Raymond H. Kévorkian, RAHC II Partie I. Axes de déportations et camps de concentration

2 — le nombre des populations déplacées
et les principaux axes de déportation

Dans une note tardive, du 4 février 1917, l’ambassadeur autrichien à Constantinople rapporte les confidences d’un inspecteur de l’armée ottomane: « Namik bey, qui se trouvait en inspection dans le vilayet de Sivas lors des dernières expulsions et [des derniers] massacres des Arméniens, avait reçu l’ordre d’écrire dans son rapport ce qu’il avait constaté au sujet de l’attitude des autorités locales dans ces affaires. Dans un passage de son rapport, qui a été déposé tout bonnement dans les archives du bureau de l’inspection, Namik bey dit: “700 000 Arméniens traversèrent Ak-Kyschla [=Kıchla], partant en exil pour le sandjak de Zor dans un état on ne peut plus lamentable; des bandes, avec le kaïmakam d’Azizié en tête, les dévalisaient littéralement à leur passage. Pas une maison turque dans le vilayet de Sivas qui n’ait des filles mineures arméniennes enlevées à leurs parents et des biens qui appartenaient aux Arméniens”»24.

A — Le premier axe de déportation des populations des régions nord.

Ces chiffres visent bien sûr les déportés des régions nord de l’Asie Mineure, d’Erzeroum, Erzindjan, Sivas, Samsoun, Mersifoun, Amassia dont les convois convergèrent tous vers cette misérable localité d’Ak-Kıchla, située à environ 80 km au sud-est de Sivas, sur la route de Malatia, centre de transit où toutes les caravanes faisaient halte durant les mois de juin et juillet 1915, ainsi que nous l’apprend avec force détails le Journal du pasteur Hans Bauernfeind publié ci-après par Méliné Péhlivanian et Tessa Hofmann25. Au début de la Première Guerre mondiale, ces régions regroupent 73 395 Arméniens dans le vilayet de Trébizonde, 135 869 dans le vilayet d’Angora, 204 472 dans le vilayet de Sivas, 124 289 dans le vilayet de Mamuret ul-Aziz et 202 391 dans le vilayet d’Erzeroum, soit un total de 740 416 Arméniens26. Tous ne furent cependant pas touchés par la déportation: 25 000 personnes du sandjak d’Erzeroum et 15 200 du sandjak de Bayazid parvinrent à s’enfuir et à passer la frontière russe27. Nous connaissons par ailleurs fort bien le sort qui fut réservé aux dizaines de milliers d’hommes âgés de 18 à 45 ans mobilisés dans l’armée ottomane, qui sont aussi à exclure du nombre des déportés: désarmés en début d’année 1915 et versés dans des bataillons de soldats-ouvriers, ils furent tous progressivement exterminés28. Nous savons enfin que dans bien des régions les convois furent entièrement ou partiellement exterminés dans des coins isolés souvent assez proches du point de départ: on peut par exemple évoquer à cet égard le cas des Arméniens de Trébizonde, noyés au large des côtes de la mer Noire, de ceux de Yozgat égorgés à Boghazlian, ou de ceux de la région d’Erzindjan jetés vivants dans l’Euphrate du haut des falaises de Kemakh, dont les responsables furent traduits devant la cour martiale en 191929. Quoiqu’il en soit, le chiffre de 700 000 déportés ayant emprunté cette première route de déportation nous paraît excessif, surtout si l’on prend en compte la distance que ces gens avaient à parcourir à pied — la plus longue de toutes — et le harcèlement dont ils furent l’objet en chemin. Les données que nous avons concernant leur présence ultérieure en syrie font plutôt apparaître qu’une minorité d’entre eux, de l’ordre de 20 % (environ 130 000 âmes), parvint dans les déserts de Syrie via Ourfa ou Birédjik. Il s’agissait pour l’essentiel de femmes, d’enfants et de vieillards. Dans un rapport daté du 16 octobre 1915, intitulé «Armenian Exodus from Harpoot», le consul américain Jesse B. Jackson décrit avec précision, jour après jour, le périple d’un convoi de déportés de 3 000 personnes mises en route le 1er juin 1915 de Kharpert et qui, au quinzième jour de route, furent intégrées à une caravane beaucoup plus importante de 18 000 âmes — ne comprenant que 300 hommes — venant de Sivas, Egin et Tokat. Au soixante-cinquième jour de route, après avoir été systématiquement harcelés par les çete kurdes de l’Organisation spéciale, les déportés arrivèrent à Ras ul-Aïn où on mit dans le train pour Alep les derniers survivants. Parvenus à Alep le soixante-dixième jour, la caravane ne comprenait plus que trente-cinq femmes et enfants du convoi de 3 000 personnes parti de Kharpert et 150 femmes et enfants rescapés du groupe de 18 000, soit une pourcentage de moins d’un pour cent30. Mais sans doute s’agit-il là d’un cas extrême qu’il faut se garder de généraliser à l’ensemble des convois de déportés de cet axe. Les proportions de survivants sont souvent plus élevées: d’un convoi de 400 personnes venant d’Arghana-Maden, trente-deux sont arrivées à Alep et trois d’un groupe de 240 âmes expédiées de Tchemechkadzag, dans le Dersim31.

B — Le deuxième axe de déportation des population des régions est et sud-est.

Il s’agit en l’occurrence des Arméniens vivant dans les vilayets de Dyarbékir (106 867 âmes) et de Bitlis (218 404 nationaux) et du sud du vilayet de Van (110 897 Arméniens)32, dont une partie fut menée en Syrie, à Ras ul-Aïn, par Dyarbékir et Mardin. L’évaluation du nombre des déportés est ici plus aisée. On sait ainsi que de la région de Van, une partie des Arméniens des cazas de Moks et de Chadakh et des cazas nord du Hakkari, soit moins de 20 000 personnes, fut expédiées vers le sud-ouest, et moins de 50 % arrivèrent à destination, mais que l’immense majorité des villageois des dizaines de localités arméniennes des environs de Van fut exterminée dès le mois d’avril 191533et que les autres, environ 90 000 personnes, parvinrent à se réfugier derrière les lignes russes34. Dans le vilayet de Bitlis, à peine 8 000 Arméniens, surtout originaires des montagnes du Sassoun, échappèrent à la déportation et surtout aux massacres qui furent directement opérés sur place par l’armée et les tribus kurdes locales dans la plaine de Mouch et dans la région de Siirt35. 60 000 personnes de ce vilayet tout au plus furent expédiées vers le sud et moins de la moitié parvint en Syrie. En fait cet axe fut essentiellement emprunté par les Arméniens du Dyarbékir. Alors que le recensement patriarcal évaluait leur nombre à un peu plus de 106 000, on eut la surprise, lors des procès de 1919-1920, de voir apparaître des documents officiels de l’administration ottomane annonçant 120 000 déportés arméniens pour ce vilayet36. On en arrive ainsi à un total de 150 000 personnes déportées qui arrivèrent aux portes de la Syrie.

C — Le troisième axe de déportation, le chemin de fer Constantinople-Bozanti

Cet axe concerne, nous l’avons vu, les 17 000 Arméniens de Thrace, environ 40 000 Arméniens de Constantinople et des Dardanelles, 61 675 Arméniens du sandjak d’Ismit, 115 400 Arméniens du vilayet de Brousse — ceux de Kütahya déduits —, 20 738 Arméniens des régions de Konia, Nigdé et Adalia, 13 461 Arméniens du vilayet de Castamouni et environ 60 000 Arméniens de la partie ouest du vilayet d’Angora — l’autre partie, avec Yozgat, fut massacrée dans la région ou expédiée par le premier axe via Malatia37. Habitant dans des régions beaucoup plus en vue, ces quelque 328 274 Arméniens furent pour la plupart déportés en Syrie par le chemin de fer, pour ceux qui avaient les moyens de payer leur billet, ou la route longeant cet axe pour les plus misérables. Cela évitait de trop encombrer l’axe militaire stratégique reliant le front oriental à la capitale et avait pour avantage de donner quelque consistance aux affirmations officielles. Entassés dans des wagons à bestiaux — sur deux niveaux d’après les témoignages que nous publions en annexe — ou marchant le long des voies des jours durant, ces dizaines de milliers de déportés aboutirent pour la plupart au camp de transit de Bozanti, au pied des chaînes du Taurus cilicien, où la ligne était interrompue en attendant l’achèvement des tunnels donnant accès à la plaine cilicienne.

Les 119 414 Arméniens du vilayet d’Adana et les 189 565 Arméniens établis dans le nord du vilayet d’Alep38 furent également déportés à pied vers la Syrie en vagues successives, à partir de juin 1915, par deux voies principales: l’une aboutissant à Baghtché, empruntée à la fois par les déportés de l’ouest et par les Arméniens du vilayet d’Adana; l’autre provenant de voies diverses nord-est et nord-ouest convergeant vers Ayntab, puis Killis. Ayant voyagé par train ou vivant dans des zones limitrophes de la Syrie, les déportés de ce troisième axe eurent assez peu de pertes en chemin. Celles-ci étaient principalement dues aux épidémies et à la famine qui sévissaient notamment dans les camps de transit de Konia et de Bozanti et aux massacres locaux en Cilicie, à Dört Yol, Zeytoun et Ourfa dont la population retranchée dans ses quartiers résista quelque temps à l’armée avant d’être exterminée. On peut donc raisonnablement envisager qu’au moins 590 000 des 637 000 Arméniens concernés par ce troisième axe de déportation arrivèrent en Syrie. D’après les témoignages publiés ci-après, beaucoup avaient même pu emporter avec eux un minimum de biens et de numéraires.

Au total, ce sont quelque 870 000 Arméniens — 130 000 déportés par le Premier axe, 150 000 par le Second et 590 000 par le Troisième — qui se retrouvèrent dès le début de l’été pour les uns et à l’automne 1915 pour les autres, «réinstallés» en Syrie. Ce qui correspond à plus 40% des Arméniens vivant à la veille de la Première Guerre mondiale dans l’Empire ottoman. Sur les 1 100 000 restants, environ 290 000 personnes, d’après les éléments présentés ci-dessus, ne furent pas déportées ou parvinrent à s’enfuir: 40 200 des régions d’Erzeroum et de Bayazid passés en zone russe au début des massacres; 90 000 du vilayet de Van réfugiés au Caucase au cours de l’été 1915; 8 000 Sassouniotes du vilayet de Bitlis également réfugiés en zone russe ; 21 200 Arméniens de la région de Smyrne qui restèrent sur place jusqu’aux massacres opérés par les troupes kémalistes en 1922, lors de l’incendie du quartier arménien de Smyrne; 13 000 Arméniens de Thrace qui furent sauvés par l’intervention des autorités bulgares; 4 000 Arméniens du Moussa-Dagh secourus par une escadre de la Marine française au cours de l’automne 1915; 80 000 Arméniens de Constantinople conservés dans leurs foyers et 30 000 autres ayant pris la fuite vers la Bulgarie par divers moyens. Ce qui signifie qu’à l’automne 1915, 800 000 Arméniens, en grande majorité originaires des provinces de l’Est, avaient déjà été exterminés ou avaient, pour quelques milliers de femmes et d’enfants, été convertis à l’islam et intégrés dans des harems ou des tribus39.

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24) Österreichisches Staatsarchiv, HHStA PA XL, dossier 275, n° 26.

25) Cf. infra, p. 225 et suiv.

26) Kévorkian - Paboudjian, op. cit., pp. 57-59.

27) BNu, Archives de la délégation nationale arménienne, «Statistique de la population arménienne en Turquie [en 1920]», IV. 46. 2, ff.1-3.

28) R. H. Kévorkian, « Recueil de témoignages sur l’extermination des amele tabouri ou bataillons de soldats-ouvriers arméniens de l’armée ottomane », Revue d’Histoire arménienne contemporaine I (1995), pp. 289-303.

29) V. N. Dadrian, «The Documentation of the World War I Armenian Massacres in the Proocedings of the Turkish Military Tribunal», Journal of Political and Military Sociology, pp. 97-132.

30) US National Archives, State Department Record Group 59, 867.4016/225, n° 278, lettre de J. B. Jackson, consul à Alep, en date du 16 octobre 1915, et rapport annexé adressés au Département d’ état, publiés par A. Sarafian, United States Official Documents on the Armenian Genocide, I, The Lower Euphrates, Watertown 1993, pp. 105-108.

31) Ibidem, State Department Record Group 59, 867.4016/219, n° 382, lettre de J. B. Jackson, en date du 29 septembre 1915, et rapport annexé adressés à H. Morgenthau, publiés par A. Sarafian, op. cit., I, p. 100.

32) Kévorkian - Paboudjian, op. cit., pp. 59-60.

33) BNu, Archives de la délégation nationale arménienne, «Statistique de la population arménienne en Turquie [en 1920]», IV. 46. 2, ff.1-3.

34) Ternon, op. cit., pp. 227-230.

35) BNu, Archives de la délégation nationale arménienne, «Statistique de la population arménienne en Turquie [en 1920]», IV. 46. 2, ff.1-3; Ternon, op. cit., pp. 238-243.

36) T. C. Başbakanlık Arşivi, 9Za1333/18 Eylul [septembre] 1915, DN, réponse du préfet de Dyarbékir Réchid à une circulaire [reçue le 12 août 1331/1915], [DH.EUM, 2şube, 68/71], doc. n° 112, indiquant que 120 000 Arméniens ont été déportés du vilayet.

37) Kévorkian - Paboudjian, op. cit., pp. 57-58.

38) Kévorkian - Paboudjian, op. cit., p. 58. Le consul allemand Rössler signale dès le 12 juin 1915 la déportation de 30 000 personnes des régions de Zeytoun, Alabach, Albistan, Dört Yol, Hassan Beyli. Ce n’est cependant que dans le courant de juillet que la région est systématiquement vidée de sa population arménienne: cf. Johannes Lepsius, Archives du génocide des Arméniens, Paris 1986, p. 94.

39) Ibidem . Les chiffres que nous avançons ici sont fondés sur les éléments rassemblés par le Patriarcat arménien de Constantinople entre février 1913 et août 1914 dans la perspective du recensement que les inspecteurs désignés pour mettre en œuvre les réformes dans les provinces arméniennes devaient organiser. Réalisé localité par localité par les conseils diocésains de province et les conseils paroissiaux, ce rencensement nous paraît parfaitement digne de foi. L’étude comparative entre les chiffres de provenance arménienne et ceux avancés par l’administration ottomane montre, en gros, une évaluation similaire lorsqu’il s’agit de régions ouest de l’Asie Mineure — les chiffres arméniens étant alors légèrement inférieurs aux chiffres officiels car ils ne prennent pas en compte les Arméniens non rattachés à une paroisse — et un décalage allant du simple au triple lorsqu’il est question des vilayets de l’Est.