En 1984, le Tribunal Permanent des Peuples consacrait une session au génocide des Arméniens. M. Papken Injarabian, auteur de La solitude des massacres et aujourd'hui centenaire, est l'un des quatre survivants du génocide à avoir témoigné devant les membres du jury.
Une jeune femme très aimable m'a téléphoné et m'a demandé si je pouvais témoigner au Tribunal des Peuples sur le génocide arménien ; j'ai répondu oui.
Après avoir raccroché, je me suis dit, mais pourquoi moi ; il y a d'autres témoins qui peuvent s'exprimer mieux que moi ; j'ai pensé que c'était peut-être à cause de mes deux livres (l'un en arménien, l'autre en français) qui racontent ma vie. L'homme qui est devant vous a 78 ans ; j'aurais dû être mort à l'âge de 9, 10 ou 11 ans, mais Dieu m'a gardé.
Je vais vous raconter brièvement mon histoire. Je suis né à Amassia, c'est-à-dire au sud de la Mer Noire. En 1915, d'après l'histoire d'Amassia, il y avait dans cette ville 38 000 habitants dont plus de 15 000 étaient Arméniens, environ 1 000 Grecs, le reste était des Turcs des tribus Kurdes, Abdal, Turkmain, Tatar, Kezelbach, Alévi, Becdachi, tous musulmans.
Ma famille était Arménienne, nous étions cinq enfants, trois garçons et deux filles. J'étais le plus jeune et le plus gâté. J'allais à l'école, je savais lire et écrire l'arménien et j'apprenais même le turc. Mes deux sœurs m'enseignaient le français. Mon père espérait que je devienne un grand homme.
Mon frère aîné faisait son service dans l'armée turque. Lorsque la guerre fut déclarée, on mobilisa tous les arméniens de 18 à 50 ans environ. C'est ainsi que mon deuxième frère de 19 ans partit sans retour. Quelques semaines après, les Turcs ont raflé tous les Arméniens qu'ils voyaient dans la rue, ils les ont emmenés en prison sous prétexte qu'ils avaient caché des armes. Tous ces hommes ont disparu un peu plus tard ; le reste des Arméniens reçut l'ordre de quitter la ville... C'était le 23 Juin 1915, et le début de notre exode...
J'ai quitté Amassia avec mon père malade, ma mère et mes deux sœurs. Mes parents avaient pris avec eux ce qu'ils pouvaient ; ils avaient les larmes aux yeux en traversant leur ville natale. Les Turcs avaient très bien préparé leur plan : ils avaient étouffé toute possibilité de révolte en éloignant tous les hommes valides. Notre caravane prit donc son chemin de croix. Plus nous avancions, et plus l'odeur de la mort augmentait, car d'autres caravanes nous avaient précédés.
L'exode est trop pénible à raconter, très peu comme moi ont survécu. Sous une chaleur de 30 à 40 degrés, les déportés affamés, assoiffés, dépouillés et épuisés par la marche, tombaient par milliers ; des enfants de 2 à 3 ans abandonnés et qui ne savaient pas encore parler tendaient leurs petits bras et suppliaient pour être pris. Un enfant dévoré par des nuées de mouches. L'enfant les chassait car sa mère lui avait dit : mon fils reste auprès de moi, quand je me lèverai, je te donnerai du pain et de l'eau... Une femme s'est précipitée devant moi et s'est jetée à la rivière pour mourir plus loin ; je l'ai vue emportée par le courant et accrochée à des tas de cadavres...
Je pourrais raconter ces images du génocide pendant des heures.
Par endroits, l'odeur des morts était si forte que nous marchions la bouche ouverte pour respirer.
Au cours de notre exode, une de mes sœurs fut enlevée par des Turcs, mon père assassiné. Au bout de trois mois de marche, je n'oublierai jamais ce Kurde qui nous sépara de la caravane, loin de tout, et sous la menace de son couteau, il nous dépouilla ma mère et moi et partit avec ma sœur qu'on n'a jamais revue...
Ma mère est morte huit jours après, de maladie et de chagrin, et j'ouvris mes yeux d'orphelin chez un Kurde. Il habitait dans une grotte ; je gardais ses chèvres les pieds nus, la tête nue et mal nourri : j'étais misérable...
J'ai accepté de devenir musulman sans comprendre ce que c'était ; tout ce que je savais, c'est qu'on n'allait plus me couper la tête. Je suis resté plus de quatre ans avec les Kurdes, et je parlais couramment leur langue. J'ai changé neuf fois de patrons pendant toute la durée de mon esclavage qui m'a conduit jusqu'en Mésopotamie pour garder des chameaux. Je n'ai jamais dormi sur un matelas, ni pris de bain. Lorsque j'ai entendu dire qu'un orphelinat était ouvert à Ourfa pour recueillir les enfants rescapés, j'ai voulu m'évader. J'ai été rattrapé par mon maître qui m'a menacé de son fusil et dit: « toi chien infidèle, tu ne vaux même pas deux cartouches, la prochaine fois je t'abattrai avec une seule cartouche ».
Mais le Seigneur m'a aidé, et j'ai pu m'échapper et rejoindre l'orphelinat. J'étais sauvé comme des milliers d'enfants arméniens.
Paris, le 14 Avril 1984
Papken Injarabian
Le témoignage de Papken Injarabian nous a été aimablement transmis par sa fille.
L'ensemble de la session du tribunal a été publié dans le livre intitulé Le crime de silence, mais les témoignages n' y figurent que sous forme de résumé :
Les trois autres témoins étaient Mme Haïgoui Boyajian, M. Aram Gureghian et M. Paul Nahabedian