout leur laisser».

D’autres suggéraient aux déportés de leur laisser leurs filles, plutôt que de les traîner avec eux sur les routes de l’exil, car, en définitive, elles feraient partie du lot des Arabes.

Ras ul-Aïn avait déjà une mauvaise réputation fondée sur le fait que tous les convois malchanceux en provenance des provinces intérieures qui avaient été dirigés vers là-bas avaient déjà été tous massacrés. Le même sort attendait les déportés arrivant par la ligne Konia-Bozanti, qui ont eu la malchance d’être amenés à Ras ul-Aïn. Les gendarmes arabes, les fonctionnaires et même une bonne partie de la population leur faisaient comprendre ironiquement, tout au long de la route, quel sort leur était réservé. Certains racontaient des bribes des massacres précédents et les dévalisaient pendant ce temps, en leur disant qu’il était superflu d’emporter avec eux des bagages. Dans ces circonstances, Turcs et Kurdes ont récupéré nombre de petites filles et de garçons. Il y eut des déportés qui, affolés à l’idée d’un massacre imminent, ont sauté du train pour trouver un refuge dans les environs ou dans l’espoir de trouver un lieu sûr. Bien des parents ont spontanément offert leurs enfants — il y en eut même qui les vendirent — pour leur épargner une mort garantie, avec la conviction qu’ainsi ils les sauvaient.

Se procurer des informations relatives aux premiers massacres de Ras ul-Aïn était devenu impossible. Les derniers fragments des convois de l’intérieur [= le Plateau arménien] arrivés jusqu’à là-bas avaient pour l’essentiel été entièrement massacrés. Il ne restait plus de témoins. Les quelques chanceux qui étaient parvenus à fuir avaient été tués par la suite en d’autres lieux. Les informations que j’ai pu me procurer concernent les derniers massacres qui commencèrent au mois de mars 1916 et durèrent jusqu’au mois de novembre de la même année, faisant plus de trente mille victimes parmi les déportés qui avaient presque tous été amenés là par la ligne Konia-Bozanti, ce qui veut dire qu’ils étaient originaires des régions limitrophes de Constantinople et d’Anatolie.

Les habitants de Séfa et de Ras ul-Aïn, tous tchétchènes, à commencer par les enfants de dix ans jusqu’aux vieillards de soixante ans, ne participèrent en aucune manière à ces massacres qui, presque sans interruption, durèrent de mars à novembre 1916. Même les Turcs affirmaient qu’il était possible de trouver des traces de sang arménien sur leurs mains dans toutes les régions: «Les mains de tous sont rouges» me dit un jeune adjoint, Ömer Loutfi bey, à Alep, au cours d’une conversation.

Ceux qui ont joué un rôle essentiel dans l’organisation de ces massacres sont: 1) le sous-préfet Kerim Refi bey (originaire de Kozan); 2) le directeur des émigrés Adil bey (Stambouliote); le secrétaire Nedjib bey (originaire de Mardin); 4) le préposé au ravitaillement Hassan effendi (originaire de Méadin); 5) l’adjoint Moussa effendi (originaire de Diadin); 6) le maire Husseïn bey (Tchétchène de Ras ul-Aïn); 7) le mufti qui donna une fatva spécialement pour les massacres; 8) Ismaël bey (un notable de Ras ul-Aïn); 9) Saïd effendi (qui devint par la suite adjoint du préposé au ravitaillement); 10) Düri bey (un notable de Ras ul-Aïn); 11) le commissaire Abdul Kerim effendi (un originaire de Sébaste particulièrement sauvage); 12) le policier Izzet effendi (originaire de Deir-Zor); 13) le policier Mahmoud effendi (originaire d’Ourfa); 14) le directeur des personnels Hamid effendi (originaire de Deir-Zor). Bien évidemment, cette liste n’est pas exhaustive. Par la suite d’autres noms vont également s’y ajouter. Voici cependant quelques informations concernant quelques-unes de ces personnes.

Le sous-préfet Kerim Refi bey. — Représentant de l’Ittihad, il organisa personnellement tous les crimes. Il récupéra des milliers de livres or au sein des convois et reçut une part importante de ce pillage étatique. J’ai connu Kerim bey bien plus tard, à Alep, où il était descendu à l’Hôtel Baron. Il n’avait pas un visage très présentable, ayant plutôt un faciès d’imbécile qui ne manquait pas de provoquer des sarcasmes. Il n’avait pas beaucoup d’argent quand il arriva et quand nous l’avons reçu en tant que sous-préfet de Ras ul-Aïn, il ne nous passa même pas par la tête qu’il s’agissait du kaïmakam organisateur des massacres. Il possédait deux petites sacoches de medjidies [= de pièces d’or du nom du sultan Medjid] et une caisse en bois remplie d’une importance masse de berçut keber (pièces turques en argent d’une valeur de deux kurus). Ce n’est qu’après son départ que nous avons appris le rôle qu’il avait joué à Ras ul-Aïn. Il a perdu tout l’argent qu’il avait en jouant au poker dans l’hôtel. Je ne me souviens pas d’un soir où il ait gagné. Il disait au groupe [de joueurs], sans que nous puissions bien évidemment comprendre le sens de son dicton: «Hayran geler, haya gider [la chance vient, la chance part]». Ses partenaires de jeu étaient habituellement des Arméniens islamisés, comme Tosbad [et] Khouloussi. Sans le connaître, ces derniers supposaient que l’argent qu’il détenait avait été volé à des Arméniens et ils paraphrasaient son dicton habituel «Hayran geler, haya gider», car, quoiqu’islamisés, ils étaient tous deux de bons Arméniens. Kerim Refi bey quitta l’hôtel pour Constantinople sans régler sa note. L’hôtel écrivit à Constantinople, à ses supérieurs, mais sans recevoir la moindre réponse. Après quoi, les Baron se sont plaints auprès de Djémal pacha et, à la suite d’un télégramme qu’il adressa à Constantinople, la dette laissée par Kerim bey fut intégralement payée par la Banque ottomane. Il eut bien de la chance de ne pas être reconnu pour ce qu’il était lors de son séjour à l’hôtel. Nombre de familles, dont les proches avaient été victimes des massacres de Ras ul-Aïn, lui auraient sans aucun doute donné bien du souci.

Le préposé au ravitaillement Hassan effendi. — Tandis qu’il favorisait les crimes en y participant personnellement, il remplissait sa maison avec les biens des déportés envoyés à la mort. Il avait notamment mis la main sur tous les effets de Mme Kurkdjian d’Ayntab, qui avaient une valeur de plusieurs centaines de livres or. Par la suite, il avait installé de force dans son harem la fille de Dikran agha d’Osmanié. Il était également membre de l’Ittihad et simultanément un croyant fanatique. Les biens et les activités gérés par la commission du Emval-ı metruke [des «Biens abandonnés»] passèrent entre ses mains, et il fit dès lors tout spécialement assassiner les gens dont il voulait accaparer les biens. Il disait qu’il ne fallait plus qu’il reste ne serait-ce qu’un seul Arménien vivant, qu’après avoir achevé d’exterminer les Arméniens de Turquie, ils allaient également massacrer les Arméniens du Caucase. Il hurlait: «[Le travail à] Deir-Zor est achevé. Bientôt les Arméniens réfugiés à Damas vont être amenés à leur tour à Cheddadiyé, puis ceux d’Alep, de Constantinople et de Smyrne, et il ne restera plus personne». Il rajoutait parfois, sur un ton ironique: «Comme les statues de l’Antiquité, qui subsistent dans les ruines, je me demande si on va se souvenir que vous avez existé. Nous n’allons laisser en vie que les seuls convertis à l’islam si nous sommes convaincus de leur sincérité.

Husseïn bey. — Le maire participa personnellement aux massacres de Ras ul-Aïn et à ceux de Deir-Zor. Il se disait qu’il avait violé cinquante à soixante jeunes filles arméniennes. Après avoir durement exploité durant de longs mois des Arméniens qu’il avait récupérés pour les faire travailler dans sa ferme, il les dépouilla de leurs biens et les fit expédier vers les abattoirs.

Düri bey. — Celui-ci accomplit également bien des horreurs et viola presque autant de filles [que le précédent]. Durant un bon moment, il fit aussi travailler dans sa ferme des Arméniens comme ouvriers agricoles. Puis il les envoya, en guise de salaire, dans les lieux réservés à l’abattage. Il amena une fois à la ferme une fille de Brousse qu’il venait d’enlever, [mais] la jeune fille refusa de se livrer. Düri bey l’avait alors battue, puis lui avait administré un somnifère pour l’endormir et l’avait ainsi violée. Par la suite, cette fille réussit à s’enfuir auprès des Allemands auxquels elle rapporta les faits. Mais qui aurait bien pu remettre Düri bey dans le droit chemin? On raconte également à son sujet l’histoire suivante: Une famille originaire d’Eskichéhir échappa miraculeureusement aux massacres et se réfugia à Séfa. Il avait une mignonne fille que Düri bey repéra et voulut récupérer. Mais les parents s’y opposèrent. Un jour, Düri bey se rendit à Séfa par bateau. Cette famille y vivait dans des conditions de dénuement extrême, prête à accomplir toutes les tâches. Düri bey donna de l’argent à la jeune fille en lui demandant de ramasser au bord de la rivière les bouses animales et de les ramener pour enrichir le sol. Quand la fille se rendit au bord de l’eau, un groupe de brigands l’attendait. Ils l’enlevèrent et l’amenèrent par bateau dans la maison de Düri bey. C’est ainsi qu’il réussit à violer la fille. Il avait une grande influence dans Ras ul-Aïn et son rôle fut considérable au cours des massacres.

Le chargé des migrations ( nüfüs memurü ) Hamid. — Il fut un temps préposé aux convois de déportés et dépouillait jusqu’au caleçon les Arméniens qu’il était chargé d’escorter. Voyant l’état de dénuement dans lequel arrivaient les déportés, le mudir d’Hassiché se mit dans une colère noire, sa part du gateau ayant disparu, et s’en plaignit à Deir-Zor, auprès de Zéki bey. Ce dernier clotura le dossier en appelant Hamid à Deir-Zor où il se révéla un collaborateur précieux dans la mise en œuvre des massacres.

L’adjoint du préposé au ravitaillement ( mal müdürü ) Moussa. — Celui-ci aussi était descendu à Ras ul-Aïn avec une caravane, après avoir accompli bien des actes barbares dans les provinces intérieures [de l’Arménie], et y était resté après avoir constaté que les affaires y étaient juteuses. Il participa à la plupart des massacres et s’octroya une part non négligeable du butin. Il ne loupait aucune occasion de raconter les crimes qui avaient été commis dans les provinces arméniennes, lesquels étaient à ses yeux des actes courageux qui ne pouvaient que lui faire honneur.

[Aram] Andonian

* BNu/Fonds A. Andonian, Matériaux pour l’histoire du génocide, P.J.1/3, liasse 59, Ras-ul-Aïn, ff. 1-7.