Mise en scène : Nikos Lygeros
Composition
Premier mouvement : Allegro
Deuxième mouvement : Andante
Troisième mouvement : Scherzo
Quatrième mouvement : Variazione
Cinquième mouvement : Finale
Personnages
Anne : Anne-Marie Bras
Jean : Yoann Martinez
Luc : Patrice Deloche
Marc : André Solaris
Matthieu : Philippe Alsina
Silence : Rémi Nardini
Sophie : Martine Martinez
Musiques
1. Prokofiev : Roméo et Juliette (suite de ballet). Montaigus et Capulets
2. Beethoven : Symphonie No 7 en la majeur, Opus 92. Allegretto (Marcia funebre)
3. Beethoven : Symphonie No 9 en ré mineur, Opus 125. Molto vivace
4. Mozart : Requiem d-moll KV 626. Tuba mirum
5. Mozart : Requiem d-moll KV 626. Requiem/Aeternam
Cette pièce, construite comme une composition, évoque le thème de la résistance de la mémoire face à l'oppression de l'oubli. Sans se contenter de se souvenir, les hommes décident de ne pas oublier. A travers ce choix étrange, nous apercevons le problème de la conscience collective qui transcende le mur des mots pour atteindre le silence.
La scène est vide de tout objet. Il est difficile d'identifier sa nature. Elle représente le symbole musical. Un personnage fait irruption sur la scène. Il tient un journal d'une main et une chaise de l'autre. Il traîne la chaise rapidement.
Luc
Je ne pensais pas que cela fut possible... Silence.
Il s'assoit sur la chaise et regarde le journal avec étonnement.
Un autre personnage arrive lui aussi en traînant une chaise. Il s'assoit en opposition au premier personnage. Ils sont dos à dos à présent.
Marc
Je crois au contraire que tout est possible...
Luc se penche vers Marc.
Luc
As-tu lu le journal ?
Marc
Non !
Luc
Alors comment peux-tu savoir de quoi je parle ?
Marc
Je ne le sais pas.
Luc
Tu es insupportable !
Marc
C'est quelque peu excessif tout de même !
Luc
Le sujet est grave.
Marc
J'en conviens... Un temps. Cependant cela change-t-il quelque chose ?
Luc
C'est bien là tout le problème !
Marc
Quel est le thème de notre conversation d'aujourd'hui ?
Luc
Un crime qui n'a peut-être pas existé !
Marc
Quel drôle de sujet !
Luc
Il est pourtant à la une...
Il montre le journal.
Marc
Cela ne prouve rien... De quoi s'agit-il ?
Luc
De génocide... Silence.
Marc se retourne brusquement.
Marc
Je croyais que tu plaisantais.
Luc
Tout le monde pense qu'il s'agit d'une plaisanterie.
Marc
Tu parles sérieusement ?
Luc
Oui. Silence.
Il lui tend le journal. Marc parcourt l'article. Son visage s'attriste.
Marc
Ils sont inconscients. Un temps. Comment peuvent-ils plaisanter à ce sujet.
Luc
Car de nos jours, tout est sujet à plaisanterie.
Marc
Mais ici ce n'est même pas un crime de guerre, c'est un crime contre l'humanité.
Luc
Qu'importe pour eux il ne s'agit que de mots.
Marc
Mais ces mots blessent la mémoire !
Luc
Les hommes qui ont survécu au génocide meurent peu à peu et avec eux, leur mémoire.
Marc
Alors nous devons agir !
Luc
Mais comment ?
Marc
Nous devons nous souvenir pour eux.
Luc
Cela ne suffira pas !
Marc
Alors nous ne devons pas oublier ! Silence.
Luc
Oui, c'est cela... Un temps. Seule la mémoire peut vaincre la mort.
Marc
C'est pour cela qu'ils tentent d'assassiner notre mémoire.
Luc
Cependant nous ne sommes ni Arméniens, ni Chypriotes, ni Grecs, ni Juifs, ni Kurdes, ni... !
Marc
Cela n'est pas une raison ! Au contraire !
Luc
Au contraire ?
Marc
Comme la mémoire n'a pas marqué notre corps, elle doit marquer notre esprit.
Luc
As-tu conscience de l'effort que cela représente ?
Marc
Un devoir de mémoire, n'est pas un effort. Un temps. Nous n'étions pas là au moment des évènements mais nous serons présents désormais.
Luc
Nous ne sommes pas responsables des vies du passé mais de la mémoire du futur ! Silence. Seulement qui nous croira ?
Marc
Les hommes qui savent souffrir...
Luc
Mais ils sont si peu !
Marc
C'est le principe de la résistance.
Luc
Tu veux dire que les résistants sont toujours peu nombreux.
Marc
Oui, ils ne le deviennent que lorsqu'ils ont réussi.
Luc
Et s'ils échouent ?
Marc
En général, nous les oublions.
Luc
Nous aurons besoin des autres.
Marc
Nous avons toujours besoin des autres.
Luc
Viendront-ils ?
Marc
Ils viennent toujours !
Luc
Mais cette fois, c'est différent.
Marc
Alors ils ne repartiront plus.
Luc
Je n'arrive pas à croire qu'ils tentent d'assassiner la mémoire.
Marc
C'est pourtant la réalité ! Un temps. Et si nous ne résistons pas, ils vont y parvenir.
Luc
Que pouvons-nous faire ? Un temps. Nous ne sommes que des hommes...
Marc
C'est parce que nous sommes des hommes que nous devons résister.
Luc
Quel qu'en soit le prix ?
Marc
La mémoire n'a pas de prix.
Luc
J'ai peur de la mort...
Marc
C'est l’oubli que nous devons craindre, la mort est naturelle, l'oubli est inhumain !
Ils quittent la scène en laissant les chaises.
Sur la scène, nous discernons avec peine la silhouette de deux personnages attachés à des chaises. Ils semblent abattus. Leurs têtes penchent misérablement vers le sol froid. Silence. Tout à coup, ils reçoivent de l'eau glacée. Ils se relèvent brusquement. Au même instant, une douche intense les éclaire.
Anne
C'est la fin ?
Jean
Non, c'est le commencement !
Anne
Cela ne finira donc jamais.
Jean
Ils nous veulent vivants... Un temps.
Anne
Pour quelle raison ?
Jean
Si nous mourons, d'autres se souviendront de nous... Un temps. Ils veulent que nous oubliions !
Anne
Mais comment oublier un génocide ?
Jean
Certains l'ont fait et d'autres le feront.
Anne
C'est indigne !
Jean
Nul besoin de dignité pour vivre.
Anne
Mon Dieu !
Elle penche la tête.
Jean
Redresse-toi, ils nous regardent.
Anne
Nos bourreaux ne me font pas peur, c'est de nos corps que j'ai peur.
Jean
Ils n'en veulent qu'à notre esprit !
Anne
L'aveu de l'oubli... Silence.
Jean
Tant que nous serons ici, les autres lutteront pour nous.
Anne
Nous ne sommes donc pas seuls ?
Jean
Nous sommes toujours seuls, mais d'autres partagent la même solitude.
Anne
Les hommes aux ailes brisées.
Jean
Elles ne sont pas toutes brisées... Un temps.
Anne
Tant que l'un d'entre nous restera vivant, l'oubli ne vaincra pas.
Jean
Non, tant que l'un d'entre nous n'aura pas avoué la mort de la mémoire.
Ils se retrouvent dans l'obscurité.
Anne
Jean ! Jean !
Jean
Je suis là, près de toi.
Anne
Ils vont nous frapper à nouveau ?
Jean
Oui mais nous résisterons. Un temps. Surtout n'ouvre pas la bouche...
Nous entendons des coups et des bruits sourds. Puis le second mouvement de la septième de Ludwig van Beethoven. Allegretto Marcia funebre.
Obscurité totale.
En bord de scène. Eclairage arrêté. Trois personnages discutent à voix basse.
Matthieu
Ils ont arrêté deux des nôtres... Silence. Anne et Jean.
Marc
Nous devons tout faire pour qu'ils les relâchent.
Luc
Sais-tu où ils sont enfermés ?
Matthieu
Non, pas encore...
Marc
Il faut faire vite.
Luc
Ils font ce qu'ils peuvent... Ne sois pas dur avec eux...
Matthieu
Dès demain, nous saurons où ils se trouvent.
Marc
Nous devons les retrouver vivants.
Luc
Vivants, ils le seront.
Marc
Que veux-tu dire ?
Matthieu
Luc a raison, ils seront vivants de toute manière.
Marc
Alors je ne comprends pas...
Luc
L'aveu... C'est tout ce qu'ils désirent.
Marc
Mais que peuvent-ils avouer ? Un temps. La vérité est connue de tous.
Matthieu
Connue de tous et oubliée de la plupart.
Marc
Lavage de cerveau...
Luc
La mort de la mémoire, c'est leur unique but.
Marc
Le génocide ne leur suffisait pas.
Matthieu
Non ! Un temps. Celui-ci doit être oublié.
Luc
Aucun de nous ne l'acceptera.
Matthieu
Alors nous devrons nous aussi être oubliés.
Marc
C'est donc cela leur but. Un temps. L'effacement de toute mémoire.
Matthieu
C'est seulement ainsi qu'ils poursuivront leur invasion...
Luc
Comme si les gens n'écoutaient que les bourreaux.
Marc
C'est ainsi que se referme le piège sur les victimes. Un temps. Nous devons les retrouver le plus tôt possible.
Matthieu
C'est ce que nous tenterons de faire.
Luc
Laisse-leur un peu de temps.
Marc
De combien de temps disposent Anne et Jean ?
Matthieu
Ils tiendront le coup.
Luc
Oui, j'en suis certain.
Marc
Combien de sacrifices seront-ils encore nécessaires pour que vive la mémoire des peuples ?
Luc
Tant que les régimes militaires existeront, nous devrons lutter.
Matthieu
Lutter dans l'indifférence générale...
Marc
Et dans l'isolement social.
Luc
C'est l'unique moyen de devenir des hommes...
Marc
La mémoire est un morceau d'humanité dans l'homme.
Scherzo
Anne, Jean, Luc, Marc, Matthieu.
Toute la scène se déroule dans la pénombre. Les mouvements sont vifs. Ils dépassent la parole. Des personnages accourent de toutes parts. Ils convergent vers ceux qui sont attachés aux chaises.
Matthieu
Ils sont là !
Marc
Vite ! Vite !
Luc
Anne ! Jean !
On entend un son sourd.
Matthieu
Dans quel état ils les ont mis !
Marc
Détachons-les !
Ils s'affairent autour d'eux.
Luc
Je crois que c'est bon !
Ils les relèvent lentement.
Matthieu
Levons-les, à présent. Un temps. Nous devons partir !
Les trois soutiennent les deux et avancent avec peine.
Jean
Laissez-la !
Anne
Jean !
Luc
C'est nous ! Ne craignez rien !
Matthieu
Je suis là avec Luc et Marc.
Jean
Matthieu, c'est toi ?
Matthieu
Oui, mon ami.
Jean
Occupez-vous d'Anne...
Luc et Marc la soutiennent encore mieux.
Anne
Jean ! Jean !
Jean
Ce sont les nôtres, Anne, tu n'as plus rien à craindre.
Anne
Ne me laisse pas seule...
Luc
Anne, tout va bien à présent. Un temps. Vous êtes libres !
Anne
Libres ?
Marc
Oui, libres !
Anne
Jean, méfie-toi c'est encore un de leurs pièges.
Jean
Non, non... Un temps. Viens dans mes bras, Anne.
Anne
Que vont-ils nous faire encore ?
Jean
Plus rien. Il ne nous arrivera plus rien.
Marc
Il faut partir.
Jean
Mais elle ne peut pas.
Luc
Comment ?
Jean
Elle ne vous reconnaît pas, la pauvre.
Anne
Jean ?
Jean
Je suis là !
Anne
Reste avec moi. Un temps. Ne me laisse pas seule.
La scène s'éclaire et nous nous retrouvons dans une maison. Anne est entourée de ses amis. Pourtant elle semble ne pas les reconnaître.
Marc
Je ne sais pas ce que nous allons faire...
Luc
Elle semble avoir perdu tout souvenir...
Jean
Ils nous ont matraqués jour et nuit. Un temps. Si vous n'étiez pas venus plus tôt... Silence. Je serais dans le même état.
Matthieu
Vous avez tellement souffert...
Jean
Mais elle n'a rien avoué ! C'est pour cela qu'ils l'ont mise dans cet état.
Luc
Comment peut-on être si ignobles.
Marc
Ils ont commis un génocide, ils sont capables de tout.
Matthieu
Alors comment leur résister ?
Jean
Peu importe le moyen, l'essentiel c'est de résister.
Luc
Cela ne suffit pas ! Un temps. Regarde, Anne. Elle a trop souffert. Elle ne nous reconnaît plus.
Jean
Nous lui apprendrons à nouveau l'histoire.
Marc
Mais comment ?
Jean
Chacun de nous lui dira un texte par jour.
Luc
Tu es inconscient.
Jean
Alors nous ferons cela de nuit.
Matthieu
Vous êtes complètement fous.
Marc
Non, nous sommes des résistants et nous l'aiderons par tous les moyens.
Luc
Vous avez raison ! Un temps. Nous lui réécrirons l'histoire. Elle restera avec nous.
Matthieu
Alors nous commencerons dès aujourd'hui.
Marc
A travers elle, nous retrouverons la tradition des peuples qui ont souffert.
Luc
Nous devrons remonter le temps.
Marc
Le temps est avec nous.
Jean
Tant que nous n'oublierons pas.
Matthieu
Alors chacun de nous devra consigner tout ce qu'il sait. Un temps. Ainsi elle aura une vision globale de notre histoire.
Anne
Jean, tu es là !
Jean s'approche d'elle.
Jean
Oui, Anne. Je serai toujours là.
Anne
Parle-moi...
Jean fait signe aux autres qui se lèvent.
Jean
Je raccompagne nos amis.
Anne
Ne me laisse pas.
Il lui prend la main.
Jean
Je commencerai donc le premier.
Il lui parle à voix basse tandis que les autres personnages sortent de scène.
Nous retrouvons les mêmes personnages plusieurs semaines après les terribles évènements. Leur lutte commune les a encore plus soudés. Ils forment désormais les doigts d'une même main qui ne cesse d'écrire l'histoire afin que l'essentiel ne soit oublié. Chacun est assis à une table, éclairé d'une bougie. L'ambiance est celle d'une bibliothèque cachée. L'un des personnages relève la tête.
Luc
Avant que nous n'écrivions à nouveau l'histoire du siècle précédent je n'avais pas conscience... Un temps.
Anne
De quoi n'avais-tu pas conscience ?
Luc
De l'importance de la notion de génocide.
Jean
Cela ne provient pas de toi ! Un temps. Même la langue française n'a découvert ce mot qu'en 1944, comme s'il n'avait pas existé auparavant.
Matthieu
Et pourtant bien avant 1944, le siècle avait été blessé par le génocide.
Marc
Seulement qui se souvient de 1915 ?
Luc
Je me suis rendu compte aussi qu'il existait une idée bien pire que celle du génocide... Silence.
Jean
Comment est-ce possible ?
Anne
L'oubli ?
Luc
Oui, l'oubli mais pas seulement...
Matthieu
La reconnaissance... Un temps. Ou plutôt la non reconnaissance...
Luc
Oui, c'est cela l'idée. La non reconnaissance du génocide est bien pire que le génocide !
Jean
Je ne comprends pas ton raisonnement.
Luc
Dans l'expression destruction méthodique qui qualifie le génocide, c'est le mot méthodique qui est le pire.
Matthieu
Je comprends à présent ce que veut dire Luc. Un temps. La justice elle-même effectue une distinction entre le crime passionnel et le crime prémédité.
Luc
Ce qui différencie les deux, c'est justement la méthode. Et la non reconnaissance est la continuation de cette méthode.
Jean
A travers la négation de la mémoire, ils assassinent les morts.
Anne
Il ne leur suffit pas de les avoir torturés ; ils veulent aussi qu'ils meurent dans l'oubli.
Matthieu
Les évènements historiques peuvent expliquer l'apparition d'un génocide mais seule l'ignominie peut justifier la non reconnaissance.
Jean
Le génocide est une blessure pour l'humanité tandis que la non reconnaissance est une aliénation de l'homme.
Luc
Certains hommes n'interviennent pas car ils n'étaient pas présents au moment des évènements sans se rendre compte que leur neutralité ne sert que les bourreaux.
Matthieu
Dans le génocide, je vois la barbarie alors que dans la non reconnaissance se trouve son horreur.
Anne
Dans la reconnaissance, il y a bien plus que le devoir de mémoire. Il y a la résurrection d'un peuple.
Marc
Je partage ces pensées mais ce sont des actes qu'il nous faut.
Jean
C'est pour cela que nous écrivons l'histoire.
Luc
Mais nous devons aussi écrire l'histoire du futur. Un temps. Les génocides si nous voulons qu'ils appartiennent au passé, nous devons nous occuper de leur reconnaissance.
Marc
Nos ennemis ne sont pas les bourreaux qui sont morts mais ceux qui continuent leur oeuvre à travers la non reconnaissance.
Matthieu
Et comment convaincre celui qui ne connaît pas !
Luc
Pour vaincre avec lui, nous devons naître avec lui.
Jean
Pour certains, l'écriture de la déclaration des droits de l'homme est un non sens alors qu'elle est nécessaire.
Anne
A travers le génocide, notre lutte s'adresse à l'Humanité.
Luc
L'Humanité a elle aussi le droit d'exister.
Marc
A l'instar de tout homme libre.
Matthieu
Nous devons lutter contre tout pays, tout système qui bafoue les droits de l'homme et ne reconnaît pas les génocides.
Jean
Nous devons lutter en priorité contre les pays qui ont commis des génocides et qui ne le reconnaissent pas car ils servent d'exemples à l'ignominie.
Matthieu
Seulement il faut être prudent.
Anne
Comment oses-tu parler de prudence quand il s'agit de génocide ?
Matthieu
Ce n'est pas ce que je voulais dire. Justement je pensais à vous, à toi et à Jean.
Anne
Ce n'est pas à nous qu'il faut penser mais aux autres qui n'ont pas pu se défendre, aux autres qui sont morts parce qu'ils existaient, aux autres qui ne vivent que dans nos mémoires.
Jean
C'est uniquement à cela que nous devons penser.
Marc
Pour nous aider je connais une personne qui a survécu au génocide.
Matthieu
Nous devons la rencontrer le plus tôt possible.
Marc
Alors nous devons aller la voir chez elle. Elle ne peut se déplacer désormais. Les tortures l'ont clouée à son fauteuil.
Anne
Nous avons besoin d'elle. Partons !
Ils soufflent sur leurs bougies et partent.
Dans une petite maison, une pièce est éclairée d’une lumière douce. Là, nous voyons une ombre accompagnée du silence. Nous entendons un bruit de sonnette.
Sophie
Ce sont eux !
Le personnage muet s’éloigne et revient avec le groupe.
Marc
Nous ne voudrions pas vous déranger mais nous devions venir vous voir.
Sophie
Vous avez bien fait, mes enfants.
Marc
Nous voulons que vous nous aidiez.
Sophie, en montrant sa chaise.
Cela fait longtemps que je ne peux plus aider personne.
Le personnage muet pose sa main sur son épaule et elle esquisse un sourire.
Sans le soutien du silence, je ne serais plus.
Marc
Ne dites pas cela… Un temps. Surtout maintenant…
Sophie
Pourquoi maintenant ?
Jean
Car nous avons un combat à mener.
Sophie
Un combat ?
Luc
Une œuvre à créer… Silence.
Sophie
Ma vie s’achève.
Anne
Mais votre œuvre doit subsister.
Sophie
Je suis la survivante d'un génocide non reconnu. Un temps. Mon œuvre n’existe pas.
Matthieu
Non, c’est faux !
Sophie
Pourtant je sombre dans l’oubli et dans l’indifférence générale. Tandis que d’autres négocient le futur de nos enfants avec les bourreaux du passé.
Marc
C’est pour cela que nous sommes là !
Sophie
Vous arrivez trop tard, mes enfants.
Marc
Trop tard ?
Sophie
Tous les autres sont morts. Un temps. Je suis la dernière des survivantes. Après moi, plus personne ne pourra les accuser.
Luc
Nous nous adresserons à la cour européenne des droits de l’homme.
Sophie
Sans documents, ils seront incapables de …
Matthieu
Mais vous êtes notre document ! En vous, vit la mémoire du génocide.
Sophie
Elle vit comme une note dans un requiem.
Anne n’y tenant plus embrasse Sophie et elle est rejointe par Jean.
Jean
Si nous avions pu être là plus tôt.
Sophie
Vous devez vivre, mes enfants. Assez d’hommes n’ont connu que la mort.
Marc
Mais à présent il s’agit de l’invasion de l’oubli.
Sophie, dans un cri.
Non ! L’oubli ne passera pas !
Marc
Alors je vous en supplie, aidez-nous !
Sophie
Que dois-je faire ?
Luc
Le récit de chaque événement.
Sophie
Vous me demandez de revivre la mort… Silence.
Le personnage muet se penche vers elle et lui souffle un mot à l’oreille. Les autres attendent sa réaction.
Je le ferai à une condition !
Matthieu
Nous ferons ce que vous voudrez.
Sophie
Je veux que vous poursuiviez ce combat même après ma mort. Silence. A partir d’aujourd’hui vous serez ma mémoire.
Anne
Vous êtes notre humanité.
Sophie
Quand voulez-vous commencer ?
Jean
Le plus tôt possible.
Sophie
Alors nous commencerons en ce jour.
Elle fait un signe au personnage muet qui sort de scène aussitôt.
Silence.
Personne n’ose intervenir. Tout le monde attend son retour.
Silence.
Le personnage muet revient entouré d’une immense étoffe noire. Il la traîne avec peine. Tous les autres se relèvent. Il continue imperturbable, son avancée sans se préoccuper d’eux. Il finit par remplir toute la scène de cette étoffe noire.
Sophie
Sur cette étoffe sont inscrits tous les noms des victimes du génocide. Il ne manque plus que le mien. Un temps. Prenez-la elle est à vous désormais. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas nous oublier car nous ne sommes plus que cette étoffe noire.
Chacun à leur tour, ils lèvent l’étoffe noire. Le personnage muet reprend son avancée et sort de scène. Il marche à travers le public. Il est suivi par l’ensemble du groupe qui tente avec peine de retenir ses larmes. Ils sortent tous de scène en laissant Sophie seule.
Mon Dieu, à présent que ma tâche est finie, prends-moi avec toi.
Elle penche la tête et ferme les yeux. Le personnage muet accompagné du groupe revient et ils la placent à même le sol, en la recouvrant de l’étoffe noire. Ils s’agenouillent tous.
Pénombre.
Obscurité.
Noir.
Fin.
Nikos LYGEROS,
Cinq mouvements pour une Silence
Editions Caméléon 2004