R. H. Kévorkian, Revue d'histoire arménienne contemporaine I (1995), pp. 247-287.
La rédaction du document que nous publions ici en traduction, , a été achevée à Jérusalem par le vicaire patriarcal Yervant P‛erdahdjian, le 14 février 19181. Exilé à la fin de l'été de 1916, peu après le patriarche Zavèn Der-Yéghiayian, suite à la suppression de l'instituti´on patriarcale par les autorités ottomanes, le P. Y. P‛erdahdjian fut l'un des témoins majeurs de la politique d'extermination mise en oeuvre par les Jeunes-Turcs. En qualité de vicaire, il fut en effet associé de très près aux affaires durant les années 1914-1916. Dans ses Mémoires du patriarcat (Le Caire 1947, p. 190), le patriarche Zavèn rapporte à son sujet: «J'étais resté isolé avec les membres de l'administration patriarcale. Parmi ceux-ci, mon coadjuteur, le R. P. Yervant P‛erdahdjian, fut pour moi un extraordinaire collaborateur, qui ne refusa jamais la moindre [mission]».
Le texte de Y. P‛erdahdjian confirme le jugement du patriarche. Ce document classé «confidentiel» est divisé en quatre parties inégales: «Les événements et les faits» proprement dit; «Les raisons de la liquidation des Arméniens»; «Les circonstances de la catastrophe et la situation des rescapés2» et «Le calvaire des Arméniens déportés», qui couvre la période 1915-1917.
La lecture du premier chapitre révèle l'isolement du patriarcat, qui a perdu presque tous ses membres éminents, déportés en avril 1915 et exécutés peu après en Anatolie; elle nous permet de saisir l'atmosphère de terreur soigneusement entretenue par les Turcs à Constantinople, dont la population arménienne s'attend à tout moment à subir le même sort que les Arméniens des provinces; elle met également en évidence les «rapports inégaux» entre le gouvernement jeune-turc et le patriarcat, dont les requêtes sont systématiquement repoussées par un pouvoir qui est tout occupé à mettre en oeuvre son projet d'extermination.
Jusqu'en juillet 1916, le patriarcat parvient néanmoins à organiser la collecte d'informations sur les «événements à l'Est» et leur diffusion auprès de la presse internationale. D'abord parcellaires, les nouvelles se font, à partir du mois d'août 1915, de plus en plus précises et convergentes, révélant finalement la catastrophe que les milieux stambouliotes pressentaient, sans en avoir encore la confirmation. Le vicaire patriarcal nous révèle à ce sujet que nombre de consulats, américains, allemands ou autrichiens, contribuèrent à l'information du patriarcat, qui utilisa à son tour certains réseaux diplomatiques pour transmettre des rapports à la presse d'Occident.
Outre ce travail visant à interpeller l'opinion publique internationale, le patriarcat se préoccupe aussi et surtout de la survie des quelques centaines de milliers de rescapés qui sont parvenus jusque dans les déserts de Syrie. Il organise pour cela un circuit de distribution d'aide aux survivants, dont 80% sont, d'après ses renseignements, des femmes adultes et des enfants. Le patriarche lui-même se dépense sans compter et brave — au prix d'humiliations systématiques — la fureur d'un Talaat ou d'un Enver, qui lui suggèrent de prier Dieu et de ne pas s'occuper de cette «affaire» car le peuple leur appartient.
Clairvoyant, le vicaire patriarcal aborde un autre problème crucial: l'analyse du discours jeune-turc qui vise à justifier ses actes par des considérations de sécurité. Il répond ainsi, point par point, aux arguments turcs, comme la désertion de quelques soldats arméniens ou la présence de volontaires arméniens du Caucase dans l'armée russe, arguments bien minces pour justifier l'extermination des Arméniens, notamment ceux établis dans les communautés isolées de l'Ouest de l'Asie Mineure, de Thrace ou de Cilicie. Au bout de son explication, le piège mortel tendu par les Jeunes Turcs apparaît comme diaboliquement cohérent, sans place pour le hasard, et organisé selon une distribution cloisonnée des ordres, qui empèche beaucoup d'exécutants de prendre la mesure globale du crime auquel ils participent.
L'auteur de ce rapport, Yervant P‛erdahdjian, est né en 1874 à Amassia. Il fait ses études de théologie auprès du futur patriarche M. Ormanian, au séminaire d'Armach. Elevé au grade de docteur en théologie (vartabèd) en 1901, il est élu député à la Chambre arménienne et membre du Conseil religieux en mai 1913, époque à laquelle il est également nommé vicaire-coadjuteur du patriarche Zavèn Der-Yéghiayian. Il le reste jusqu'à la suppression du patriarcat, le 28 juillet 1916. C'est à Jérusalem, où il fut exilé à l'automne de 1916, qu'il rédigea le présent document. Après la signature de l'armistice de Moudros, il fut de nouveau appelé à occuper les fonctions de vicaire patriarcal, puis sacré évêque et élu primat des Arméniens de Rodosto en 1921. L'année suivante, à l'arrivée des Kémalistes, il passa en Grèce et en Bulgarie, dont il devint un peu plus tard l'archevêque. Il y resta jusqu'à sa mort survenue en 19383.
R. H. Kévorkian
par le vicariat [patriarcal] (1914-1916)
En août 1914, lorsque la guerre européenne éclata, le gouvernement ottoman décréta à son tour la mobilisationgénérale4. La germanophilie sans réserve et les fiévreuses dispositions des Turcs à se jeter dans la guerre, n'empêchèrent pas les Arméniens d'adhérer [à la guerre], tant dans leur presse que dans leurs déclarations.
Certains journaux arméniens de l'étranger auraient, prétendait-on, publié des critiques acerbes contre la patrie ottomane, lesquelles étaient transmises en traduction au ministère de la Guerre.
Dans n'importe quel pays ou nation, cet état de fait n'aurait sans doute jamais revêtu, même pour un gouvernement intolérant, l'importance qu'on attribua au regroupement de quelques centaines d'Arméniens [ottomans], réfugiés à l'étranger et agressés par le militarisme turc, sur le front caucasien, fait que les Turcs rapportaient avec colère. Afin d'assouvir leur vengeance pour les persécutions et souffrances qu'ils avaient endurées, ces [Arméniens de l'étranger] se seraient inconsidérément rendus [au Caucase], si les affirmations des Turcs étaient vérifiées.
Cependant, les Arméniens de Turquie, de la capitale comme des provinces, ignorant tout de ces agissements à l'étranger et soucieux d'assumer leur devoir à l'égard de la patrie, répondaient favorablement aux appels sous les drapeaux en s'enrôlant massivement.
Néanmoins, l'inquiétude grandissait de jour en jour parmi les Arméniens, d'autant que l'horizon des provinces orientales s'assombrissait et que la politique de persécution commençait à se développer. Au fond de l'Arménie, les populations étaient pillées et assassinées par les Kurdes et les Turcs, tandis que le gouvernement encourageait les criminels. Les partis Tachnagtsagan et Hentchagian tentaient discrètement d'organiser l'autodéfense.
C'est dans ces circonstances que le gouvernement ottoman déclara la guerre à la Russie, le jour de la fête de Kourban 1914. Généralement, à Constantinople comme dans les provinces, les stocks des manufactures arméniennes de cuir, de chaussures, de vêtements, de cuivre, et, en définitive, tous les produits qui étaient considérés comme essentiels pour l'effort de guerre, et même des objets de valeur, moins indispensables, furent réquisitionnés par l'armée, tout particulièrement auprès des Arméniens aisés des sept provinces les plus riches et des paysans, à l'égard desquels les autorités turques se comportèrent, lors des opérations de réquisition, comme ils l'auraient fait avec une population ennemie.
Dans les premiers jours qui suivirent la déclaration de guerre, Sa Béatitude le patriarche organisa, avec les personnalités les plus en vue de Constantinople — parmi lesquelles tous les partis avaient leurs représentants —, une importante réunion de concertation sur la situation, afin que soit précisé le comportement à adopter par la nation. Cette assemblée eut pour résultat la fameuse circulaire qui fut appréciée tant par le gouvernement que par la presse turque. [C'est pourquoi] nous trouvons à propos de publier telle quelle cette circulaire (cf. [Avédaper], 1914, p. 1102).
«Notre pays n'a malheureusement pas échappé à la guerre générale qui a éclaté entre les puissances européennes il y a trois mois. Le gouvernement impérial, en appelant à la mobilisation générale, a mis les unités militaires sous les armes, afin d'être prêt à toute éventualité. Ces trois derniers mois, tous les télégrammes et les lettres qui nous sont parvenus de tous les coins de la province nous ont montré que notre peuple, se conformant à l'appel sous les drapeaux des 32[sic] 5-45 ans, aux réquisitions de guerre et aux directives gouvernementales, ainsi qu'aux demandes de fonds pour les besoins divers de l'armée et du gouvernement, a bien volontiers apporter sa contribution, en sorte que la direction prise jusqu'à ce jour confirme la nation arménienne comme partie indissociable de la patrie ottomane, prête à tous les sacrifices pour montrer, comme il se doit, sa fidélité et son patriotisme. De même que nous sommes assurés des sentiments de notre peuple, nous avons également confiance dans nos frères primats, dans tous les ecclésiastiques et les corps de fonctionnaires laïcs, qui déploient tous leurs efforts pour orienter ces sentiments. En outre, compte tenu du fait que notre pays se trouve dorénavant en état de guerre, nous croyons à propos, par décision du Conseil mixte de la direction centrale de la nation, d'attirer tout particulièrement, par la lettre circulaire suivante, l'attention de tous nos primats, coadjuteurs, vicaires et personnalités officielles sur les points suivants:
1 — Que dans les églises et qu'en toutes occasions, oralement comme par écrit, sans arrêt, ils exhortent notre peuple, afin que, comme il a accompli ses obligations à l'égard de la patrie ottomane depuis des siècles, il continue encore à les assumer en toute sincérité, notamment aujourd'hui que le pays a nécessairement besoin d'eux.
2 — Que [notre peuple] réponde volontiers aux appels faits au nom du gouvernement de la patrie; qu'il est nécessaire de l'exhorter, en plus de sa participation matérielle, que, nous en sommes certains, il ne refusera pas, à ne pas ménager sa peine, jusqu'à sa vie, même s'il n'est pas habitué à la vie militaire, lorsque la patrie a besoin de lui. Nous sommes certains que notre peuple, dans les circonstances actuelles notamment, aura a coeur de montrer concrètement qu'il est le digne enfant de nos ancêtres.
3 - Il appartient plus particulièrement aux villes importantes et aux organismes officiels d'adoucir les souffrances inhérentes à cet état de guerre. Il est indispensable d'organiser des sociétés de bienfaisance ou de renforcer celles déjà existantes, en faisant appel à la bienveillance et au patriotisme de la population, afin de subvenir aux besoins des familles sans soutien des soldats mobilisés et d'alléger les souffrances des autres nécessiteux et des orphelins. Quand le besoin s'en fera sentir, nous sommes certain que notre peuple saura faire preuve de compassion, qu'il se mettra à la disposition de ses institutions officielles chargées du repos des soldats et notamment de ceux qui sont malades ou blessés, en servant dans les hôpitaux. Quand les circonstances l'exigeront, notre peuple accueillera bien évidemment dans ses foyers ses frères chrétiens et musulmans. Dans ces circonstances, nous aurons accompli les actes les plus grands et les plus agréables à Dieu, dès lors qu'avec nos frères et nos soeurs nous nous serons dévoués à les soigner. Il n'est pas nécessaire d'insister sur le fait que dans les actes de compassion, l'appartenance religieuse ou nationale ne peut être pris en compte, puisque tous sont les enfants d'une même patrie.
4 — Nous recommandons tout particulièrement à nos frères primats et à tous les organismes officiels d'entretenir des relations harmonieuses avec les administrations locales du gouvernement, de les aider dans leurs efforts, d'adresser aux administrations concernées leurs remarques relatives aux agissements non conformes aux lois de certains avec amabilité et en marquant leur affliction [devant de tels actes]. [Nous leur recommandons également] d'exhorter leurs fidèles à entretenir des relations amicales avec leurs voisins et leurs compatriotes; de les aider en se dévouant personnellement et en faisant preuve d'esprit de sacrifice; de respecter leurs sentiments personnels, de voir loin et d'être plus que jamais circonspects; de ne pas donner prise à des malentendus et plus généralement d'être prudents dans leurs propos et leurs comportements, car il est bien connu que dans de telles circonstances les individus deviennent plus nerveux et plus susceptibles.
5 — Nous recommandons aussi tout particulièrement à tous nos primats que, compte tenu des délicates circonstances actuelles, ils se contrôlent, parlent et agissent sans cesse avec beaucoup de précautions.
Nous suggérons en particulier à nos frères primats, en concertation avec les organismes officiels, de faire tout ce qu'ils pourront, en tenant compte du moment, du lieu et des circonstances, et d'ordonner à leurs coadjuteurs et vicaires de leur diocèse de faire de même.
Que la paix de Dieu éloigne de notre patrie et de notre peuple toute souffrance et les préserve de tout danger, qu'il offre au plus vite la paix au monde, et qu'il nous accorde à tous le repos de la vie éternelle.
Le patriarche des Arméniens de Turquie, archevêque Zavèn.
Le 10 novembre 1914
D'autre part, conscient de la gravité de la situation, le patriarcat nomma immédiatement des locum tenens dans les diocèses vacants.
Bien que les jeunes Arméniens se soient enrôlés dans l'armée avec obéissance lors de l'appel sous les drapeaux, que les négociants arméniens aient été littéralement pillés dans le cadre de la loi sur les réquisitions militaires, malgré le comportement adopté par le patriarcat, les députés et les partis et leur loyauté exemplaire, nous fûmes informés de sources sûres, confirmées plus tard, que le gouvernement était en train de constituer, avec les prisonniers détenus pour meurtre, en principe dispensés des obligations militaires, des groupes de tchét'é6envoyés sur ordre spécial dans les provinces peuplées d'Arméniens. Ceux-ci ont assassiné le locum tenens d'Erznga, le R. P. Sahag Odabachian7, dans le lieu dit Kanle-déré du [canton] de Souchéhir à la fin décembre 1914.
Sous pretexte qu'ils recherchaient des armes et des bombes, les tchét'é ont investi les villes des sept provinces promises aux réformes8, et notamment les villages, où ils ont assassiné les personnalités en vue et les supposés membres d'un parti politique, enlevé des jeunes femmes et des jeunes filles, pillé les riches. Avant même la déclaration de guerre et jusqu'au moment de la déportation générale, le patriarcat recevait tous les jours des provinces des informations relatives à de nouvelles exactions et à des meurtres.
Au début de février 1915, nous apprîmes qu'à Zeyt'oun des heurts avaient lieu entre des soldats déserteurs et les forces ottomanes. Il faut reconnaître que les déserteurs vivaient de rapines, molestant et pillant les passants et les négociants, sans distinction de race ou de religion. La population arménienne de Zeyt'oun ne supportait pas les violences de ces bandits arméniens et, s'alliant aux troupes ottomanes, s'attaqua aux déserteurs. Ce geste des Zeyt'ouniotes fut apprécié par le ministre de l'intérieur, Talaat bey, qui n'avait pas manqué d'exprimer sa satisfaction au patriarche, en lui disant: "Je suis satisfait des Zeyt'ouniotes, qui se sont joints aux forces ottomanes et ont marché sur les insurgés".
Peu après cette déclaration de satisfaction, nous avons été informés, de source autorisée, que tous [les Arméniens] de Zeyt'oun avaient été déportés dans des conditions dramatiques [et] qu'une partie de la population était parvenue à Sultaniyé. Les gens qui avaient entendu parler des conditions de déportation et de voyage des Zeyt'ouniotes s'en faisaient l'écho à Constantinople.
Cependant, la situation prenait de jour en jour une tournure plus aiguë. Sétrag effendi P'asdrmadjian, le directeur-adjoint de la Banque ottomane, venait d'être assassiné en plein jour à Garin (=Erzeroum). L'évêque Sempad9, primat de Garin, avait secrètement informé le patriarcat que le comité local de l'Ittihad avait décidé d'assassiner quarante-sept notables arméniens, dont il faisait lui-même partie. Le patriarcat effectua plusieurs démarches à ce sujet auprès du ministre de l'Intérieur, qui promit de télégraphier. Toutefois, le gouvernement commença dès lors à ne plus attacher d'importance aux requêtes du patriarcat, la duperie et le mensonge devenant, plus que jamais, les références de la politique qu'il menait à l'égard du patriarche.
Nous ne croyons pas dépourvu d'intérêt de présenter ici brièvement les événements qui se produisirent à Constantinople.
Les Russes étaient sur le point de franchir les Carpates; les Dardanelles étaient bombardées dans des conditions épouvantables; le gouvernement avait entamé depuis plusieurs semaines le transfert des registres d'Etat, des pièces précieuses des musées et même le Trésor vers Eskichéhir-Konya. L'administrateur du sultan, qui était un Arménien de Constantinople, venait nous informer que le sultan avait emporté à Eskichéhir jusqu'à son eau potable. Sa Hautesse allait habiter dans le collège allemand de cette même ville. Chacun attendait de voir l'entrée victorieuse des troupes anglaises et françaises. Les membres de la direction [arménienne] s'étaient vu confier la mission de visiter les quartiers de Constantinople afin d'ordonner aux conseils paroissiaux de dire aux Arméniens de la ville de bien se comporter avec les Turcs au cas où la capitale serait conquise. Les probabilités de déplacement du gouvernement était alors tellement fortes que le patriarche fut spontanément amené à proposer au gouvernement de l'accompagner. Le conseil des ministres ayant soulevé la question en séance, envoya le directeur des cultes, Béha bey, au patriarcat afin de lui marquer sa satisfaction. Cinq fonctionnaires du patriarcat reçurent chacun une avance équivalant à un mois de salaire afin qu'ils puissent organiser leur départ et accompagner Sa Béatitude le patriarche.
Par ailleurs, un groupe de médecins arméniens prit l'heureuse initiative d'ouvrir dans Constantinople une sorte de collège où des Arméniens des deux sexes apprenaient le métier d'infirmier. Les négociants arméniens étaient en train d'effectuer une collecte de fonds, afin de créer un hôpital mobile. L'hôpital national 10, malgré ses énormes difficultés matérielles, mit à la disposition des militaires cent-cinquante lits. Tout cela se fit au prix de gros sacrifices de la part des Arméniens, afin de démontrer par des preuves concrètes leur fidélité.
Pendant ce temps, les tchét'é et les miliciens continuaient leurs aventures en toute impunité en Arménie. Le gouvernement quant à lui, semblant souhaiter que le climat s'allourdisse encore, imposa aux soldats arméniens de transporter à dos d'homme du matériel militaire de Mouch vers Garin en pleine saison hivernale. Jouer le rôle de bête de somme était proprement intolérable pour la jeunesse arménienne. Le poids de la charge était bien souvent supérieur à leurs capacités physiques, et certains restaient estropiés, tandis que d'autres tombaient malades sur la route et mouraient. Les souffrances et le sentiment d'amour-propre blessé de ces Arméniens entraînèrent progressivement ceux-ci à oser jeter leurs charges, sans plus tenir compte de toutes les conséquences, et à se réfugier dans les montagnes. Ces faits nous ont été rapportés par des soldats venant d'Arménie et notamment de Garin.
Les abominations accomplies par les tchét'é et les milices[et] l'obligation faite aux soldats arméniens d'accomplir des travaux de bêtes de somme émurent tous les Arméniens. Les soldats arméniens incorporés dans l'armée étaient de plus en plus irrités et indignés.
Nous étions dans cette situation lorsque le 10 avril 1915 11, brusquement, des recherches et des arrestations terrifiantes eurent lieu sous le prétexte que des guet-apens seraient organisés par les Arméniens de Constantinople durant les journées d'intronisation du sultan M[ehmed Rechad]. Par la suite, les Turcs ont oublié ce conte. Les membres de partis politiques, les intellectuels, les pharmaciens, les médecins, les avocats, les enseignants et quelques ecclésiastiques, soit au total près de 350 personnes, furent emprisonnés et envoyés à Ayache, tandis que ceux qui étaient considérés comme non membres d'un parti furent expédiés à Tchangheri.
Quelques jours plus tard, les députés Zohrab et Vartkès effendi furent arrêtés [à leur tour] 12. Ces événements firent régner terreur et consternation générale dans Constantinople. Les Turcs commencèrent alors à regarder les Arméniens avec suspicion. La [nouvelle de la] prise de Van se diffusait de bouche à oreille et les Turcs déclaraient carrément que 150 000 musulmans avaient été massacrés par les Arméniens. Ils commencèrent également à arrêter les célibataires 13 venus de province vivant dans la capitale, sans tenir compte de leur situation sociale, de leur âge, de leur état de santé et de leurs biens.
Dès lors, la correspondance existant entre le patriarcat et la province fut interrompue. Il était devenu impossible d'obtenir des informations sûres sur la situation des Arméniens vivant en Arménie et en Turquie.
Quelques mois avant ces événements, nous avions entendu dire que les Arméniens servant sur le front du Caucase avaient été désarmés et qu'une bonne partie d'entre eux avaient été assassinés, et que les survivants avaient été transférés dans des bataillons d'ouvriers14.
Durant les mois de mars et d'avril, les militaires arméniens de Constantinople et des environs furent également désarmés et condamnés à accomplir des travaux inhumains. N'omettons pas de signaler que les soldats grecs et juifs subirent le même sort, sans toutefois [avoir à supporter] les mêmes souffrances. Les soldats arméniens désarmés s'adressaient au patriarcat et racontaient avec beaucoup d'amertume les privations alimentaires, les sévices [et] les insultes qu'ils avaient subis, et en définitive leur situation intolérable. Certains montraient les blessures qu'ils avaient reçues sur le front des Dardanelles. Les raisons invoquées pour justifier cette suspicion à leur encontre étaient que certains soldats arméniens auraient pu traverser avec leurs armes la frontière russe.
A la fin du mois d'avril et durant tout le mois de mai 1915, un nombre croissant de télégrammes en provenance de Paghèch (Bitlis), Erznga(Erzindjan), Garin (Erzeroum), Kharpert (Mamouret-ul Aziz), Papert (Baïbourt) et d'autres diocèses commencèrent à affluer au patriarcat, réclamant [tous] impérieusement de fortes sommes d'argent. Dans les milieux du patriarcat, on supposait [donc] que des massacres étaient en cours14bis. C'est pourquoi le patriarche s'empressa d'accomplir des démarches auprès du gouvernement afin d'obtenir des éclaircissements sur la situation dans les provinces. Cependant, les hommes d'Etat gardèrent soigneusement secrets leur projets et ne lui firent aucune révélation. Les demandes d'argent provenant des provinces continuaient à affluer. Le patriarcat les satisfit toutes plutôt bien que mal.
Durant deux à trois mois, malgré l'inquiétude grandissante du patriarcat, il fut impossible de se faire une idée exacte du sort réservé aux Arméniens des provinces. Il s'était produit quelque chose, mais personne n'était en mesure d'imaginer la véritable catastrophe qui était programmée.
A Constantinople, seule l'ambassade allemande était précisément informée de la mise en oeuvre du projet d'extermination des Arméniens par le gouvernement jeune-turc et des sombres événements qui se déroulaient en Arménie. Quelques mois avant la catastrophe, nous avions appris de façon informelle, de l'ambassade allemande, que les Arméniens seraient déportés.
Durant le mois d'août, la situation se clarifia, lorsque le neveu15 du patriarche arriva à Constantinople, venant du Eprat College de Kharpert. On a alors compris la monstruosité du sort subi par les Arméniens des provinces.
En chemin, le jeune homme avait vu avec terreur les atrocités commises. Il avait observé de près, étalés dans les champs, un nombre incalculable de cadavres d'hommes et de femmes disséminés; sur les rives de l'Euphrate, il avait rencontré des Arméniens dépecés; et, dans les dizaines de caravanes en provenance de Sébaste des femmes ensanglantées, squelettiques, dénudées et nus-pieds, condamnées à la famine, aux mauvais traitements et aux enlèvements. Il racontait comment les mères jetaient leurs enfants dans le fleuve; comment elles les vendaient pour quelques sous; comment les Kurdes et les tchét'é enlevaient les fillettes et les jeunes filles; comment les enfants étaient arrachés du sein de leur mère, etc. Pour donner un aperçu de l'état d'esprit des bourreaux, nous rapportons ici un petit cas. Le jeune homme racontait : «Nous nous sommes mis en route vers Constantinople en compagnie du député de Mouch15bis et de deux gendarmes. Pour ne pas être identifié, on me donna le nom de Nouri. Pour ouvrir la route à notre voiture, la caravane était contrainte de dégager les cadavres jonchant tout le trajet. A quelques dizaines de mètres, sorti d'un immense cimetière, un vieillard, comme ressuscité, avançait vers moi comme fou en criant "où allez-vous?" Derrière nous, nous avons soudain entendu le bruit d'un coup de feu: le vieillard est tombé. "Mon fils, pourquoi l'as-tu frappé? De toute façon il serait mort de faim16 ", dit le gendarme en se retournant vers le député. "Effendi, nous ne devons pas même sentir l'odeur de l'Arménien; tel est l'ordre que nous avons reçu17", fut sa réponse».
Après quoi, les Arméniens de Constantinople vécurent, comme ailleurs, dans l'angoisse perpétuelle; un nombre incroyable de rumeurs circulaient disant que les Arméniens de la capitale allaient également être déportés. Les Turcs considérés comme des amis n'en disaient rien aux Arméniens.
C'est durant ces sombres journées que l'ami des Arméniens, le docteur Lepsius18 arriva d'Allemagne à Constantinople pour essayer d'agir. Le professeur Asdvadzadour Khatchadourian19 était entré en contact avec lui, mais les autorités le firent arrêter. Lepsius protesta alors auprès de l'ambassadeur allemand contre cet acte du gouvernement ottoman. Wangenheim20 répondit: «Les capitulations ont été supprimées en Turquie, nous nous trouvons sous législation turque, si vous êtes également arrêté, il va m'être difficile de vous faire libérer». Sur ce, Lepsius s'est vu contraint de partir dans les huit jours. Avant de quitter Constantinople, il alla néanmoins rendre visite au patriarche et lui déclara: «L'empereur allemand n'est pas un ami des Arméniens, car, selon le rapport du consul allemand de Garin, les premiers massacreurs sur la frontière étaient les Arméniens, qui, lors du premier assaut, sont parvenus avec les Russes à Köprü Köy». Après avoir adressé au patriarche quelques paroles de consolation, le docteur promit de partir immédiatement pour la Suisse et d'y réunir le comité international de la Croix Rouge afin de diffuser dans le monde civilisé une protestation solennelle contre les atrocités commises par les Turcs [et] ignorées [de tous].
Durant les premiers mois de la catastrophe, on apprit que les gouvernements anglais, français et russe avaient transmis, par l'intermédiaire des Etats-Unis, une note au gouvernement ottoman, par laquelle ils signifiaient qu'ils considéraient tous les fonctionnaires turcs de Constantinople comme des provinces responsables des malheurs subis par les Arméniens21. Le gouvernement ottoman répondit rapidement que les trois Etats en question étaient précisément ceux qui avaient dirigé l'insurrection des Arméniens et, après avoir attribué aux Arméniens certains des faits — considérés pour la plupart comme absurdes —, ironisa sur les prétentions et les menaces des Alliés.
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Le patriarche avait à deux reprises demandé un rendez-vous à Talaat bey22. Prétextant un emploi du temps très chargé, celui-ci lui avait fait dire de s'adresser à son huissier23. Quelques jours plus tard, il se rendit au ministère de la Justice et des Cultes, auprès d'Ibrahim bey24. Dans un état de grande irritation, il exposa la situation dramatique des Arméniens, en réclamant que seuls les coupables soient punis. Le ministre avait nié en bloc tous les faits. Finalement, le patriarche lui avait demandé qu'on l'autorise à quitter la Turquie en compagnie de tous les Arméniens, de province comme de Constantinople, puisque même les enfants au berceau et les femmes étaient considérés comme des insurgés et menacés d'anéantissement. «Non, ni vous, ni moi n'avons le droit de faire ce genre de proposition au gouvernement. Les Arméniens [nous] sont précieux et un peuple de progrès, dont nous avons besoin», [répondit-il]. C'est en tenant des propos et des arguments flatteurs et constructifs de ce genre que le ministre reconduisit le patriarche.
Dans ces conditions, le patriarche demanda au premier ministre Said Halim une audience, qui ne lui fut pas refusée25. Mais lorsqu'il ouvrit la conversation sur l'anéantissement des Arméniens, le premier ministre hurla à la face du patriarche: «Vous êtes tous des insurgés!». Sans tenir compte de ces propos, le chef de la nation parla une demi-heure des dramatiques événements qui se produisaient dans les provinces. Le premier ministre écouta sans broncher, puis lui demanda finalement: «Avez-vous parlé avec Talaat bey? Avez-vous discuté avec Enver pacha?» Au moment où le patriarche allait se retirer, il lui dit en se levant: « Il n'aurait pas fallu qu'il en soit ainsi, mais c'est fait»26.
Par ces propos, Halim pacha avait sans doute voulu montrer qu'il n'avait pas pris part à cette affaire, ou encore que l'arrêt des massacres était une chose au dessus de ses moyens.
Pour la troisième fois, le patriarche demanda un nouvelle audience au ministre de l'Intérieur. «Désormais, quelle relation peut-il subsister entre nous? Mais, s'il veut absolument venir, qu'il vienne!»27, répondit-il au chancelier [du patriarcat] Kamer effendi28. Lorsque le patriarche commença à parler de l'extermination des Arméniens, après quelques propos d'usage, Talaat bey l'interrompit en disant: «Occupez-vous de prier et de vos églises. La population est la nôtre, vous ne pouvez pas vous mêler des affaires politiques», puis il se leva et reconduisit le patriarche. La rencontre avait à peine duré dix secondes. La situation était désespérante.
Sur le conseil de certains, le patriarche se rendit au palais d'Abraham pacha29, à l'égard duquel certains disaient que le prince héritier du trône, Youssouf Izzeddin effendi, manifestait des sentiments filiaux. En écoutant les propos déchirants du patriarche, le pacha pleura, la barbe basse et dit: «Le prince héritier est un fou à lier, qui me dit parfois "Ah, pourquoi n'es-tu pas né musulman?" Il est impossible de fonder des espoirs sur lui. Ainsi, j'ai un maître-artisan déporté à Tchangheri. J'ai fait quelques petites démarches pour le sauver, mais je n'ai pas obtenu le moindre résultat. Les Turcs d'aujourd'hui sont des fauves, on ne peut pas compter sur eux. J'avais écrit au pacha30 à l'occasion des réformes [projetées en Arménie], en lui disant: "Boghos, avance avec prudence, ne réveille pas le fauve qui sommeille en eux"».
Finalement le pacha songea à recourir à Talaat en compagnie de Zaréh Dilber effendi31. La requête avait été effectuée et le ministre de l'Intérieur avait répondu à Abraham pacha: «Pacha, songe à ton bon plaisir, ne te mêle pas d'affaires pareilles»32.
Le sénateur Ahmed Riza bey33 était un des plus importants opposants à Talaat, avec lequel il ne parlait même plus. Dès les premiers jours de la catastrophe, il se révéla compatissant à l'égard des souffrances des Arméniens; il consola Mme Daghavarian34 et d'autres; éleva à plusieurs reprises la voix pour parler en séance de l'extermination des Arméniens. Au sein du sénat se trouvaient nombre de notables, comme Deli Fuad pacha35, Mukhtar pacha et d'autres, qui étaient opposés à la politique menée par le gouvernement, mais qui se taisaient par crainte.
Si je ne me trompe pas, c'est Ahmed Riza bey qui s'adressa au sultan pour que les massacres d'Arméniens cessent. «Je m'adresse aux ministres, lui avait dit le sultan, mais ils ne m'écoutent pas». A deux reprises, Ahmed Riza bey s'était rendu, avec la plus grande discrétion, au patriarcat, avec lequel il avait conservé des relations.
Alors que le gouvernement jeune-turc continuait implacablement la mise en oeuvre de sa politique d'extermination, il fallut nous résigner à nous adresser au très turcophile ambassadeur allemand, Wangenheim, qui gardait avec le patriarcat des relations ignorées des Turcs par le truchement du consul général de Smyrne. Il nous fit parvenir le rapport envoyé par le catholicos de Sis36 par l'intermédiaire du consul allemand d'Alep. Ce comportement de l'ambassade nécessitait une explication: d'un côté il s'efforçait de justifier les abominations turques et de l'autre il donnait l'impression de compatir au martyre des Arméniens. M. Kitin avait même offert en secret 500 piastres pour qu'elles soient attribuées aux sinistrés. Il nous avait semblé que cet étrange comportement était destiné à sauver les apparences; qu'il n'avait pour seul objectif que de nous tromper. Sinon, pourquoi aurait-il, depuis si longtemps, gardé le peuple allemand dans l'ignorance concernant le martyre des Arméniens et interdit toute publication sur la question. Un geste ferme de l'empereur allemand n'aurait-il pas été suffisant pour faire cesser la barbarie turque?
Finalement, les va-et-vient entre le consulat et le patriarcat cessèrent. Le patriarche avait confié à deux personnes importantes la mission de révéler le martyre des Arméniens aux principales ambassades, afin de supprimer tout malentendu et pour attirer la compassion de l'empereur et du gouvernement allemands sur le supplice des Arméniens. Quelques mois avant le décès de l'ambassadeur allemand, je m'étais moi-même rendu à l'ambassade dans le cadre de mes attributions. Wangenheim aimant beaucoup discuter de politique, selon son habitude, nous avions d'abord parlé de la guerre en général, puis la conversation s'orienta vers les souffrances arméniennes. L'ambassadeur prenait plaisir à justifier la barbarie turque en arguant abusivement du comportement des partis politiques arméniens et des soldats ou du nombre des armes trouvées chez les Arméniens. Il avait avalé les informations communiquées par les Turcs comme une pilule dorée.
On lui fit discrètement remarquer «qu'aucun peuple de Turquie ne manquait d'armes; que les Kurdes et les Turcs étaient armés jusqu'aux dents, bien qu'ils vécussent en toute sécurité et que le gouvernement pratiquât à leur égard une politique bienveillante. Le peuple arménien laborieux est la victime innocente des Kurdes, des Tcherkesses et du gouvernement. Durant ces trente dernières années, combien de fois n'a-t-il pas été pillé et écorché? Etes-vous sourd? N'avez-vous pas lu dans la presse [les informations relatives] aux actes barbares et aux meurtres qui ont été commis depuis la Guerre des Balkans et le dépôt du projet de réforme en Arménie? Combien de victimes arméniennes y a-t-il eu depuis la déclaration de guerre de 1914 jusqu'à la déportation générale? Quel assassin le gouvernement a-t-il châtié, malgré les requêtes répétées du patriarche?»
«N'avez-vous pas eu écho de l'attitude hostile adoptée par les Turcs et les Kurdes à l'encontre des Arméniens depuis que le gouvernement turc s'est engagé dans la guerre? N'avez vous vraiment pas entendu parler des actes criminels commis par les tchét'é envoyés en Arménie par ordre spécial du gouvernement? Vos consuls ne vous informent-ils pas de la triste réalité? N'avez-vous pas des consuls jusqu'au plus profond de l'Arménie? Les jeunes Arméniens se sont enrôlés dans l'armée en toute obéissance; plein de bonne volonté et de sentiments patriotiques, ils sont entrés dans l'armée pour défendre le pays au prix de leur sang. Durant les Guerres Balkaniques, ils ont concrètement montré leur fidélité et leur courage, actes qui ont encore une fois été soulignés voici quelques mois par Enver pacha lui-même. Comment les Turcs ont-ils répondu à ce comportement des Arméniens? Sous prétexte de rechercher les armes, des tchét'é,miliciens et brigands kurdes ou tcherkesses sont rentrés dans les villages arméniens pour les piller, pour déshonorer les mères et les soeurs des soldats arméniens, pour faire mourir les vieillards arméniens, pour voler les biens des Arméniens. Ils ont employé les soldats arméniens à des travaux de bêtes de somme, blessant ainsi profondément leur amour-propre».
«Les jeunes Arméniens n'étaient pas les seuls à accomplir leur devoir à l'égard de la patrie. Les riches et les négociants arméniens offraient également leurs biens. Les réquisitions furent telles que dans les provinces et à Constantinople nombre de commerçants arméniens étaient en faillite totale. Pourquoi n'a-t-on pas appliqué avec autant de rigueur cette même loi aux commerçants grecs, juifs et turcs? Pourquoi deux poids, deux mesures? De tout cela, il est possible de déduire que le gouvernement jeune-turc nourissait des arrières-pensées, et aujourd'hui ce secret est caché au monde civilisé».
«Il est possible que des partisans arméniens vivant à l'étranger et même des gens vivant dans le pays aient eu des égarements par rapport aux principes politiques adoptés par la nation dans son entier. S'il s'est réellement trouvé des gens comme cela, nous le regrettons. Dès le début, nous avons du reste exigé qu'ils soient sévèrement punis. Ainsi, le comité central Hentchag de Turquie s'est opposé à la démarche adoptée par Sabahgulian37, qui visait à exécuter Talaat bey (textuellement «le soumettre à la terreur»). Ce que le ministre de l'Intérieur a admis sans réserve après avoir étudié l'affaire personnellement. Pour notre part, nous n'avons jusqu'à présent constaté aucun acte illicite des militants politiques de Constantinople. Nous n'avons pas plus entendu parler d'éventuels écarts commis dans les rangs des militants de province. Il nous semble plutôt que les Turcs répètent l'éternelle histoire du loup et de l'agneau, selon leur tradition ancestrale et l'insidieuse politique suivie à l'égard des Arméniens. En supposant, même un instant, que les militants politiques aient eu un comportement provocateur vis-à-vis du gouvernement, qui les connaissait beaucoup mieux que le patriarcat, puisqu'il entretenait avec eux — notamment avec les Tachnagtsagans — des relations étroites depuis toujours, pourquoi ne les a-t-il pas fait arrêter ou condamner? Sans parler du fait que le pourcentage de militants politiques au sein de la nation s'élevait tout au plus à 5%, dont l'immense majorité se trouvaient sous les drapeaux. Fallait-il déporter tous les Arméniens de Turquie pour des actes [commis] par quelques militants? Quels gouvernements de pays considérés comme à moitié sauvages auraient osé commettre le crime perpétré par les Turcs...?»
L'ambassadeur ressortit alors l'insurrection de Van, l'affaire de Zeyt'oun, celle des armes et des bombes, l'activité des soldats ayant franchi la frontière, la préparation d'une révolte générale des Arméniens, d'après les informations imaginaires qui lui avaient été transmises par les Turcs.
«Nous ignorons malheureusement les détails de la révolte de Van», lui fut-il répondu. «Nous pouvons cependant vous dire avec certitude que nous savons que la situation des Arméniens de Van et des environs était déjà devenue intolérable quelques mois avant la prise de la ville. Nous avons même appris que des massacres et des pillages y avaient eu lieu avant cela.
L'affaire de Zeyt'oun n'avait quant à elle aucun caractère politique. Il ne s'agissait en l'occurrence que de l'oeuvre de quelques brigands, et le ministre de l'Intérieur avait manifesté au patriarche sa satisfaction à l'égard de la population zeyt'ouniote, qui s'était unie aux forces ottomanes pour marcher sur les brigands. Ce qui ne l'empêcha pas d'être déportée dans des conditions effroyables».
«La quantité d' armes montrée a été considérablement gonflée. Nous pouvons par exemple témoigner du fait qu'il n'y avait pas la moindre arme ou la moindre bombe au séminaire d'Armache38. A Brousse, pas une arme interdite ne se trouvait chez les Arméniens de la ville. C'est pourquoi le gouvernement a fourni les armes à feu nécessaires et a obligé les notables arméniens de Brousse à se faire photographier avec des armes et des bombes. Ce dernier détail m'a été rapporté par un missionnaire américain digne de foi. Cette affaire d'armes a servi d'alibi au gouvernement pour justifier également la déportation des Arméniens vivant hors d'Arménie, afin de pouvoir prendre possession de leurs biens et mener à son terme sa politique d'extermination».
«Comme nous l'avons dit tout à l'heure, toutes les nationalités de Turquie détenaient des armes, et les Arméniens en possédaient un minimum. D'autre part, pourquoi une entité assiégée et massacrée à plusieurs reprises par des populations hostiles n'aurait-elle pas eu le droit de posséder des armes, et qui aurait pu lui refuser le droit naturel de recourir à l'autodéfense? Ceci dit, je vous en prie, dites-nous quel fonctionnaire du gouvernement a été tué avec les quelques armes possédées par les Arméniens et où a-t-on utilisé des armes contre le gouvernement».
L'ambassadeur nous interrompit en invoquant les cas de Chabin-Karahissar et d'Ourfa. Je lui répondit qu'il s'agissait de cas différents. «A Chabin-Karahissar, près de quatre cents Arméniens avaient été arrêtés par le gouvernement et devaient soit-disant être transférés à la prison de Sébaste. [Cependant] les voitures les emportant revenaient dans la ville en deux ou trois heures. Les voitures de certains des convois portaient de surcroît des traces de sang frais, et on avait appris que les prisonniers avaient sauvagement été assassinés à quelques heures de là. Lorsque qu'on s'apprêta à en arrêter d'autres, les Arméniens se révoltèrent et choisirent une mort honorable».
«Les habitants d'Ourfa avaient [quant à eux] vu de très près les caravanes de femmes pitoyables arrivant d'Arménie, avec leur cortège de récits affligeants, et préférèrent, pour s'éviter un destin similaire, choisir une mort digne. Si le peuple allemand avait été dans une situation identique, comment se serait-il comporté? Les Arméniens ne sont pas une mauvaise nation».
Voir chez les Arméniens un projet d'insurrection générale relève tout simplement de la recherche d'un bouc émissaire, tout comme étaient pures inventions turques le prétendu projet d'attentat fomenté à Constantinople par les Arméniens à l'occasion des festivités de l'accession au trône du sultan. Ce qui permit d'exiler et d'assassiner les intellectuels arméniens de la capitale».
«Pas plus que les militants politiques, que les sans-parti, l'ensemble des Arméniens de Turquie n'avait le moindre projet d'insurrection. [Les Arméniens] ont souhaité rester dans un cadre légal et assumer leurs devoir à l'égard de la patrie en danger, malgré les souffrances et les vexations qu'ils endurèrent. Jusqu'au bout, ils ont tenté par tous les moyens de démontrer leur bonne foi aux Turcs, en faisant d'énormes sacrifices, afin de sortir des épouvantes de cette effroyable guerre avec le moins de pertes possibles. Mais leurs efforts donnèrent des résultats opposés. Les Arméniens n'étaient pas des enfants. Ils savaient qu'ils auraient à payer très cher le moindre mouvement insurrectionnel. S'ils avaient vraiment envisagé de réaliser un tel projet, ils auraient dès le début fui la mobilisation générale et, en se retirant par dizaine de milliers dans les montagnes, auraient sérieusement occupé les Turcs. L'invention turque prévoyant que les Arméniens auraient frappé l'armée ottomane dans le dos est tout bonnement risible. Avec quels Arméniens un exploit pareil aurait-il été accompli? Dans les provinces, les Arméniens âgés de 15 à 60 ans avaient déjà été mobilisés: quelles forces auraient bien pu accomplir ces actions aventureuses».
«Pour en venir aux soldats ayant franchi la frontière du Caucase, même s'il nous est difficile de dire quelque chose de précis sur leur nombre et les conditions de leur désertion, dans la mesure où nous manquons ici [à Jérusalem] d'informations détaillées, nous allons néanmoins vous rapporter librement ce que nous avons entendu et ce que nous pensons de cette histoire. Il faut considérer ce qui s'est produit comme une conséquence directe des persécutions et des meurtres accomplis systématiquement en Arménie. Sur le champ de bataille, le soldat meurt avec la conviction qu'il a contribué à assurer un avenir de liberté et de bonheur à ses enfants, ses proches et ses compatriotes. Dans le combat de vie et de mort [mené par] les soldats, lorsque leurs proches sont déshonorés, dépouillés de leurs biens ou assassinés par des barbares turcs ou kurdes et lorsque le gouvernement constate tout cela avec indifférence, et, plus encore, encourage ces crimes, il ne persiste plus guère d'esprit de sacrifice dans le coeur déjà amer des soldats arméniens pour défendre le trône turc et pas non plus l'envie de mourir pour un Etat ennemi de leur nation et de leur religion».
«Je vous affirme une nouvelle fois que les Arméniens vivant en Turquie n'ont jamais eu le moindre projet de révolte ou de trahison contre le pays, et n'ont songé qu'à accomplir leur devoir. Qu'un ou plusieurs Arméniens aient individuellement envisagé ou accompli des actes hostiles à l'Empire, mus par les horreurs passées ou par le désir de se venger, ou encore aient nourri des sentiments hostiles en ayant été soudoyés par un Etat allié, c'est possible. On peut rencontrer ce genre d'individus dans tous les pays et chez tous les peuples. [Mais], considérer comme coupables de ces entreprises individuelles deux millions de personnes, les déporter, les tuer, livrer aux mains de fauves de faibles femmes et des enfants innocents et les conduire à la mort dans les déserts, dans d'infernales souffrances, sont autant de crimes encore jamais vus et que les annales de l'humanité n'ont encore jamais enregistrés».
Après avoir attentivement entendu ces longs éclaircissements, Wangenheim sembla donner raison à son interlocuteur et ajouta: «J'ai moi-même parlé à plusieurs reprises au gouvernement turc, afin qu'il ne punisse que les coupables». Puis il dit, en raccompagnant avec beaucoup de civilité le représentant patriarcal jusqu'au haut de l'escalier: «Soyez certain que je vais faire mon possible».
Durant les premiers mois de la catastrophe, les officiers allemands étaient aussi, en règle générale, mal disposés envers les Arméniens*. Une Allemande du nom de Mathilde, mariée à un Arménien, voulut se rendre en Allemagne, auprès de sa soeur, avec ses deux enfants en bas âge. L'ambassade montra alors à la dame l'interdiction de la police de Constantinople. Devant son insistance répétée, [un fonctionnaire de] l'ambassade hurla avec colère à la face de Mathilde: «Si tu avais été une Allemande convenable, tu n'aurais pas épousé un Arménien». Cette femme m'a rapporté ces détails en maudissant le gouvernement allemand.
Nous, Arméniens, étions [alors] abandonnés de la terre entière: les Turcs et les Etats alliés ne nous permettaient plus désormais de vivre sur cette terre.
L'ambassadeur américain Morgenthau39, qui était juif, travailla également à sauver les Arméniens. Il alla même jusqu'à proposer à Talaat bey de les transférer en Amérique, aux frais du gouvernement des Etats-Unis. Mais il se vit opposer un refus catégorique. Devant les incessantes requêtes présentées par l'ambassadeur, le ministre de l'Intérieur avait crié au diplomate: «Qu'est-ce qui vous arrive? Vos sujets se font-ils tuer? De quel droit vous mêlez-vous de nos affaires intérieures?». Un des interprètes de l'ambassade d'Autriche rapporta au patriarche que Talaat avait pratiquement mis Morgenthau à la porte.
La conduite de cet ambassadeur durant le martyre des Arméniens est resté une énigme pour le patriarcat. Selon les dires de l'ambassadeur de Bulgarie: «Morgenthau n'aurait pas fait son devoir, car, s'il l'avait voulu, la situation des Arméniens n'aurait pas été aussi grave». Selon les propos du missionnaire américain Pitt, Morgenthau était un libre penseur et un honnête homme, tandis que, selon les confidences du chef de la communauté [arménienne protestante], Bezdjian effendi, c'était une personnalité douteuse. «Si l'ambassadeur avait été chrétien, il aurait beaucoup mieux secouru les Arméniens ces derniers temps», lui auraient rapporté les missionnaires. D'après les affirmations du premier interprète de l'ambassade américaine, Chmavonian effendi 40, «l'ambassadeur a, au contraire, accompli son devoir».
On apprit que l'empereur d'Autriche avait adressé de sévères remontrances, au sujet des actes barbares [commis contre ] les Arméniens, à l'ambassadeur turc à Vienne, Hilmi pacha. L'ambassade[autrichien] de Constantinople entrenait surtout des relations avec les Arméniens catholiques et, selon les informations transmises au patriarcat, l'ambassadeur Pallavicini avait mis en garde les catholiques arméniens contre le maintien de relations trop étroites avec les [autres] Arméniens40bis.
A Smyrne, plusieurs Arméniens avaient été condamnés à la pendaison, [et] le primat D. Indjéian, avait envoyé au patriarche, par l'intermédiaire du consul [autrichien] de la ville, une lettre sans signature et en français, en le priant d'intervenir rapidement en faveur des condamnés. L'interprète de l'ambassade autrichienne vint remettre la lettre au patriarche et le pria d'agir vite pour sauver les personnes menacées [de pendaison]. Le patriarche fut surpris d'une telle requête et lui parla sans détour de son autorité dorénavant réduite à néant. «Lorsque, dit-il, vous,Etats alliés de la Turquie, n'êtes pas en mesure ou ne souhaitez pas intervenir, comment puis-je moi-même intercéder en faveur des condamnés? Ne savez-vous pas dans quelle situation je me trouve?» Après quoi, il dit sans ambages: «L'Allemagne et l'Autriche sont la cause du drame subi par les Arméniens. Si les Turcs ne vous avaient pas eu pour alliés à leurs côtés, ils n'auraient jamais osé perpétrer d'aussi indicibles massacres». «Vous avez raison, lui répondit l'interprète, mais, malheureusement, nous vivons dans une époque ou chaque nation se trouve amenée à ne songer qu'à elle-même».L'ambassade persane était favorable aux Arméniens et ne manquait pas une occasion de nous montrer sa bienveillance, ainsi que ses regrets profonds devant la catastrophe, et elle ne se privait pas d'exprimer son irritation. Au début des événements, elle rendit de grands services pour sauver de la déportation les exilés de provinces établis à Constantinople, en enregistrant, par différents moyens, les Arméniens qui le demandaient comme sujets persans. Pourtant, le gouvernement ne fit aucun cas des autorités persanes et déporta vers Ayache des citoyens persans connus de longue date comme Khajag41, Nersès Papazian42, Sempat Piurad43 et d'autres.
Relativement aux brochures blanches diffusées partout par le gouvernement pour justifier les atrocités turques, l'ambassadeur s'exprima un jour de la façon suivante: «Si les Turcs n'ont que ces justifications à produire, ils n'ont pas même le droit de tuer un seul Arménien».
Avant l'entrée en guerre [de leur pays], l'ancien comme le dernier ambassadeur de Bulgarie à Constantinople, Koltchev, étaient particulièrement proches des Arméniens. Malgré leur participation aux hostilités, ils continuèrent secrètement à nous témoigner leur sympathie, dans la limite autorisée par leurs intérêts nationaux.
Avant l'entrée en guerre [de la Bulgarie], ils transmettaient les rapports concernant la catastrophe préparés par le patriarcat avec le «courrier politique» destiné à la Bulgarie, lesquels étaient [ensuite] publiés au Caucase. Ce sont eux qui sauvèrent l'officier de marine Khanzadian44 des mains des Turcs et le firent passer dans leur pays. Ils ramenèrent également chez elles les populations déportées au fin fond de la Turquie par les Turcs Kara-Aradje avec l'accord [du gouvernement] bulgare. Après avoir déclaré la guerre, [les Bulgares] se contentèrent d'expulser en douceur les militants politiques se trouvant à Sofia. Ils accueillirent avec bienveillance les soldats arméniens fuyards, qui cherchaient à passer la frontière turque. Sur décision de Sobron [?], ils adressèrent aux autorités turques plusieurs requêtes — sous une forme évidemment amicale — pour faire cesser le martyre des Arméniens. Certains Bulgares vivant à Constantinople fournirent à des Arméniens des pièces d'identité leur attribuant la citoyenneté bulgare, afin de faciliter leur départ vers la Bulgarie. L'ambassadeur bulgare à Constantinople intervint par des moyens détournés auprès des ambassadeurs allemand et autrichien pour tenter de mettre fin aux persécutions et au martyre des Arméniens.
Seul le consul général bulgare de Constantinople était un homme corrompu, qui réclamait, par le biais d'un intermédiaire, des sommes énormes prétendument nécessaires pour sauver les Arméniens, ainsi que nous l'ont confirmé certains.
Ayant compris que les Bulgares manifestaient de la sympathie pour les Arméniens, le gouvernement turc recruta des indicateurs bulgares, grâce auxquels il fit arrêter plusieurs dizaines de jeunes Arméniens, notamment le chef tachnag Chavarch Missakian45, qui tomba dans un guet-apens, avec sur lui les procès-verbaux d'une année d'activités du parti, et fut interné à l'arsenal, où on le soumit à des tortures insoutenables. Avec ces rapports, les Turcs cherchaient [à démontrer] le peu de relations existantes entre le Patriarcat et le Tachnagtsoutioun.
Le légat de S. S. le pape à Constantinople, Mgr Dolci, fut le plus compatissant compagnon du patriarche dans le martyre arménien. Pour atténuer les souffrances des Arméniens, il s'adressa à l'ambassadeur autrichien et, surtout, au successeur de Wangenheim, l'ambassadeur allemand Metternich, qui était catholique, ainsi qu'aux autorités turques. Et, parce que dans le contexte général de terreur régnant, il nous manquait les moyens d'informer quotidiennement les ambassadeurs, Dolci fut, en compagnie du premier interprète de l'ambassade américaine Chmavonian effendi, l'intermédiaire le plus précieux en assumant cette tâche.
Il faut cependant remarquer que dans ces circonstances exceptionnelles, le représentant du Saint-Siège ne laissa pas passer l'occasion de soumettre au patriarche la proposition de se convertir au catholicisme. Le patriarche lui répondit: «Si nous adhérons au catholicisme dans la situation actuelle, nous allons offrir au gouvernement jeune-turc une occasion de plus de concentrer sur nous sa rage». Dolci dut se satisfaire de cette délicate réponse.
L'ambassadeur hollandais s'intéressa à la tragédie perpétrée et transmit à son gouvernement les informations essentielles.
L'ambassadeur suisse accepta de conserver certains de nos [documents ?] secrets.
Il importe de rappeler ici l'action incessante des missionnaires américains. La directrice du collège américain pour jeunes filles de Sébaste, Miss Patrich, qui savait l'arménien, accompagna ses élèves avec les plus grandes difficultés jusqu'à Malatia, où elle se vit contrainte par les Turcs, sur décision judiciaire du gouvernement, d'abandonner les malheureuses fillettes et de retourner à Sébaste.
Les fillettes de l' Anatolian College de Marzvan furent également arrachées de force des mains des missionnaires. Ceux-ci, hommes et femmes, accompagnèrent les jeunes filles jusqu'à Sébaste. Grâce à l'intervention de Morgenthau, les élèves furent sauvées et installées, avec leurs bienfaiteurs, dans une institution américaine de Sébaste. Au Eprat College de Kharpert, ainsi que dans tous les établissements américains et allemands, les enfants des deux sexes furent enlevés de force et déportés.
Les docteurs Gepart, Christi, Patrich et d'autres firent tout ce qui était en leur pouvoir pour agir, en faisant des suggestions importantes à l'ambassadeur américain ou, comme le docteur Cristi, en rendant personnellement visite à Talaat bey. Mais leurs efforts restèrent vains. Ils transmirent quotidiennement à l'ambassadeur ce qu'ils voyaient ou entendaient et les informations recueillies auprès du patriarcat au sujet du martyre des Arméniens, et envoyèrent des télégrammes à Washington. Ils organisèrent une conférence à Athènes et transmirent des télégrammes détaillés en Amérique. Puis ils se rendirent dans leur pays où ils travaillèrent, par la parole et par l'écrit, à révéler dans tous ses détails au monde civilisé le crime perpétré en Arménie. Ils entreprirent aussi une collecte pour les victimes.
Le membre le plus actif du mouvement missionnaire fut l'arménophile bien connu Mr Pitt. En collaboration avec le patriarcat, il envoya de l'aide dans tous les lieux de déportations où cela était possible. Les services rendus ainsi, et également sous d'autres formes, par cet homme, vont rester inoubliables. Le gouvernement remarqua l'activité arménophile de Pitt et commença à le harceler. Il dut [alors] se retirer au Robert College, d'où il ne pouvait plus descendre à la Bible House qu'une fois par semaine.
La Bord Association aurait pu sauver de nombreuses vies humaines si le gouvernement n'avait pas entravé le travail de distribution de l'aide, notamment s'il avait autorisé la Croix rouge américaine à entrer directement en relation avec les rescapés et à distribuer l'assistance sur place, autorisation pour l'obtention de laquelle l'ambassade américaine de Constantinople sonda toutes les voies et plus encore. Mais ces efforts restèrent vains.
A l'égard des souffrances endurées par les Arméniens, les missionnaires étaient mus par des sentiments humanitaires, mais avaient aussi en vu leurs intérêts personnels. Ils avaient en effet dépensé, durant leurs cinquante dernières années d'activité, plus d'un million de dollars en Arménie et en Cilicie, et l'extermination des Arméniens signifiait aussi que leur oeuvre était détruite.
Dès les premières semaines de la catastrophe, tel un aveugle tâtonnant, mu par une sorte de pressentiment, le patriarcat projeta de collecter au moins quelques informations et de les transmettre à l'ambassade américaine et au légat du pape. Cependant, lorsque le neveu [du patriarche], des soldats arméniens, des officiers, des étrangers et, surtout, des femmes islamisées en provenance de plusieurs régions, de Papert (Baïbourt), de Hadji-Köy, d'Amassia, de Yerznga (Erzindjan), de Trébizonde, de Chabin-Karahissar,— pour l'essentiel des jeunes filles pubères arrivant à Constantinople par centaines, réfugiées au patriarcat —, racontèrent les souffrances qu'ils avaient endurées durant leur longue errance, et ce qu'ils avaient vu et entendu — récits qui vous glacent le sang et pétrifient le cerveau —, tous ces récits furent soigneusement et scrupuleusement consignés par écrit, afin de pouvoir utiliser ces documents digne de foi dans les requêtes à effectuer dans l'avenir.
Des rapports poignants nous parvenaient par ailleurs d'Alep, [envoyés] par le catholicos de Cilicie. En les lisant, il était impossible de contenir ses larmes. On y décrivait avec des couleurs intenses l'état lamentable de famine, les bains de sang, la nudité et les épidémies dont étaient victimes les populations, la mort chaque jour de centaines de malheureux, les supplices infligés par les bourreaux aux rescapés moribonds, etc. A partir de ces témoignages épouvantables, le patriarcat prépara un rapport précis, accompagné de quelques documents annexes, sous forme de memorandum, et le remit aux ambassadeurs allemand, autrichien [et] américain, ainsi qu'au nonce apostolique, diffusant en outre auprès des journaux étrangers une version abrégée.
Les mémorandums se multiplièrent et toutes les opportunités furent exploitées pour perpétuellement garder informée la presse nationale et étrangère sur les événements qui se déroulaient en Arménie et dans les déserts de Syrie.
D'après les informations recueillies, les ambassadeurs commencèrent à leur tour à envoyer à leurs gouvernements respectifs des mémorandums. Nous avons cependant pu déduire, d'après l'évolution de la situation, que le ministre de l'Intérieur [parvint] à circonvenir le corps diplomatique de Constantinople avec ses promesses démoniaques.
Le patriarcat était convaincu que l'extermination des Arméniens résidait dans les marches perpétuelles qui leur étaient imposées. [C'est pourquoi], par l'intermédiaire des ambassadeurs, on tenta d'établir les rescapés dans des lieux fixes. Le cas de nombre de déportés de Deir-es-Zor fut débattu grâce aux interventions efficaces de l'ambassadeur allemand. Mais, les Arméniens de Deir-es-Zor furent malheureusement exterminés au moment même ou le patriarcat était dissous [juillet 1916].
Lorsque le patriarcat fut bien convaincu de l'immensité de la catastrophe et du fait que le gouvernement turc ne renoncerait jamais, devant aucune force, à sa politique d'extermination des Arméniens, il laissa en quelque sorte les populations déportées libres d'employer tous les moyens possibles pour sauver leur vie et ferma même les yeux devant les cas évidents d'islamisation d'Arméniens de Constantinople.
Le gouvernement avait un projet spécial d'islamisation des résidus épars d'Arméniens survivant notamment en Syrie. A l'occasion d'une visite de Djemal pacha46 à Jérusalem, au monastère Saint-Jacques, Mgr Ormanian protesta énergiquement contre ces méthodes des Jeunes-Turcs. Le pacha fit alors semblant d'être en colère et ajouta que la propagande religieuse n'était ni un péché, ni une honte: les missionnaires européens ne font-ils pas la même chose? Après quoi, il insista pour qu'on lui montre les noms, et demanda: «Qui sont donc les auteurs de cette propagande? Je vais brandir sur le champ leurs têtes coupées».
Finalement le ministre de la Marine ajouta que l'essentiel était d'être épargné: «Qu'ils se fassent singes si cela peut permettre de les sauver!».
Les quelques Arméniens et autres convertis plus anciens, qui restaient en Arménie, avaient déjà été [définitivement] islamisés. On observait également la même tendance dans la capitale. Certains ministres suggéraient même aux Arméniens, avec lesquels ils avaient une certaine intimité, de se convertir à l'islam. Talaat bey avait dit au chancelier du patriarcat Kamer effendi: «Tu ne t'es donc pas encore fait musulman!». [Après quoi] Kamer n'osait plus aller voir Talaat.
Le patriarcat disposait dans plusieurs banques d'une somme de plus de 25 000 piastres pour partie disponible, pour partie inaliénable46bis. Tous les mois, plus de 500 piastres étaient envoyées pour être distribuées aux réfugiées, principalement à Alep. Dans le même sens, en coopérant parfois avec le patriarcat, Mr Pitt envoyait chaque semaine plus de 1000 piastres ici et là. Pour réaliser l'objectif du patriarcat de sauver ceux qui étaient encore vivants, la modeste somme [disponible] était notoirement insuffisante face aux besoins et aux nécessités innombrables du moment. Si l'on y ajoute la dévaluation du papier monnaie dans ces provinces, la mauvaise volonté du gouvernement pour [faciliter] l'aide aux déportés, vous aurez alors devant vous une cruelle image de cette population dépouillée, affamée et agonisante.
A présent je me fais un devoir de rappeler ici l'action humanitaire de quelques honorables officiers turcs. Il s'est même trouvé des officiers supérieurs qui ont été jusqu'à mettre leur personne en danger, en ramenant de Malatia, Kharpert [et] Alep à Constantinople de pauvres orphelins et des jeunes filles, et en les remettant secrètement au patriarcat, à Mgr Dolci ou à leurs parents. Un militaire de haut rang réussit en une seule fois à libérer onze fillettes, qu'il envoya dans la capitale.
Il faut également rappeler ici l'organisation d'une pétition. Après la déportation des Arméniens hors de leur patrie [d'origine], les évêques Archarouni47 et Timak'sian48, ainsi que quelques notables, conçurent en effet le projet de remettre au gouvernement une confession écrite. Selon des sources dignes de foi, Hovhannès effendi Férid rendit visite à Mgr Archarouni, chez qui se tint une réunion de concertation. C'est ainsi qu'un jour on vit venir le marguillier de Pera, muni d'une énorme pétition condamnant en bloc les Arméniens, pour la faire signer au patriarche. Ce dernier réprimanda le marguillier et les signataires, notamment l'évêque Archarouni, à l'adresse duquel il eut quelques mots durs, avant de le congédier. C'est dans ces circonstances que les signataires s'emparèrent de la direction [nationale] et que le gouvernement adressa un avertissement au président de la direction, le docteur K. Tavit'ian48bis. Le patriarche réalisant que la situation devenait intenable, transmit la pétition à la direction, qui fit diligence pour élaborer une nouvelle rédaction donnant satisfaction aux exigences qui se manifestaient.
Le sens général de la [nouvelle] pétition était à peu près le suivant: «Il est regrettable que parmi les Arméniens se soient trouvés quelques informateurs49, qui, sur un malentendu, ont été la cause de nos malheurs. Nous maudissons les fautifs et nous nous en remettons à la clémence du gouvernement». La pétition avait été signée par des ecclésiastiques de haut rang et des laïcs influents. Après avoir été informé du contenu de la nouvelle pétition, le gouvernement s'irrita et demanda aux sénateurs et aux députés de retirer leurs signatures, afin d'influencer fortement les autres [signataires], car il avait trouvé le contenu du [nouveau] texte équivoque et donnant l'impression que le gouvernement était mis en accusation. Face à ces menaces, tout le monde prit peur et on détruisit le texte. Finalement, une autre rédaction fut élaborée par le secrétaire du mudir de la direction centrale de la Police50 ; c'est cette version qui fut diffusée pour recueillir les signatures et que le patriarche se vit contraint de remettre personnellement au gouvernement. Le patriarche était inquiet. Sans en informer le chef de la nation, Zarèh Dilber avait déclaré au premier ministre que le patriarche remettrait en personne la pétition. Ce qui indigna encore plus Mgr Zavèn.
La pétition circula longtemps au sein de la population, mais son dépôt tardant à se faire, le gouvernement se vit une nouvelle fois obligé d'accélérer les opérations. Le patriarche refusait de s'en occuper. Elle fut finalement enlevée de la circulation et remise à la direction [nationale]. Le patriarche, le président du conseil religieux, l'archevêque Yéghiché Tourian51, et le président du conseil politique, Krikor effendi Tavit'ian, cautionnèrent en quelque sorte la pétition en signant un takrir l'accompagnant. Puis elle fut transmise par le patriarche en personne au premier ministre, qui manifesta sa satisfaction. Mais ce texte, qui condamnait tous les Arméniens de Turquie et insultait la mémoire de tous les innocents martyrs, ne faisait pas la moindre proposition pour améliorer le sort des rescapés de la catastrophe, bien au contraire, au point que même les Allemands riaient de notre stupidité et de notre déshonneur.
Selon les propos qui nous étaient rapportés, le gouvernement était de plus en plus irrité contre le patriarcat en lisant les rapports détaillés relatifs au martyre des Arméniens publiés dans la presse étrangère, dont il supputait que le patriarcat était la source, sans en avoir encore les preuves formelles.
Chavarch Missakian, un chef tachnagtsagan qui était recherché depuis longtemps par les autorités, tomba malencontreusement entre les mains [des Turcs] en se faisant arrêter à la gare, alors qu'ils'apprêtait à fuir, porteur de documents — ainsi que nous l'avons écrit plus haut. Quoi qu'il en soit, on trouva dans ses dossiers les procès-verbaux de réunions de la direction du Tachnagtsoutioun couvrant presque une année, dans lesquels, il était en autre expliqué comment le patriarche Zavèn avait refusé de transmettre aux Tachnagtsagans les sommes exigées du fonds « Aidons le Sassoun», quelles pressions ils lui avaient fait subir et comment le patriarche avait fini par céder et avait transmis au dit parti une part de la somme voulue. En outre, les procès-verbaux révélèrent le résumé d'un rapport écrit à Eski-Chéhir, signé M. E. N., relatif à la déportation [des habitants] d'Armache, notamment du séminaire. Le contenu du texte en question fit supposer au gouvernement que [Mgr] Mesrob Ebisgobos Naroyan52 (=M. E. N.) avait transmis un rapport sur la situation du monastère d'Armache au patriarche, qui aurait bien pu, à son tour, le remettre aux Tachnagtsagans: ce qui signifiait pour eux que le patriarche était en relations avec les militants politiques, travaillait avec eux. Dans un premier temps, Hrant vartabèd53, l'évêque Mesrob et le diacre Garabèd (à présent le P. Khorèn) furent transférés de Konya à la prison de Constantinople. Au bout d'un mois de détention, l'évêque Mesrob finit par avouer qu'il avait effectivement écrit ce rapport et qu'il l'avait envoyé à l'attention du patriarche Zavèn. Les prisonniers furent progressivement libérés, mais les relations entre le patriarcat et le gouvernement se tendirent plus encore.
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Presque un an avant la suppression de l'institution patriarcale — et plus tard — nous avions périodiquement des échos d'un projet mis à l'étude par le gouvernement et visant à supprimer la constitution nationale [arménienne]. Dans les instances patriarcales, on partageait une autre conviction, selon laquelle le siège patriarcal pourrait, au moins durant la guerre, être transféré en Syrie, puisque d'une part la population avait été déportée dans cette région et que d'autre part, le patriarcat se trouvant dans la capitale, il profitait de différentes facilités pour transmettre où il le voulait des informations relatives aux souffrances des [populations] de province, situation qui ne plaisait guère au gouvernement. Mais la suppression du patriarcat des Arméniens de Turquie [et] l'établissement d'un nouveau catholicos-patriarche distinct pour les Arméniens de Turquie étaient des éventualtés qui n'avaient jamais été entendues ou envisagées. Les probabilités d'une abrogation de la constitution nationale prirent de la consistance lorsque, le mandat des conseils religieux et politique étant arrivé depuis longtemps à son terme, le patriarche demanda officiellement au gouvernement, avec l'accord des membres des conseils, l'autorisation [d'organiser de nouvelles élections] en mai-juin 1916.
Avant de donner une tournure officielle à cette affaire, le chancelier du patriarcat avait en effet négocié avec le directeur des Cultes afin que les conseils puissent continuer à fonctionner jusqu'à l'élection d'une nouvelle direction nationale, possibilité pour laquelle le directeur lui avait promis qu'on trouverait un arrangement. Quelques jours après avoir remis la requête officielle, le vicaire patriarcal et le chancelier s'adressèrent à Béha bey, qui exigea la liste des députés, dont la majorité, [dit-il], était requise pour obtenir l'autorisation de tenir une réunion. Cette réaction du directeur des cultes nous rendit tous perplexes. Le gouvernement devait [donc] donner son autorisation pour la tenue d'une réunion de la chambre nationale...! Le même jour, dans la matinée, on lui transmit la liste des députés, qui dépassait de 7 ou 8 le quorum requis. Nous nous attendions à recevoir le document officiel54 nous autorisant à tenir l'assemblée, quand, bien au contraire, le vendredi de cette semaine, un policier se présenta à l'administrateur de l'école Essayan, Khodjassarian effendi55, pour l'informer que la tenue d'une assemblée était interdite. Jusqu'au soir du même jour, [ce policier] attendit devant la porte de l'école l'arrivée éventuelle des membres de l'assemblée pour leur en interdire l'accès: selon lui, une réunion aurait dû se tenir le jour même à l'école Essayan.
Un commissaire se présenta en outre au patriarche, au nom de la direction générale de la police, pour lui signifier que le mandat des élus de la Chambre était arrivé à échance et que dorénavant nous ne pouvions plus tenir d'assemblée. Le patriarche et Khodjassarian restèrent confondus en entendant de tels propos, et déclarèrent que de toute façon aucune convocation n'avait été envoyée aux [députés] et qu'il n'était pas prévu de réunir l'assemblée, que l'autorisation du gouvernement était attendue pour cela. C'est ainsi que l'activité des conseils cessa. Il est vrai que la plupart des commissions, en dehors de celle du tribunal de Justice, s'étaient pratiquement autodissoutes, [faute de membres] et ne se réunissaient plus.
Le patriarche continua néanmoins à diriger les affaires de la nation jusqu'à la suppression de l'institution patriarcale, jusqu'au moment de son départ.
Quatre membres du Conseil politique avaient été déportés alors même qu'ils étaient encore en fonction; deux avaient démissionné; un était mort; quant aux autres, ils n'assistaient pratiquement plus aux réunions. Seul le président de la direction nationale, le docteur K. Tavit'ian effendi, restait à la tête des affaires et se rendait au patriarcat deux fois par semaine. Après la déportation des intellectuels et des hommes politiques, on notait déjà qu'il ne se trouvait plus le moindre notable arménien acceptant de pénétrer dans les locaux du patriarcat. Les héros de l'ordre s'étaient tapis dans des trous. Quant aux ecclésiastiques, ils ne rendaient même plus visite au patriarche. Au pire moment de crise nationale, le patriarche se trouvait abandonné par les siens. Aux dires du directeur des Cultes56, si nous n'avions pas solicité le gouvernement [pour obtenir l'autorisation d'organiser de nouvelles élections], la Chambre aurait pu continuer à assurer ses fonctions, comme cela était le cas pour les députés du patriarcat grec, dont le mandat avait également expiré, et pour lesquels leur patriarche n'avait pas sollicité [le gouvernement]. Ainsi toutes commissions cessèrent-elles tout naturellement de fonctionner. Ajoutons, pour rendre hommage au directeur des Cultes, que ce dernier eut toujours un comportement correct à l'égard des Arméniens, mais que ses fonctions de subordonné ne lui permettaient pas de modifier les consignes ministérielles.
Il nous faut aussi évoquer ici les circonstances dans lesquelles, sur les conseils de certains, le patriarche faillit présenter sa démission au gouvernement presque un an avant sa déportation.
La direction nationale et certains députés considérèrent en effet que cette démission serait une erreur diplomatique. Ce que le patriarche se décida à admettre après être resté cloîtré chez lui près d'un mois. A la même époque, un député arménien très au fait de la situation, Onnig effendi Ihsan, rendit visite au patriarche et lui confirma qu'en démissionnant il n'aurait fait qu'aller au devant des désirs du gouvernement [de supprimer le patriarcat arménien]. Il est fort probable en effet que, dans ces conditions, il aurait anticipé la mise en oeuvre du projet de l'Etat, alors que son maintien en fonctions s'avéra utile pour la nation, même si cela fut [personnellement] pénible pour l'archevêque Zavèn.
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Le jeudi 28 juillet 1916 dans l'après-midi, le directeur des Cultes, Béha bey, et le chef de la Police, Ahmèd bey, arrivèrent inopinément au patriarcat [et] montèrent auprès du patriarche. En un clin d'oeil, nous vîmes que le patriarcat et les rues environnantes avaient été investies par les policiers et des inspecteurs, tandis qu'une automobile vide arrivait et s'immobilisait devant le palais patriarcal. La circulation avait cessé dans la rue, les piétons ne pouvant plus passer. Nous apprîmes peu après que la résidence du patriarche, qui se trouvait à Koum-Kapou, était également cernée.
Les employés du patriarcat pensaient que le palais allait être perquisitionné, ce qui s'était produit à de nombreuses reprises. Ceux qui virent l'automobile songèrent qu'ils étaient venus pour emmener le patriarche, alors qu'il ne s'agissait en fait que de l'automobile des deux müdir, qui en étaient descendus à l'angle de la rue et avait continué à pied. Le directeur des Cultescommença à dire, en bégayant: «Quoi qu'il m'en coûte de vous le dire – mais que pouvons-nous y faire? –, nous sommes venus accomplir une mission». En continuant la conversation sur ce ton, il transmit au patriarche un document officiel57 signé par le ministère de la Justice et des Cultes, sur l'enveloppe duquel était indiqué «Ex-patriarche Zavèn effendi» et dont le contenu était à peu près le suivant: «Selon les dispositions de la loi publiée dans le Journal Officiel de ce jour, les catholicossats de Cilicie et d'Aght'amar, ainsi que les patriarcats de Constantinople et de Jérusalem sont réunis sous l'autorité du catholicos Sahag; vos fonctions sont supprimées **»59.
«Il serait préférable que vous fermiez le patriarcat [vous-mêmes], plutôt que d'en finir ainsi» dit-il après avoir achevé la lecture du document. «Non, ajouta le chef de la Police, car dans trois jours le patriarcat sera de nouveau ouvert, et peut l'être même dès aujourd'hui. Le ministère a en effet télégraphié au catholicos Sahag, afin qu'il désigne immédiatement son vicaire patriarcal à Constantinople».
Enfin, le chef de la Police demanda au patriarche où il était né, car, en venant, dans l'automobile, les [deux fonctionnaires] se seraient disputés. Le chef de la Police affirmait que le patriarche Zavèn était né à Mossoul, tandis que le directeur des Cultespersistait à dire qu'il était natif de Bagdad. En réponse, le patriarche leur répondit qu'ils avaient «tous les deux raison, puisque je suis né à Mossoul et j'ai grandi à Bagdad».
Finalement, les [deux] représentants du gouvernement signifièrent que toutes les portes des bureaux officiels du patriarcat seraient scellées avec les sceaux du patriarche et du chef de la Police jusqu'à la nomination ou l'arrivée du nouveau vicaire et que des personnels gouvernementaux veilleraient [en attendant] sur le patriarcat. Visiblement ému, le patriarche sortit de son bureau en compagnie des deux fonctionnaires [et] demanda aux collaborateurs du patriarcat de prendre leurs effets personnels car les portes [des bureaux] allaient être fermées. Tous quittèrent leurs bureaux tristement et les policiers s'empressèrent de sceller toutes les pièces. Le patriarche put sortir presque tout ce qui se trouvait dans son bureau. Les fonctionnaires se comportèrent avec respect à son égard.
Après que le patriarche et les fonctionnaires furent sortis très dignement par la porte principale, il ne resta plus dans le patriarcat que le concierge Adom et l'huissier en chef du patriarche, Sarkis agha, ainsi que trois policiers, qui étaient relevés toutes les six heures et indiquaient à leurs remplaçants le numéro de chacune des portes scellées.
Durant les nuits des 28 et 29 juillet, Koum-Kapou fut mis sous haute surveillance, [car] les autorités pensaient que les Arméniens n'allaient pas facilement accepter la suppression soudaine d'une institution vieille de cinq siècles, mais aucun Arménien ne songea à élever la moindre protestation. La fermeture du patriarcat et la suppression de cette institution pesèrent beaucoup sur la communauté de Constantinople. On vit des femmes qui pleuraient en passant devant le patriarcat.
Pour les offices du samedi, dans quelques églises, et ceux du dimanche, dans toutes les églises de Constantinople, il était question de savoir s'il était nécessaire de mentionner [le nom du patriarche] au cours de la célébration. Sur ce point, les avis étaient divergents. Certains, notamment les conseillers paroissiaux, pris de peur, exigeaient des prêtres qu'ils ne mentionnent que le catholicos Sahag ou qu'ils se contentent de dire «les catholicossats et patriarcats des Arméniens», sans citer de noms. Les prêtres étaient pour la plupart partisans de conserver les anciennes formules. Le prédicateur» de Péra, l'évêque Hmayag, se rendit auprès du gouverneur de Pera pour lui demander son avis: «Nous ne nous occupons pas de ce que vous faites dans vos églises, lui répondit le bey de Péra. Si cela vous chante, mentionnez tant que vous voulez le nom du catholicos d'Etchmiadzin. Toutefois, nous ne vous permettrons plus dorénavant de conserver des relations de travail avec Etchmiadzin et d'y envoyer des vartabèds pour les faire sacrer évêques». C'est à peu près dans les mêmes termes que le directeur des Cultess'était exprimé. Le dimanche en question, la mention [du nom du patriarche] fut faite dans presque toutes les églises de Constantinople, comme l'exige la tradition.
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Retiré dans sa résidence privée, le patriarche méditait tristement sur les événements qui venaient de se produire. Il fit discrètement envoyer aux évêques de Constantinople le projet d'adresser collectivement une protestation solennelle au gouvernement, refusant la séparation des Arméniens de Turquie d'avec le saint siège d'Etchmiadzin. Mais il ne se trouva pas un seul évêque partisan de son projet. Cependant, le gouvernement songeait à l'éloigner de Constantinople le plus vite possible.
Le dimanche 31 juillet, à 4 heures, deux inspecteurs vinrent se présenter au patriarche pour l'informer que le directeur de la Police [souhaitait] le voir. Ce qui eut pour effet de bouleverser le patriarche et les gens de sa maison. Après avoir fait ses adieux, à 16h30, il se rendit en voiture dans les locaux de la direction centrale de la Police, où le directeur n'était toutefois pas présent. Il y attendit jusqu'à 18h30 pour finalement s'entendre dire que le directeur venait de téléphoner du ministère de l'Intérieur en demandant que l'on avertisse «l'ex-patriarche Zavèn effendi qu'il devrait être prêt à partir pour Bagdad dans les trois jours». «Je respecte les décisions du gouvernement, ajouta l'archevêque Zavèn, mais je ne suis pas seul. J'ai ici un frère et des neveux, pas mal d'effets [personnels] à vendre. Cela dit, à qui me faut-il transmettre les biens et les comptes liés au patriarcat dont je suis responsable. Trois jours sont insuffisants». «Je vous prie de revenir demain, dit le commissaire présent. Vous avez le droit de présenter ces objections». Le patriarche rentra chez lui. Mais cette fois-ci il eut la surprise de constater que des policiers et des inspecteurs avaient été chargés de veiller jour et nuit dans la cour attenante à sa maison et devant la porte principale, afin qu'il ne puisse pas fuir.
Le gouvernement avait accepté sans discuter les objections émises par le patriarche, ce qui lui évita de se rendre le jour suivant à la direction de la Police. Plus personne n'osa plus lui rendre visite. Après une ou deux allées et venues, le chancelier [de l'administration patriarcale], Kamer effendi, prétexta que la police lui avait interdit de péntrer chez le patriarche [pour ne plus y aller]***.
Seul son vicaire (=l'auteur) rendait quotidiennement visite au patriarche, parfois jusqu'à deux fois par jour. Le chef des huissiers, Boghos agha, et l'huissier personnel du patriarche restèrent fidèles jusqu'à la fin à leur maître.
La nouvelle de l'exil prochain du patriarche avait eu un mauvais effet sur nous tous. Dorénavant, on n'osait plus mentionner le catholicos d'Etchmiadzin et le patriarche de Constantinople durant les offices. Chacun pensait qu'un accident avait été préparé pour le malheureux patriarche sur la route, au-delà d'Alep. Le patriarche allait passer au milieu des rescapés, et ces derniers, en voyant qu'il était lui-même déporté, allaient perdre leurs derniers espoirs: leurs dernières lueurs de vie allaient s'éteindre. Hovaguim, le frère du prélat, était considéré comme une charge et le fait que ses enfants l'accompagnaient comme particulièrement imprudent. Le patriarche lui-même avait été marqué, surtout durant les premiers jours, par la perspective prochaine d'être exilé et était particulièrement pessimiste sur son sort, déclarant sans détour qu'il allait à la mort.
Le corps diplomatique de Constantinople, et notamment l'ambassade américaine et le nonce apostolique, avait intercédé à plusieurs reprises auprès du ministre de l'Intérieur pour empêcher son départ et tenter d'obtenir la décision de le laisser en vie, retiré dans une des îles de Constantinople. Mais tous leurs efforts furent vains. On ne leur avait donné que la garantie que le patriarche resterait en vie.
Sur les conseils de quelques Arméniens, le chancelier Kamer effendi fut dépêché chez Khalil bey, qui était vice-ministre de l'Intérieur et de la Justice, à la fois pour lui demander la vie sauve pour le patriarche et pour essayer d'apprendre quelque chose.
Kamer effendi était un turcophile notoire, qui entrait et sortait librement de chez les ministres, en ces moments où ceux-ci ne voulaient même pas voir le patriarche. Le chancelier était assez remonté à l'égard du prélat, qui l'avait qualifié de hafiye (=indicateur) et de zélateur des Turcs. Le ministre le reçut dans son jardin, en pyjama, et lui dit: «Que le patriarche se rassure, le conseil des ministres n'a pas décidé de le faire assassiner. En faisant mourir l'archevêque Zavèn, c'est le patriarche que nous assassinerions, et cette affaire entraînerait des réactions à l'étranger. Dites-lui qu'il va arriver à bon port en toute sécurité. Demain, nous lui feront en outre remettre ses indemnités mensuelles de fonction. Nous avons octroyé vingt piastres aux autres patriarches. Mais compte tenu des circonstances présentes nous avons attribué à l'ex-patriarche la somme de vingt-cinq piastres».
Cette conversation eut lieu un jour avant son départ. Lorsque le patriarche Zavèn fut convaincu qu'il allait [effectivement] être exilé, il avait en effet réclamé au gouvernement ses indemnités mensuelles.
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Tandis que le patriarche vivait dans l'angoisse de son [proche] exil, que le patriarcat était fermé, une population de près de 100 000 [âmes] restait sans direction spirituelle. On avait discrètement demandé à certains prêtres de se montrer un peu négligents, notamment pour [régler] les dossiers de mariage, de faire traîner en longueur les affaires, afin qu'il apparaisse clairement au gouvernement et à la population qu'une direction spirituelle était indispensable.
Le gouvernement avait télégraphié au catholicos Sahag afin qu'il accélère la nomination d'un vicaire à Constantinople.
Avant que les circonstances de l'exil projeté de l'archevêque soient connues, les Stambouliotes pensaient qu'il était fort probable que le catholicos donnerait la fonction de vicaire à l'ex-patriarche. Le directeur des Cultesavait même demandé quand le catholicos allait nommer à cette fonction l'ex-patriarche, décision que rien n'interdisait. D'autres étaient convaincus que cette fonction de vicaire n'avait qu'un caractère provisoire, car il était impossible aux membres du synode d'organiser des élections, et qu'en conséquence les vicariats de Constantinople et de Jérusalem ne pourraient être attribués que provisoirement. Dans les milieux des notables, on pensait plutôt que le catholicos n'accepterait pas du premier coup la proposition du gouvernement; qu'il ne le ferait, selon les nouvelles lois [promulguées], qu'après avoir réussi à garantir une vie normale à ceux de la nation qui étaient encore en vie; que, compte tenu du retard pris dans la désignation du vicaire, quelqu'un serait sûrement envoyé de Jérusalem, probablement Mgr Ormanian, afin qu'il puisse aider de ses conseils les membres élus. Peu après la rumeur circula que l'archevêque Ormanian était en route. Selon ces dires, c'est le premier ministre qui aurait affirmé cela à un Arménien de ses amis. Bien d'autres propos et suppositions [étaient émis].
Finalement, le mardi de l'Assomption, le soir du 16 août, nous vîmes Mgr Djévahirdjian60 et le chancelier assis dans une voiture, suivie par les directeurs des Cultes et de la Police, ainsi que par quelques inspecteurs qui avaient pris place dans deux voitures, arriver au patriarcat, qui se remplit une nouvelle fois de policiers.
La nouvelle fut immédiatement communiquée au patriarche Zavèn. Sous la surveillance de deux inspecteurs, qui le suivaient à quelques pas, le patriarche arriva, l'air accablé. Les policiers et les agents des services de surveillance riaient sous cape en voyant le prélat. Ce spectacle était pénible et insupportable. Les scellés mis à chaque pièce furent immédiatement levés, et Djévahirdjian, le patriarche et les deux müdir pénétrèrent à l'intérieur. Ceux-ci firent monter le vicaire sur le trône patriarcal et le félicitèrent. Ils proposèrent ensuite à l'archevêque Djévahirdjian de désigner, parmi les fonctionnaires du patriarcat, les gens dont il avait besoin. Mgr le vicaire s'empressa de présenter aux fonctionnaires du gouvernement le P. Drtad comme son assistant. Après lui avoir rendu hommage les deux fonctionnaires, les policiers et les inspecteurs se retirèrent.
Le patriarche se rendit à plusieurs reprises au patriarcat, toujours sous la surveillance de deux inspecteurs, afin d'y présenter ses comptes. Il remit au vicaire Djévahirdjian [les documents nécessaires] pour percevoir des banques, selon la loi du moratorium, la somme de 16 000 piastres, dont une grande partie était composée de legs inaliénables.
Le patriarche obtint un délai de seize jours pour se [préparer] à partir. Durant ce laps de temps, il vendit pour 120 piastres des aliments qu'il avait stockés, une petite partie de ses biens et déménagea dans une pièce du patriarcat le reste de ses effets. Il installa deux de ses neveux à l'école Bézazian et sa nièce au collège Tbro-tsasirats, en songeant que, s'il venait à disparaître, une partie des siens survivraient.
Le lundi suivant le dimanche de l'Assomption 1916, c'est-à-dire le 22 août, deux inspecteurs se présentèrent au patriarche et lui signifièrent brutalement qu'il devait partir à 10h du matin pour [la gare] d'Haïdar-Pacha, où le train l'attendait. Une foule de femmes et d'enfants s'était rassemblée dans la rue où il habitait. Lorsqu'il s'apprêta à monter dans la voiture, tous vinrent lui serrer la main; beaucoup pleuraient, de même que ses voisins arméniens et grecs qui étaient à leurs fenêtres. Son frère Hovaguim effendi, sa nièce Vartanouche et ses deux neveux qui restaient à Constantinople pleuraient douloureusement. Le patriarche eut le courage de se contrôler. La voiture partit, escortée des deux inspecteurs. En dehors de l'huissier Boghos agha, personne ne put se rendre jusqu'à Haïdar-Pacha pour lui faire des adieux: malgré l'insistance d'une ou deux personnes, le patriarche interdit en effet, pour des raisons politiques, qu'on l'accompagnât jusqu'à Haïdar-Pacha. Il attendit à la gare jusqu'à 16h30, car on ne lui trouva de place ni en première ni en seconde classe. Il réussit finalement avec peine à s'installer quand même, avec son frère et sa nièce, en seconde classe. L'attitude peu empressée des deux fonctionnaires qui devaient l'accompagner jusqu'à Bagdad laissa une impression de mauvais présage à Constantinople.
En chemin, ils ne le laissèrent généralement jamais libre et il dut toujours descendre dans des hôtels sous leur surveillance. A son arrivée à Alep, exaspéré par la pression perpétuelle qu'ils lui faisaient subir, il se plaignit auprès du gouverneur, qui avait pris la peine d'envoyer sa voiture personnelle pour le ramener et de donner un banquet en son honneur.
Un télégramme envoyé de Bagdad, signé archevêque Zavèn et daté du 14 septembre, informait le vicaire qu'il était arrivé vivant dans son pays natal (sic).
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L'évêque Djévahirdjian fut en fonctions durant près de vingt ans, en qualité de vicaire patriarcal, et était connu du gouvernement comme un ecclésiastique turcophile, dans les derniers jours du patriarcat d'Izmirlian notamment. Il était, par sa sottise, ses faiblesses, son manque de caractère et sa nature craintive, le type d'homme recherché par le gouvernement. Au point que les Stambouliotes se plaisaient depuis longtemps à l'appeler «Eghisapèt abla»61. C'est Mgr Ormanian qui avait suggéré au catholicos Sahag la nomination du vicaire patriarcal Djévahirdjian, probablement mû par des considérations personnelles. A la première occasion, cet homme ambitieux n'eut aucun scrupule à s'installer sur le trône patriarcal et à s'exprimer, dans son premier sermon, de la façon suivante: «Quand la nation est dans la difficulté, elle fait appel à l'évêque Gabriel [Djévahirdjian], tandis que dans les jours d'abondance elle ne prend même pas la peine de citer son nom. Tous ces malheurs nous ont frappés à cause de nos jeunes [un espace blanc]». Et [il raconta] encore un certain nombre de stupidités.
En une autre occasion, il affirma, bien imprudemment, que de toute façon ce siège lui était dû. Dès son entrée en fonctions en qualité de vicaire, l'évêque Djévahirdjian se fit attribuer une indemnité mensuelle de quarante piastres, alors que le patriarche, dès les premiers jours de guerre, s'était imposé volontairement une diminution de 20% de son traitement, et on avait fait de même pour un quart des salariés du patriarcat, en fonction des revenus des uns et des autres. On avait de plus réussi à diminuer [le budget] de 20% supplémentaires en pratiquant de petites économies, afin d'aider les déportés.
Le patriarche Zavèn percevait trente piastres par mois de la caisse nationale, alors que Djévahirdjian en touchait quarante en simple qualité de vicaire, tout en cumulant ces fonctions avec sa charge de «prêcheur» de l'église de Galata, alors même que Mgr Tourian et d'autres personnalités importantes avaient suggéré d'attribuer cette fonction à l'évêque Mesrob Naroyan, qui était un rescapé des déportations et venait d'être libéré de prison.
Le désir et la juste ambition des Stambouliotes était de préserver à tout prix le prestige et la dignité du patriarcat contre tout affaiblissement apparent, aux yeux des étrangers comme du gouvernement. Cependant, Mgr Djévahirdjian n'était pas l'homme [de la situation]. Pour se rendre chez lui, il empruntait le tramway le moins onéreux, entrait tout d'abord boire un thé chez un modeste boutiquier grec de Koum-Kapou et s'étalait sur les sièges des portefaix de la station en attendant le tramway.
Malgré son expérience d'une vingtaine d'années dans la fonction de vicaire patriarcal, il ne comprenait rien aux [dossiers]. Il ignorait tout des problèmes comptables: son conseiller était l'huissier Boghos agha. Lorsqu'il avait à s'absenter ou devait partir plus tôt, il disait à celui-ci: «Boghos agha, je m'en vais; veille sur tout, sois attentif». Quand quelqu'un s'adressait à lui pour résoudre le moindre problème, il faisait appeler son assistant, le père Drtad, ou le fonctionnaire des finances, Dikran effendi Nechastadjian, pour qu'ils répondent à la requête formulée. Il disait alors au requérant: «Tu as entendu ce qu'a expliqué le père ou l'effendi? Va le faire!».
Ainsi, lorsque le chancelier se rendait auprès du gouvernement, il se gardait bien de se faire accompagner par [le vicaire], qu'il qualifiait lui-même de Turc, mais y allait tout seul. Quelques jours avant [mon propre exil], le père Drtad me dit en confidence que «la bouche de Mgr le vicaire est molle»62.
Même après sa destitution, durant le temps où il resta à Constantinople, le patriarche continua toujours à s'occuper des réfugiés et trouva divers moyens d'envoyer de l'argent à Alep et à Mossoul. Mgr Djévahirdjian se débarrassait de ces affaires en disant:«Je suis primat et je ne m'autorise pas à travailler hors de mon diocèse», malgré les innombrables requêtes et demandes pressantes qui lui étaient adressées. Il ne daigna pas même envoyer de l'argent à Ouchag63.
Dès les premiers jours de son entrée en fonctions, les habitants [arméniens] de Constantinople ne lui accordèrent généralement pas leur sympathie. En l'espace de quelques mois, ses méthodes de travail le rendirent du reste encore plus insupportable [à leur yeux]. Il apprit même, avec une totale indifférence, que les ecclésiastiques de Constantinople devaient être déportés. Il ne prit pas même la peine de demander au gouvernement un délai de grâce de quelques jours, délai qui ne fut pas refusé aux exilés qui en firent la demande eux-mêmes. Mgr Mangouni64 fut l'un de ceux qui conçurent, à cet égard, le plus d'affliction.
Durant trois mois, tapi dans un recoin du patriarcat, j'ai été le témoin muet de ces pénibles faits.
Après la Guerre des Balkans, la question des réformes arméniennes émut profondément les Turcs65. Quant à l'installation de deux inspecteurs étrangers66 dans les deux secteurs d'Arménie, elle avait provoqué une terrible tempête contre les Arméniens. Pour empêcher les étrangers de se mêler de cette affaire, le gouvernement déploya tous les efforts possibles. Par la douceur ou la menace, certains ministres s'employèrent entre autre à convaincre le patriarche de l'époque, ainsi que Zohrab effendi et les Tachnagtsagans, d'exclure les Européens [du règlement]. Les nôtres restèrent cependant judicieusement inébranlables sur ce point et réaffirmèrent que la solution appartenait au catholicos de tous les Arméniens et aux Etats garants.
Il ne restait plus aux Turcs qu'une petite partie de leurs territoires d'Europe, et le fondement [assurant] le maintien de leur Empire, [l'Asie Mineure], englobait l'ensemble (sic) de l'Arménie. L'intervention des étrangers dans les affaires administratives du pays était considérée comme le prélude à de nouvelles pertes territoriales. C'est à cette époque que Zohrab effendi suggéra aux instances patriarcales de provisoirement cesser les démarches relatives à la question territoriale afin de calmer un tant soit peu le gouvernement.
A partir de mai 1915, l'humiliante défaite subie par les Russes dans les Carpates et leur repli sur un vaste front, la nouvelle secrète de l'entrée en guerre imminente des Bulgares contre l'Entente, l'impuissance des Anglais et des Français à conquérir les Dardanelles et d'autres signes donnèrent aux Jeunes Turcs l'espoir d'une victoire décisive.
En outre, la sympathie cachée des Arméniens pour les Alliés —même après qu'ils eurent participé à la guerre aux côtés des Turcs —, le comportement irresponsable de quelques Arméniens de l'étranger, de même que l'orientation prise par certains journaux — que la censure traduisait et transmettait au ministère de la Guerre —, ainsi que la présence de volontaires arméniens sur le front caucasien, la désertion et le passage au Caucase de quelques soldats arméniens servant dans l'armée ottomane, étaient des faits considérés par les Turcs avec irritation. Selon ce qui se disait, la presse anglaise et française consacrait des articles provocateurs aux Arméniens. Les actes isolés et arbitraires de quelques Arméniens n'ayant pas adhéré à la politique adoptée par toute la nation et quelques faits mineurs et insignifiants ont été considérés comme suffisants pour mettre en oeuvre le projet depuis longtemps ruminé par le fauve qui sommeillait.
Il me semble qu'il faut rechercher les raisons réelles de notre destruction dans la politique panturque des Jeunes-Turcs, dans la russophilie que les Allemands virent en nous lors des négociations sur les réformes et dans les services rendus avec abnégation par les volontaires du Caucase. C'est ainsi que le projet germano-turc s'enclencha et qu'une tempête terrible éclata. Par ailleurs, la solution de la question arménienne dans les circonstances de la guerre était du point de vue turc quelque chose de vital, alors que, pour les intérêts allemands, le projet [des réformes en Arménie] était intolérable.
En outre, les dirigeants jeunes-turcs nourrissaient dans leurs ténébreux cerveaux le mauvais esprit de la jalousie et le virus de la haine politique à l'égard des Arméniens prospères et [porteurs] de progrès. Après les revers subis dans les Carpates, le déclin irréversible de notre Etat protecteur [=la Russie] suscita en eux l'espoir que la victoire finale resterait du côté des Empires centraux. Pour accomplir leur crime inouï, ils trouvèrent des circonstances exceptionnelles, qui leur ôtèrent toute crainte. Leur alliance avec deux Etats géants les renforça [dans leurs convictions], les encouragea et leur garantit une impunité provisoire, qui favorisa l'extermination des Arméniens.
Dans ce crime, on ignore si le gouvernement allemand donna son assentiment ou [garda] un silence complice. Il est bien connu qu'après la signature du projet de réformes, les Allemands tentèrent de nous gagner à leur cause en créant une société arméno-germanique et en promettant fermement et spontanément de fonder une école normale supérieure à Constantinople et quelques collèges secondaires dans les provinces;[il est également connu] qu'après le déclenchement de la guerre européenne ils conservèrent un comportement amical (ils n'expulsèrent pas d'Allemagne les étudiants arméniens originaires de Russie), mais que, d'après des informations fiables fournies par un officiel allemand honnête, l'empereur était particulièrement irrité par les massacres de Turcs et de Kurdes que les Arméniens auraient commis au cours des premiers combats sur le front caucasien, [événements] que leur consul à Garin (=Erzeroum) aurait signalés.
Cela dit, lors de la préparation du projet de réformes, les Allemands avaient bien compris que nous étions plus intimement attachés aux Russes et nous considéraient comme les instruments de la politique menée par ceux-ci. Je n'oublierai jamais une phrase prononcée par l'ambassadeur du Reich Wangenheim, qui disait: «Pour notre part, nous vous livrons, mais nous vous livrons clairement: nous ne cherchons pas à tromper. [Car] un jour nous posséderons les [territoires] allant d'Alexandrette à Van. On ne pourra offrir aux Russes que Trébizonde, Garin (=Erzeroum) et quelques autres petits territoires frontaliers». La première partie de l'intervention de l'ambassadeur était une allusion claire à notre russophilie.
Lorsque les volontaires arméniens et les Russes s'opposèrent puissamment à l'offensive turque vers le Caucase, Turcs et Allemands s'emportèrent violemment contre les Arméniens. On entendit à plusieurs reprises de la bouche même de Talaat bey que «Nous luttons plus contre les Arméniens que contre les Russes». Des officiers turcs du front caucasien, en cours de transfert vers Jérusalem, affirmaient: «Dans les moments critiques pour l'armée russe, les Arméniens nous résistent en se battant bec et ongles (textuellement «avec leurs dents») ».
Il y a plus encore: au cours des négociations sur le projet de réformes, des amis allemands dignes de foi nous ont informés du fait que le secrétaire de la Société [allemande] de géographie de l'Orient avait présenté un exposé complet sur la politique orientale au cours d'un colloque prestigieux, auquel étaient présents des membres du parlement, des diplomates connus et des officiers de haut rang. Dans son exposé, le secrétaire avait notamment développé l'idée qu'un règlement de la question d'Orient nécessitait la déportation des Arméniens des provinces arméniennes et leur installation le long de la ligne de chemin de fer de Bagdad. «Les Arméniens sont un peuple de constructeurs. Ils sont capables de transformer les déserts de Mésopotamie en plaines fertiles, comme ils le furent autrefois», [aurait-il dit à son auditoire].
C'est pourquoi les milieux informés de Constantinople considéraient que la déportation des Arméniens était de conception allemande et son exécution turque.
Les déclarations officielles relatives à l'extermination des Arméniens faites à Berlin, les efforts de l'ambassadeur allemand à Constantinople visant à montrer la responsabilité des Arméniens dans le crime commis [contre eux], et les informations préalables que [les Allemands] détenaient sur les projets criminels des Turcs, qui furent confirmées dès le début de la catastrophe, au cours des discussions qui avaient lieu, sont des éléments en eux-mêmes suffisamment éloquents pour au moins mettre en évidence la complicité de l'Allemagne.
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Bien évidemment, il n'est pas dépourvu d'importance de savoir comment s'exprimaient les officiels turcs avant et après le crime à l'égard des Arméniens. Un ou deux mois avant la catastrophe, le ministre de la Guerre, Enver pacha, avait adressé un courrier personnel au patriarche, dans lequel il lui suggérait de raisonner les militants politiques et que, dans le cas contraire, «le mouillé brûlerait avec le sec» (=tout le monde en subirait les conséquences sans exception). Contre la volonté du patriarche, la Chambre [arménienne] refusa de prendre en compte cette lettre afin de ne pas indisposer les Etats alliés, dont l'entrée à Constantinople était une question de jours, disait-on, dans les dispositions d'esprit du moment, et le terrible coup qui allait être porté à la tête du fauve rendrait dorénavant celui-ci inoffensif. Cette lettre d'Enver restera historique.
Quelques mois avant la catastrophe, le directeur de la police de Constanti-nople, qui est l'actuel gouverneur d'Alep, Bédri bey, invita le président du Conseil politique et chef hentchag Zak'arian effendi67 à venir le voir et lui dit:«Restez tranquilles. Nous vous ferons pire que le sultan Abdul-Hamid. Je vous adresse cet avertissement en votre qualité de membre du Conseil politique».
Selon des propos rapportés, Talaat bey avait répété plusieurs fois à certains ambassadeurs que «les révolutionnaires arméniens veulent me tuer» et que «mon meilleur ami et l'Arménien en qui j'avais le plus confiance m'a dit: "Nous allons nous allier aux Russes quand vous aurez été défaits"»68.
A une question du périodique Berliner Tageblatt demandant «s'il ne se trouvait aucun innocent parmi les Arméniens», le ministre de l'Intérieur avait, autant que je puisse m'en souvenir, répondu en guise d'explication: «Nous l'avons fait dans l'intérêt national et avec la vision de l'avenir». Cette phrase de Talaat fit le tour de tout le monde civilisé et je n'ai pour ma part jamais lu de démenti à ces propos69.
Devant d'autres personnes, il aurait comparé les Arméniens à des punaises et les fonctionnaires responsables des déportations à des vipères. «Quand tu remarques une punaise qui pique un peu, avait interrogé Talaat, ne la tues-tu pas immédiatement? Si tu en repères d'autres auprès d'elle, ne les fais-tu pas crever pour éviter qu'elles ne t'indisposent peu après ou le lendemain?».
Dans de multiples occasions, le ministre aurait également déclaré avec fierté que, depuis le temps, les diplomates européens n'avaient pas pu régler la question d'Orient, alors qu'eux l'avaient résolue en une quinzaine de jours. Ces propos circulaient dans tous les milieux de Constantinople. Quoi qu'il en soit, les propos tenus par Talaat, que j'ai rapportés ci-dessus, démontraient formellement [sa volonté d'exterminer les Arméniens].
Je ne me souviens plus à quelle occasion et avec qui le chancelier du patriarcat avait été amené à se rendre chez le ministre. Lorsque la conversation tourna sur la question de la catastrophe arménienne, Talaat bey, mi-plaisantin, mi-sérieux, ajouta: «Savez-vous que Kamer effendi n'est membre d'aucun parti? Mais qui peut certifier que demain il ne le sera pas?». Sans doute songeait-il qu'il fallait le tuer, comme les punaises, pour ne pas l'avoir comme ennemi probable dans l'avenir. Le chef de la direction des Affaires politiques, le Jeune-Turc radical Téchad bey, qui savait l'arménien et que je connaissais depuis l'époque où j'étais en fonction à Erznga (=Erzindjan), me dit un jour qu'il s'était rendu auprès de l'évêque Mesrob [Naroyan] — quand celui-ci était emprisonné — en qualité de médiateur. «De coeur, tous les Arméniens sont nos ennemis et des insurgés. Mais quoi qu'il arrive, ils n'auront pas le loisir de voir notre chute, car ils seront exterminés avant nous. Mon coeur est plein de mauvais sentiments et de colère quand je songe à ce qui se passe. Je sais beaucoup de chose sur les Arméniens, car je les fréquente depuis longtemps. Mais je n'aurais jamais imaginé qu'ils se comporteraient aussi stupidement. Voyez comment les Etats balkaniques réagissent prudemment. Alors qu'ils ont une armée bien organisée, de l'artillerie, de l'argent, etc, ils réfléchissent cent fois et n'agisse que dans cinq [% des cas]. Qu'est-ce qui pousse les Arméniens à se jeter dans le feu d'un seul coup? Il fallait attendre que les Russes réussissent à conquérir nos cinq ou six vilayets. Alors, peut-être aurait-il été pardonnable de se jeter dans cette affaire».
Un important membre de l'Ittihad déclara: «Vous ne pourrez pas même voir les Russes, vos parrains, même si ceux-ci parviennent jusqu'à l'Alemdagh» (massif montagneux proche de la rive asiatique du Bosphore). Un autre Ittihadiste affirma: «Si les Anglais et les Français viennent à entrer dans Constantinople, ils ne pourront pas nous faire ce que nous aurons nous-mêmes fait aux Arméniens. Si nous gagnons [la guerre], nous digérerons ce qui a été accompli et nous aurons en même temps définitivement échappé aux dangers que constitue la question d'Orient. Si nous perdons, nos compatriotes auront au moins échappé à la domination économique des Arméniens».
Profitant des circonstances propices créées par la guerre mondiale, de leur alliance avec l'Allemagne et l'Autriche, et ne craignant plus de voir intervenir des Etats bienveillants à notre égard, ils ont considéré que l'occasion était unique pour régler la question arménienne selon le projet conçu par Saïd pacha: «Pour supprimer la question arménienne, il faut supprimer les Arméniens» [en français dans le texte].
Jérusalem le 1/14 février 1918
Yervant v[artabèd] P‛erdahdjian
vicaire patriarcal de Constantinople
[Traduction de l'arménien R. H. Kévorkian]
*) Note de l’auteur: «Les femmes ou les parents des intellectuels et des hommes politiques exilés à Ayache présentèrent une requête à la baronne Wangenheim, la suppliant de les sauver. Mais l’épouse de l’ambassadeur allemand ne tenta rien dans ce sens».
**) Note de l’auteur: Le Journal officiel en question ne fut diffusé qu’en soirée afin que personne ne soit informé de ce qui allait se passer.
***) Note de l’auteur: Le comportement du chancelier du patriarcat fut suspect, notamment durant les jours de terreur. Il n’était absolument pas ému par les souffrances et les massacres de ses compatriotes; il y était totalement insensible. Il avait même tendance à être plus joyeux et sensible aux plaisirs que dans les temps ordinaires. Turcophile de toujours, il lui arrivait fréquemment, au cours de conversations, de justifier la barbarie turque et de condamner ses compatriotes sur la foi de quelques faits insignifiants qui lui avaient été rapportés par des Turcs. Cet homme était né aménien, mais n’aimait pas les Arméniens. Moitié sérieux, moitié plaisantin, il menaçait ceux qui ne partageaient pas ses avis. Même le gouvernement bulgare commença à l’observer avec suspicion et ce n’est qu’avec des pots-de-vin qu’il réussit à rentrer à Constantinople: même pour les personnalités arméniennes importantes, il était absolument interdit de se rendre à l’étranger. Pourtant,celui-ci, malgré son jeune âge, obtenait un passeport comme il voulait. Il était influent auprès du gouvernement et réussit à sauver de la déportation deux de ses amis. Les officiels turcs avouaient que Kamer effendi était des leurs. Selon les confidences faites à un Arménien de ses amis, après un repas bien arrosé, par le directeur de la section politique [Rechad bey en 1916], Kamer avait probablement vendu au gouvernement tous les secrets du patriarcat. L’’indicateur [et collaborateur] Harout’ioun Meguerditchian [assassiné en février 1919 par Soghomon Tehlérian] divulguait à qui voulait l’entendre une des [nombreuses] trahisons du chancelier. Le patriarche lui-même, notamment après sa chute, considérait sans le moindre doute le personnage en question comme un espion.
****) Note de l’auteur: Tout cela a été écrit dans un état d’esprit de Stambouliote. Quoique nous nous trouvions actuellement libres sous une administration britannique, nous ne possédons pas toutes les informations nécessaires sur notre catastrophe et les détails voulus sur la question arménienne. Il nous manque encore de nouvelles sources sur les faits qui se sont produits pour pouvoir étayer des convictions scientifiques.
1) Bibliothèque Nubar, ms. 288/P.I. 2/6.
2) Ce passage du texte, ainsi que le suivant, ont été publiés par A. Beylerian, Les grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), Paris 1983, pp. 506-509, à partir de traductions conservées aux Archives centrales de la Marine.
3) Cf. notamment (Almanach complet de l’Hôpital national du Saint-Sauveur), nouvelle série, XVe année, 1939, Constantinople (1938), p.356. Y. P’erdadhdjian est également l’auteur de [La naissance de la communauté arménienne de Plovdiv et son église], Plovdiv, Nor Dar, 1929.
4) La mobilisation est décrétée le 3 août 1914. Mais l’Empire ottoman n’entre en guerre que trois mois plus tard, le 30 octobre.
5) L’auteur indique bien qu’il s’agit de la conscription des 32-45. Peut-être s’agit-il là de la première tranche d’âge mobilisée, qui fut suivie par celle des 18-32 ans et 45-60 ans.
6) Il s’agit des membres de l’Organisation spéciale, Techkilat-i mahsoussé, fondée par Enver pacha en octobre 1914.
7) Natif de Sébaste, Sahag Odabachian (1875-1914), après avoir achevé ses études de théologie au séminaire d’Armach, venait d’être nommé à Erznga/Erzindjan.
8) Par l’accord du 8 février 1914, signé conjointement avec la Russie, la Sublime Porte s’engageait à introduire des réformes dans les provinces arméniennes de la Turquie d’Asie, divisées en deux secteurs: la partie nord, comprenant les vilayets d’Erzeroum, de Trébizonde et de Sébaste, et la zone sud, composée des provinces de Van, Mamouret-ul Aziz (Kharpert), Bitlis et Dyarbékir.
9) Sempad Saadétian (1871-1915), natif d’Ada-Bazar.
10) Il s’agit de l’Hôpital national arménien du Saint-Sauveur, installé à Yédi-Koulé en 1834 grâce à une donation d’Artin amira Bezdjian.
11) Selon le calendrier julien, vieux style. Date qui marque l’arrestation systématique et la déportation de l’élite arménienne de Constantinople.
12) Les députés Krikor Zohrab (1861-1915), élu de Constantinople, et Vartkès Séringulian (1871-1915), élu d’Erzeroum, ne furent arrêtés que dans la nuit du 2 juin 1915 (cf. Beylérian, op. cit., p. 40), le jour même où le journal officieux du gouvernement, La Turquie, publiait le décret ordonnant la déportation des Arméniens de l’Empire ottoman.
13) En turc dans le texte: bék’iar.
14) En turc dans le texte: amélé tabouri.
14bis) Le télégraphe étant étroitement contrôlé par la censure militaire, les responsables locaux n’étaient pas en mesure d’informer le Patriarcat des événements: en réclamant des sommes exceptionnellement importantes, ils visaient manifestement à attirer l’attention de Constantinople sur eux.
15) Dikran Der-Yéghiayan: cf., ( Mes mémoires du patriarcat), Le Caire 1947, pp. 111-112.
15bis) Le parlementaire turc Khodja Ilias.
16) En turc dans le texte: Oğlum ne için vurdun, zaten o acindan geberecek.
17) En turc dans le texte: Effendi, Ermeni kokusu gelmeyecek, bize böyle talimaverilmiştir.
18) Johannes Lepsius (1858-1926), fondateur des missions protestantes allemandes en Asie Mineure.
19) Proviseur du Lycée Guétronagan de Constantinople.
20) Hans Von Wangenheim décéda à Constantinople le 25 octobre 1915 dans l’exercice de ses fonctions.
21) Le vicaire patriarcal fait ici allusion à la note collective des Alliés transmise par le représentant du gouvernement des Etats-Unis au grand vizir Said Halim pacha. Pour le texte complet, cf. Beylérian, op.cit, p. 29.
22) Talaat bey (1874-1921), fut élevé au rang de pacha et fut grand vizir du 4 février au 13 octobre 1918.
23) En turc dans le texte: merci.
24) L’entrevue du patriarche Zavèn avec Pirizadé Ibrahim bey, ministre de la Justice et des Cultes, eut lieu le 25 juin 1915.
25) Elle eut lieu le 27 juin 1915.
26) En turc dans le texte: Böyle olmamali idi, artik oldu.
27) En turc dans le texte: Artek itchimizde ne münasebetkalde, madem ki gelmek istiyor gelsin.
28) Après la Seconde Guerre mondiale, Kamer Chirin s’établit définitivement au Caire, où il mourut au début des années 50.
29) Abraham pacha Yéramian (1834-1918) comptait parmi les grands notables de la capitale.
30) Boghos pacha Nubar (1851-1930), qui mena, de 1912 à 1914, des pourparlers avec les chancelleries occidentales pour les convaincre de garantir les réformes en Arménie.
31) Membre arménien du Sénat ottoman.
32) En turc dans le texte: Pasa, keyfine bak. Böyle islere karisma.
33) Ahmed Riza bey (1859-1930), fondateur du Comité Union et Progrès, gardait des relations étroites avec certains hommes politiques arméniens depuis l’époque de son exil à Paris. Durant la Première Guerre mondiale, il était membre du sénat ottoman.
34) Epouse du docteur Nazareth Daghavarian (1862-1915), député de Sébaste au Parlement ottoman, membre de la direction centrale du parti Démocrate-libéral Ramgavar, déporté et assassiné en 1915.
35) Fouad, dit le Fou, maréchal de l’Empire.
36) Il s’agit de Sahag Khabayan (1849-1939), catholicos de la Grande Maison de Cilicie.
37) Stépan Sabahgulian (1865-1928), membre de la direction hentchag.
38) Fondé au début du XVIIe siècle, le monastère d’Armache forma jusqu’en 1915 l’essentiel de l’élite ecclésiastique arménienne ottomane.
39) Henry Morgenthau quitta son poste en février 1916. Témoin des atrocités commises, il publia plusieurs ouvrages accablants pour le gouvernement jeune-turc, dont The Secret of Bosphorus, New York 1916.
40) Il quitta lui aussi Constantinople en février 1916 et mourut à Washington en 1919.
40bis) En principe sous la «protection» des Puissances européennes, la communauté arménienne catholique pouvait alors espérer échapper au sort subi par les fidèles de l’Eglise apostolique arménienne.
41) Pseudonyme de Karékin Tchakalian (1867-1915), natif de Chabin-Karahissar, membre de la direction politique du parti Tachnagtsoutioun.
42) Natif du Caucase, N. Papazian (1872-1915) dirigea la rédaction du quotidien Azadamard, organe du Tachnagtsoutioun, jusqu’à son arrestation en avril 1915.
43) Ecrivain de renom natif de Zeyt’oun, Sempat Piurad (1862-1915) publia nombre d’oeuvres patriotiques.
44) Zadig Khanzadian (1886-1980), commandant dans la marine française et cartographe.
45) Un des principaux chefs du Tachnagtsoutioun à Constantinople, passé dans la clandestinité après l’interdiction de son parti, en 1914. Missakian (1884-1957) échappa miraculeusement à la mort et fonda, à Paris, en 1927, le premier quotidien arménien d’Europe: Haratch.
46) Malgré son titre de ministre de la Marine, Ahmed Djemal pacha ( —Ðçëë ) se trouvait en permanence sur le front de Palestine, en qualité de commandant en chef de la IV e armée.
46bis) Dont seuls les intérêts étaient utilisables.
47) Hovhannès Archarouni (1854-1929) fut très longtemps prélat des Arméniens de Brousse, avant d’être élu au Conseil religieux de la nation, puis vicaire patriarcal.
48) Hmayak Timak’sian (1839-1919), membre de l’ordre de Saint-Jacques, passa les vingt dernières années de sa vie à Constantinople, où il fut à plusieurs reprises patriarche intérimaire et député.
48bis) Krikor Tavit’ian (Sébaste 1866-Paris 1924), acheva ses études de médecine à Paris en 1894. Dès 1895, il travailla à l’Hôpital National Arménien Saint-Sauveur de Yédi-Koulé, dont il fut médecin-chef de 1908 à 1921. Il fut en outre président du Conseil politique arménien d’avril 1914 à juillet 1916, époque à laquelle le patriarcat et le Conseil national furent dissous par les autorités turques. Après l’Armistice et l’arrivée des Alliés dans la capitale ottomane, en décembre 1918, et jusqu’à l’accession des Kémalistes au pouvoir, en juin 1922, il occupa de nouveau ces fonctions.
49) En turc dans le texte: sivilci.
50) En turc dans le texte: polis môuduriyeti.
51) Tourian (1860-1930) fut lui-même patriarche de mai 1909 à décembre 1910. Après avoir démissionné pour protester contre le comportement ambigu du gouvernement jeune-turc face aux massacres de Cilicie, qui firent 30 000 victimes en avril 1909, il ne revint que très brièvement aux affaires dans un rôle plus effacé.
52) Mesrob Naroyan (1875-1944) succéda après la Première Guerre mondiale à Zavèn Der-Yéghiayan comme patriarche.
53) Hrant Hovassapian quitta les ordres après l’armistice de 1918 et alla s’établir aux Etats-Unis
54) En turc dans le texte: adliye tezkeresi.
55) Haïg Khodjassarian était également député à la Chambre arménienne.
56) En turc dans le texte: Müdur-i-mezahib.
57) En turc dans le texte: tezkere
59) Sur cette décision de fusionner toutes les instances religieuses arméniennes, cf. Beylérian, op. cit., docs n° 247 et 335 notamment.
60) Gabriel Djévahirdjian (1850-1923) occupa à deux reprises les fonctions de vicaire patriarcal: de 1892 à 1908 et de septembre 1916 à novembre 1918. Après la signature de l’armistice et la restauration du patriarcat, il «s’éloigna» de la scène politique.
61) C’est-à-dire «Mademoiselle Elisabeth». Sobriquet marquant évidemment le côté efféminé du prélat et sa faiblesse de caractère.
62) Expression qu’il est possible de rendre par la forme française: «sa manière de s’exprimer est quelque peu limitée».
63) Ville de l’ouest de l’Asie Mineure pourtant proche de Constantinople, entre Kutahya et Smyrne.
64) Vahram Mangouni (1846-1920), fut sacré évêque en 1875, à Etchmiadzin, où il resta jusqu’en 1886, en qualité de conseiller du catholicos Kévork IV. En 1911, il fut désigné vicaire patriarcal à Constantinople, fonction qu’il occupa peu de temps, puis, en 1918, chargé de la remise en ordre des finances du patriarcat de Jérusalem.
65) Prévues depuis le congrès de Berlin, en 1878, ces réformes étaient destinées à créer des conditions de sécurité minimale pour les populations vivant dans les vilayets arméniens, en contrebalançant notamment le pouvoir des chefs de tribus kurdes par une administration locale efficiente, à laquelle il était enfin prévu d’associer les Arméniens. Sur les tractations qui aboutirent aux réformes et à l’installation des inspecteurs européens, cf. R. Davison, «The Armenian Crisis, 1912-1914», The American Historical Review, LIII/3 (avril 1948), pp. 481-505; R. H. Kévorkian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman, Paris 1992, pp. 32-41.
66) L’une des questions les plus disputées par la Commission des ambassadeurs, chargée de mettre au point le projet de réforme, concernait précisément les garanties offertes par les Puissances européennes pour la mise en oeuvre des réformes en Arménie. Point sur lequel les dirigeants arméniens restèrent très fermes, car essentiel pour avoir quelque chances de matérialiser le projet. Les deux inspecteurs désignés étaient le major norvégien Hoff, pour le secteur sud, et le Hollandais Westenenk pour le secteur nord.
67) Nersès Zakarian (1883-1915), membre de la direction du parti Hentchag, était député de Gédik-pacha à la Chambre arménienne.
68) Allusion à Vartkès Séringulian, député au parlement ottoman.
69) Pour cette déclaration de Talaat, cf. Beylerian, op. cit., p. 206, document 224.