Berlin, janvier 1919
Monsieur le président,
Dans votre message au Congrès du 8 janvier 1918, vous avez demandé la libération de tous les peuples non-turcs de l'Empire ottoman. La nation arménienne est l'un de ces peuples. Et c'est au nom de la nation arménienne que je m'adresse à vous.
En tant qu'un des quelques Européens à avoir été le témoin oculaire de l'atroce destruction du peuple arménien depuis ses débuts dans les champs fertiles de l'Anatolie jusqu'à la liquidation des tristes survivants de la race sur les rives de l'Euphrate, j'ose revendiquer le droit de vous faire un tableau des scènes de souffrance et de terreur qui se sont déroulées sous mes yeux pendant près de deux ans et qui ne s'effaceront jamais de ma mémoire. J'en appelle à vous au moment où les gouvernements qui vous sont alliés poursuivent des négociations de paix à Paris, lesquelles fixeront le sort du monde pour de nombreuses décennies. Mais le peuple arménien n'est qu'un petit peuple parmi d'autres ; et l'avenir d'Etats plus grands et plus importants aux yeux du monde est en suspens. Il y a donc des raisons de craindre que l'importance d'une petite nation extrêmement affaiblie ne soit éclipsée par les objectifs égoïstes des grands Etats européens influents et qu'en ce qui concerne l'Arménie on ne voie se reproduire cette vieille tactique du désintérêt et de l'oubli dont elle a si souvent été la victime au cours de son histoire. (...)
Pour rendre indélébiles les souillures entachant leurs mains criminelles, les bourreaux, après les avoir privées de responsables et de porte-paroles, chassaient des villes les populations, à toute heure du jour et de la nuit, les tirant de leur lit à demi nues ; pillaient leurs maisons, brûlaient leurs villages, détruisaient les églises et les transformaient en mosquées, emportaient le bétail, s'emparaient de tous les véhicules, arrachaient le pain de la bouche de leurs victimes, les dépouillaient de leurs vêtements et de l'or dans leurs cheveux. Les autorités - officiers militaires, soldats, bergers - rivalisaient dans leur sauvage orgie de sang, prenant dans les écoles de jeunes et délicates orphelines pour assouvir leurs appétits bestiaux, rouaient de coups de bâton les femmes moribondes ou les femmes près d'accoucher qui pouvaient à peine se traîner, jusqu'à ce qu'elles tombent en chemin et meurent, transformant la poussière sous leurs corps en un bourbier de sang. Les voyageurs passant sur la route détournaient les yeux devant l'horreur de cette multitude en marche, menée avec une cruauté démonique, pour trouver ensuite dans les cours des auberges des nouveau-nés enterrés sous les tas de fumier, et les routes couvertes de têtes d'enfants décapités pour les avoir redressées afin de supplier leurs tortionnaires. Des groupes qui, au départ de leur terre natale en Haute Arménie comprenaient des milliers de personnes, n'en dénombraient à leu arrivée aux environs d'Alep que quelques centaines, mais les champs étaient jonchés de cadavres gonflés et noirâtres, infectant l'air de leurs émanations, gisant profanés, nus, dépouillés de leurs vêtements, ou tirés dos à dos vers l'Euphrate pour être donnés en pâture aux poissons. Parfois des gendarmes, par dérision, jetaient dans les mains squelettiques des affamés un peu de farine qu'ils léchaient avidement, ce que ne faisait que prolonger leur agonie.
Même devant les portes d'Alep, on ne leur accordait aucun repos. Pour des motifs de guerre incompréhensibles et absolument injustifiables, on obligeait sans cesse ces foules amoindries, les pieds nus, affaiblies par la fièvre et d'autres maladies, à avancer sous un soleil brûlant sur des centaines de kilomètres, à travers des défilés rocheux, dans la steppe vierge, dans des marécages à demi tropicaux, jusque dans un désert de désolation. Là elles mouraient, massacrées par les Kurdes, violées par les gendarmes, abattues d'un coup de fusil, pendues, empoisonnées, poignardées, étranglés, fauchées par les épidémies, noyées, gelées, dévorées par la soif, affamées, leurs cops abandonnés à la putréfaction ou aux chacals.
Les enfants mouraient à force de pleurer, les hommes se fracassaient la tête contre les rochers, les mères jetaient leur bébé dans les ruisseaux, les femmes enceintes se précipitaient en chantant dans l'Euphrate. Ils moururent de toutes les morts de la terre, des morts de tous les âges.
J'ai vu des déportés pris de folie qui, pour se nourrir, mangeaient leurs propres vêtement et chaussures et des femmes qui faisaient cuire le corps de leur nouveau-né.
Dans les caravansérails en ruines, ils gisaient entre des tas de cadavres et de corps à demi décomposés, attendant la mort, sans personne pour les prendre en pitié ; combien de temps leur serait-il possible de poursuivre une existence misérable à la recherche de grains de blé dans le crottin de cheval ou en mangeant de l'herbe ? Mais tout ceci n'est qu'une partie de ce que j'ai vu moi-même, de ce que des relations ou des voyageurs m'ont raconté, de ce que j'ai entendu de la bouche des déportés.
Monsieur le Président, si vous voulez bien examiner cette sinistre énumération d'horreurs compilée par Lord Bryce en Angleterre et par le Dr. Johannes Lepsius en Allemagne concernant ces faits, vous verrez que je n'exagère pas. Mais je peux présumer que ces tableaux d'horreurs dont le monde entier à entendu parler, à l'exception de l'Allemagne qui a été honteusement trompée, sont déjà entre vos mains De quel droit alors en appelé-je à vous ?
Je le fais au nom du droit à la solidarité humaine, par respect d'une promesse sacrée. Lorsque j'ai parcouru, dans le désert, le camp des déportés, lorsque je me suis assis dans leurs tentes avec les mourants et les affamés, j'ai senti leurs mains suppliantes dans les miennes, et les voix de leurs prêtres qui avaient béni nombre de leurs morts dans leur ultime voyage vers leur sépulture, m'adjurèrent de plaider pour eux, dussé-je retourner en Europe.
Traduit de l'Anglais pas Annick Pélissier
Dans :
Chaliand, Gérard et Ternon, Yves. Le Génocide des Arméniens: 1915-1917 Bruxelles, Complexe, 1980, rééd. augm. 2002.