Raymond H. Kévorkian, RAHC II, Partie I. Axes de déportations et camps de concentration

8 — Pour un bilan de la deuxième phase
du génocide en Syrie-Mésopotamie

La question essentielle qui se pose concerne bien sûr, parmi les quelque 870 000 déportés qui arrivèrent dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie, le nombre des rescapés qui subsistaient lorsque l’armistice fut signé, à l’automne 1918, ou le nombre de déportés qui trouvèrent la mort dans les camps de concentration, sur les routes ou au cours des massacres organisés à Ras ul-Aïn et Deir-Zor. Le moment est donc venu de tenter de tirer un premier bilan à partir des matériaux que nous venons de présenter.

D’après ces derniers, les pertes humaines peuvent être évaluées ainsi:

— Camp de transit de Bozanti (été-automne 1915): c. 10 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camp de concentration de Mamoura (été-automne 1915): c. 40 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camp de concentration d’Islahiyé (août 1915-début 1916): c. 60 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camps de travail des tunnels de l’Amanus (Mai-juin 1916): 30 000 personnes massacrées sur la route de Marach et au-delà en plusieurs convois.

— Camps de concentration de Radjo, de Katma et d’Azaz (automne1915-printemps 1916): c. 60 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camps de concentration de Bab et d’Akhtérim (octobre1915-printemps 1916): c. 50 à 60 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camps de concentration de Lalé et Téfridjé (décembre1915-février1916): c. 5 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camps de concentration de Mounboudj (automne1915-février1916): 0.

— Alep et les camps de concentration de sa périphérie (été1915-automne 1918): c. 10 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camp de concentration de Ras ul-Aïn (été 1915-avril 1916): c. 13 000 morts de la famine et des épidémies et 40 000 massacrés dans les environs.

— Camp de concentration de Meskéné (novembre 1915-avril 1916): c. 60 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camp de concentration de Dipsi (novembre 1915-avril 1916): c. 30 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camp de transit d’Abouharar (novembre 1915-avril 1916): 0.

— Camp de transit d’Hamam (novembre 1915-avril 1916): 0.

— Camp de concentration de Sébka (face à Rakka) (novembre 1915-juin 1916): c. 5 000 morts de la famine et des épidémies.

— Camps de concentration de Deir-Zor-Marat (novembre 1915-décembre 1916): 192 750, dont environ 40 000 morts de la famine et des épidémies et 150 000 massacrés entre Souvar et Cheddadiyé.

— Région de Mossoul (automne 1915-janvier 1916): c. 15 000 personnes massacrées par le général Halil bey en janvier 1916.

— Régions de Hama/Homs/Damas/Amman/Hauran/Maan (automne 1915-été 1916): c. 20 000 morts sur les 132 000 déportés de la ligne.

On en arrive ainsi à un total d’environ 630 000 morts, dont près de 200 000 massacrés dans les régions de Ras ul-Aïn et de Deir-Zor.

Quant aux quelque 240 000 rescapés recensés, ils sont, selon les indications fournies par différents organismes internationaux ou arméniens, répartis ainsi: il est acquis que 20 à 30 000 femmes et enfants furent vendus à des villageois locaux ou enlevés par des tribus locales et y restèrent jusqu’au lendemain de l’armistice et parfois définitivement, notamment sur la ligne de l’Euphrate; environ 40 000 réussirent à subsister en se dissimulant dans des villages du nord du vilayet d’Alep; 30 000 autres parvinrent à se maintenir à Alep, malgré les rafles régulières opérées par la police et malgré les informateurs; environ 5 000 personnes, arrivées dans la région de Mossoul après les massacres de janvier 1916, survécurent dans cette région; plus de 120 000 Arméniens, officiellement islamisés, «les Arméniens de Djémal», échappèrent au destin de leurs compatriotes sur l’axe Hama, Homs, Damas, Beyrouth, Haïfa, Jaffa, Jérusalem, Tripoli, Deraa, Amman, Salt, Kérèk, Maan. Ce « sont des centres où les émigrés arméniens islamisés, quoique en mouvement jusqu’à ces derniers temps, vivent cependant relativement tranquilles et ne subissent pas de trop grandes pertes. Ce sont généralement les Ciliciens qui sont établis dans ces parages. Jérusalem est l’abri d’un petit nombre d’émigrés les plus fortunés »187.

Alors que Salih Zéki achevait, à la fin de décembre 1916, les derniers Arméniens présents dans la région de Deir-Zor, Mehmed Talaat accédait peu après, le 22 janvier 1917, à la charge de grand vizir. Arrivé au plus haut sommet de l’ état, le chef de l’Ittihad se montre, en privé, bien disposé: « Pour ce qui concerne les Arméniens, il fera son possible afin de les contenter; il permettra le retour des Arméniens éloignés dans celle des provinces où ce retour sera possible », rapporte l’ambassadeur autrichien dans une note du 14 février 1917188.

Rien ne semble en effet démonter l’âme du Comité Union et Progrès qui, aux dires du diplomate autrichien, n’hésite pas, trois jours plus tard, « tout en proclamant dans son programme la justice pour tout Ottoman, [à faire] avancer ceux qui ont contribué à l’expulsion ou à l’anéantissement des Arméniens conformément à ses ordres. Ainsi, le vali d’Alep Moustafa Abdulhalik bey (Alep était l’office central par où devaient passer tous les Arméniens qui se rendaient en exil dans le sandjak de Zor) sera nommé sous-secrétaire au ministère de l’Intérieur. Ensuite, Hamdi bey, directeur général adjoint de l’office central des émigrations à Constantinople189, son intime et facteur des plus importants dans l’anéantissement des Arméniens, est promu Directeur général de ce service »190.

R. H. Kévorkian
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187) Archives centrales de la Marine, SS A 166, rapport du Service des Informations de la Marine dans le Levant au ministère de la Marine, daté du 21 février 1918, publié par Beylerian, op. cit., p. 507.

188) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA XL, dossier 275, n° 34. Propos tenus spontanément devant le député Natanian effendi que la presse ottomane se garda de reprendre publiquement. L’ambassadeur ajoute toutefois que «cette volte-face de Talaat est due en première ligne à Djavid bey, qui n’aurait accepté d’entrer dans le Cabinet qu’à cette condition».

189) C’est-à-dire la Direction générale pour l’installation des Tribus et des émigrés, qui supervisait la Sous-direction des Déportés d’Alep.

190) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA XL, dossier 275, n° 39.

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