Le 29 avril, un article consacré à la « Question arménienne » a été publié, sous le titre « Sommes-nous prêts à affronter notre histoire ? ». L'article parlait, avec une sincérité rarement vue en Turquie, de la nécessité d'accéder à l'histoire, et de permettre au résultat de faire l'objet d'une discussion ouverte. Déjà, ce point de vue, à lui seul, mérite qu'on s'incline devant l'auteur de l'article. Mais il y avait quelques accrocs dans cet article, où trop de sujets, familiers aux thèses officielles turques, étaient présentés comme des informations, si mensongères qu'elles n'ont absolument aucun rapport avec la vérité. La réalité est qu'un certain nombre de faits ont pour but de prouver le point de vue turc et que des gens continuent à inventer des affabulations et des mensonges. Même des personnes, comme Ayse Hur, qui croient sérieusement à ces histoires, acceptent souvent ces affabulations comme des vérités, et en les répétant, contribuent au fait que ces mensonges, peu à peu se transforment en « information reflétant la vérité ». A ce sujet, il nous faut bien distinguer les fausses histoires et les mensonges de l'information véritable. Et maintenant, j'aimerais parler seulement de deux de ces fausses histoires :
Premièrement, Hayse Hur écrit que « jusque l'armistice de Moudros, diverses sentences ont été prononcées à l'encontre de 1397 personnes, dont la moitié ont été condamnées à mort pour crimes commis envers les Arméniens ». Cette information, qui est une simple affabulation, autant que je sache, est apparue pour la première fois dans le livre de Kamuran Gurun : « Le dossier arménien ». Par la suite, elle a été continuellement reprise par d'autres comme une information sérieuse. Personne n'a songé à poser la question suivante : « Qui étaient ces 1397 accusés et ceux qui furent condamnés à mort ? »
Gurun ne fournit aucun nom, aucun document, mais il donne comme référence les dossiers du Service du Chiffre du Ministère de l'Intérieur de la période ottomane. Ces dossiers étaient tenus secrets, et inaccessibles aux chercheurs pendant très longtemps. Seuls des employés civils comme Gurun ou S.Soy auxquels on avait confié la responsabilité de créer une « fausse histoire », ont eu la possibilité de les lire ; et quand les dossiers ont été ouverts à ceux qui désiraient les lire, ces dossiers-là ont été retirés des archives, ou bien l'accès n'a pas été accordé aux chercheurs sous prétexte qu'on était en train de travailler sur ces archives. Aujourd'hui, ces archives sont ouvertes et il est possible de les lire, après avoir surmonté certaines difficultés.
Or, l'information contenue dans ces dossiers est exactement le contraire de ce qu'affirme Gurun. Il n'y a aucune référence, ni aucune preuve du fait qu'un certain nombre de personnes aient été traduites en justice ou exécutées pour avoir maltraité des Arméniens. Et ceux qui ont été soumis à un procès n'étaient pas des gens qui avaient commis des crimes contre les Arméniens, mais des gens qui s'étaient approprié les possessions des Arméniens. Les Ittihadistes avaient procédé à des enquêtes sur certains employés civils qui avaient pillé ces possessions, parce qu'eux-mêmes voulaient s'emparer de ces biens pour des buts précis.
Un certain nombre de documents montrent que les Ittihadistes ont utilisé les possessions arméniennes pour les buts suivants :
1° Récupérer les coûts de la guerre (certains bâtiments étaient assignés aux militaires, les productions des usines étaient destinées aux besoins des soldats)
2° Créer une classe moyenne turque.
3° D'installer des immigrants musulmans (et dans ce but exproprier les maisons saisies)
4° De vendre les biens des Arméniens, de façon à récupérer le coût de leur déportation, grâce au revenu résultant des ventes de leurs maisons.
Dans les dossiers, il y a des dizaines de documents sur ce sujet, mais il n'y a pas un seul document concernant ces personnes qui auraient été poursuivies pour avoir maltraité des Arméniens. Les documents nous montrent que les Ittihadistes ont utilisé les biens des Arméniens conformément à un plan très bien préparé et en vue de certains buts, et c'est pour cette raison que les pilleurs ont été jugés.
Outre ces jugements, il y a encore une autre affabulation : selon laquelle des dommages pour les possessions des Arméniens leur auraient été versés dans les lieux où ils avaient été déportés. Différentes décisions furent prises à différentes époques par les autorités, au sujet des possessions « abandonnées » des Arméniens. Parmi ces décisions, les plus importantes sont la circulaire datée du 10 juin 1915, et la loi temporaire adoptée en septembre. Selon ces documents, les biens des Arméniens allaient être vendus et des compensations leur seraient versées dans leurs nouveaux lieux d'habitation. Mais il n'y a pas un seul document à ce sujet dans les Archives ottomanes. Donc, l'argument prétendant que ceux qui avaient maltraité les Arméniens auraient été poursuivis et condamnés à mort n'est pas juste, de même que l'argument prétendant que des compensations pour les possessions saisies des Arméniens leur auraient été versées. Ce sont simplement des mensonges, créés intentionnellement par une machine à mensonges dans le but d'induire les gens en erreur.
Deuxièmement, Ayse Hur écrit dans son article que les Protestants et les Catholiques vivant dans les provinces occidentales n'ont pas été déportés. En réalité, il y a eu deux différentes affabulations au sujet de cette affaire. La première est que les Arméniens n'ont pas été déportés des provinces occidentales, alors que la seconde version est que les Catholiques et les Protestants n'ont pas été soumis à la déportation. Pour ce sujet, nous n'avons pas besoin de sources étrangères, même les Archives d'Etat désapprouvent ces deux histoires dans un livre publié en 1995. Il est dit dans ce livre que les Arméniens ont été déportés d'Adana, Ankara, Aydin, Bolu, Bitlis, Bursa, Canik, Canakkale, Diyarbekir, Edirne, Eskishéhir, Erzurum, Izmit, Kastamonu, Kayseri, Karahisar, Konya, Kutahya, Elazig, Maras, Nigde, Samsun, Sivas, Trabzon et Van. En réalité, cela aussi est incomplet. Mais même ainsi, on voit que les déportations ont eu lieu sur tout le territoire de l'Anatolie. Et en tête de toutes ces affabulations figure celle qui affirme qu'il n'y a pas eu de déportation d'Izmir et d'Istanbul, alors que les rapports du Ministère de l'Intérieur indiquent qu'il y a eu des déportations d'Istanbul et d'Izmir également. Espérons que les documents existants seront publiés un jour.
Quant à cette affabulation selon laquelle les Catholiques et les Protestants n'auraient pas été déportés, il est vrai qu'à ce sujet un certain nombre de télégrammes envoyés aux responsables locaux déconseillent ces déportations.
Mais le premier message envoyé est daté du 4 août 1915, soit trois mois après les déportations. Le premier document au sujet des Arméniens catholiques a été envoyé par Talaat Pacha. Il est dit dans le télégramme que la déportation des Arméniens catholiques ne doit pas avoir lieu. Un télégramme similaire a été envoyé le 15 octobre au sujet des Arméniens protestants. Là aussi, il est écrit ce qui suit : « les Protestants arméniens qui n'ont pas encore été déportés, ne doivent plus être déportés ». Comme on peut le remarquer dans ces deux télégrammes, les Arméniens catholiques et protestants avaient déjà été déportés à cette date. Quant aux télégrammes envoyés le 18 septembre 1915 de Kayséri, Eskishéhir, Diayarbékir et Nigde, les gouverneurs répondirent que tous les Arméniens de leurs régions respectives avaient été déportés et qu'il ne restait plus aucun Arménien.
D'après de nombreux documents, nous comprenons que ces télégrammes de Talaat Pacha étaient de pure forme. Des instructions verbales étaient ensuite données à ces mêmes gouverneurs pour qu'ils ne prennent pas ces télégrammes au sérieux. Mais même les documents sus-mentionnés, à eux seuls, suffisent à montrer que l'affirmation selon laquelle les Catholiques et les Protestants n'auraient pas été déportés est une affabulation.
Il nous reste à espérer que la question que l'opinion internationale considère comme le Génocide Arménien et que nous, nous appelons « La Question arménienne » arrête d'être un sujet à marquer dans l'agenda au mois d'avril seulement.
Il nous reste à espérer que ce sujet soit débarrassé des affabulations et devienne l'objet d'une discussion sérieuse. Car ceux qui n'affrontent pas leur propre passé, ne peuvent pas construire leur avenir.
Original publié dans le supplément du dimanche du quotidien turc « Radikal », le 11 mai 2003. Reproduit après traduction en arménien le lundi 12 mai 2003 dans la version imprimée de « Marmara » : www.normarmara.com
Article de Taner Akcam professeur à l'Université de Minnesota.
Traduction : Louise Kiffer