Traduit et introduit par Hagop Krikor dans son livre : Les Arméniens connus et inconnus : de Noe a nos jours, Ed. La Pensée Universelle, 1974 (réed. 1975), Annexes.
A l'occasion du cinquantième anniversaire tragique des massacres de deux millions de mes compatriotes pendant la Première Guerre Mondiale par les autorités turques, je publie un discours jusqu'ici inédit d'un grand savant allemand Paul Rohrbach, ami de notre peuple, discours tenu à la radio de Leipzig le 19 Octobre 1926. L'auteur répond dans son discours aux accusations calomnieuses et tendancieuses d'un professeur allemand de l'université de Leipzig, Alfred Körte qui avait tenu une série de discours à la même radio de Leipzig, sur les peuples d'Asie Mineure en attaquant injustement et avec parti pris toute la nation arménienne ainsi que les Grecs. La communauté arménienne de cette ville, indignée, se souleva comme un seul homme et accusa la direction de la radio d'avoir autorisé des propos pareils. La direction de la radio s'excusa aussitôt et nous conseilla, en contre-partie, d'inviter quelqu'un pour démentir les dires du professeur Körte. La communautéarménienne décida alors, sur ma proposition, d'inviter le savant bien connu et grand ami des Arméniens, Paul Rohrbach, qui accepta volontiers l'invitation. Tous les frais de voyage, les honoraires etc. ont été payés par la radio allemande.
Un double de ce fameux discours se trouvant en ma possession, j'en donne ici la traduction libre pour mes lecteurs de langue française.
Je veux préciser à cette occasion que j'avais informé sur ce discours l'opinion arménienne par mon article paru dans le numéro de Novembre 1926 de la revue « Bazmavep » des Mekhitharistes de Venise.
1970.
HAGOP-KRIKOR
J'ai fait la première fois la connaissance de l'Arménie par l'intermédiaire de quelques amis personnels quand j'étais étudiant à Berlin. Parmi ces amis se trouvait le Rév. Père Karapet, futur recteur de l'académie d'Etchmiadzine et, par la suite, évêque des Arméniens à Tauris, capitale de l'Arménie persane. Il était un grand espoir de son peuple mais mourut malheureusement assez jeune avant la (Première) Guerre Mondiale par suite d'une maladie incurable. Nous étudiions ensemble la théologie à Berlin et nous étions assis côte à côte au séminaire d'histoire des Eglises du professeur Harnack. Karapet m'invita avec insistance de le visiter un jour au couvent de Saint-Etchmiadzine, situé près du mont Ararat. Karapet était un des hommes les plus nobles que j'ai jamais connus, un érudit et un passionné de son peuplequ'il voulait voir au plus haut degré du progrès et de l'humanisme.
En 1898, tout de suite après mon mariage, j'ai entrepris mon voyage de noces à travers l'Arménie. Ma femme et moi, nous arrivâmes à Etchmiadzine, centre de l'Eglise arménienne-apostolique, et nous fûmes présentés par Karapet à S.S. le Catholicos de Tous les Arméniens. C'était un vénérable vieillard de plus de soixante-dix ans qui, par son peuple, était appelé « Haïrik », c'est-à-dire « Petit-Père » et jamais de son nom de patriarche suprême. Nous avons beaucoup parlé d'Allemagne et de jeunes Arméniens qui y faisaient leurs études. « L'Allemagne devient peu à peu notre patrie spirituelle », dit-il. « Nos programmes scientifiques modernes se reposent sur ceux d'Allemagne, surtout en ce qui concerne l'éducation de la jeunesse. Notre Académie à Etchmiadzine est fondée d'après lés principes allemands, et cinq dé nos professeurs ont fait leurs études dans votre pays. »
A la fin, le patriarche suprême nous donna sa bénédiction en langue classique, « grabar », et nous dit : « Vous me paraissez un couple harmonieux, mais si un jour vous vous disputez, faites un pèlerinage à Etchmiadzine, je vous réconcilierai... Peut-être même vous vous réconcilierez en route avant d'arriver chez moi. » En effet, le trajet par le train est de cinq jours et cinq nuits...
Nous étions les hôtes du couvent une semaine entière et c'est là que j'ai reçu pour la première fois une forte impression de la haute culture du peuple arménien, surtout de sa vitalité nationale et sa soif de travail acharné.
L'histoire arménienne prend son début 2 500 ans avant Jésus-Christ. Mais c'est six siècles avant notre ère qu'on rencontre pour la première fois au nom arménien, le pays mêmes s'appelant Ourartou, Hithites ou autrement jusqu'alors. Il paraît qu'à cette époque une forte tribu indoeuropéenne ait conquis le plateau d'Arménie et serait ensuite assimilée avec les vieux habitants du pays. La langue et la race arméniennes sont, de ce fait, indc-européennes. Au début, l'Arménie fut une province de l'ancien empire persan ; ensuite un royaume indépendant, dont une partie appartenait à l'empire romain. L'Arménie est le premier pays du monde qui proclama le christianisme comme religion d'état avant Constantin le Grand. Depuis, les Arméniens ont défendu leur foi avec acharnement et fanatisme contre les Arabes, les Mongoles et les Turcs. Ils ont leur propre Eglise nationale indépendante qui s'appelle Eglise arménienne-apostolique.
Au Moyen Age, il y avait en Arménie différents petits royaumes et principautés. A Ani, près d'Etchmiadzine, on voit encore de nos jours, les imposantes et magnifiques ruines de l'ancien royaume de cette grande cité. Ces ruines sont celles des plus prestigieuses de l'Orient. Notre visite à Ani nous a laissé un souvenir inoubliable. Une célèbre chanson arménienne commence par ces mots : « La ville d'Ani est assise, et elle pleure... » Quand on chante cette chanson douloureuse, les yeux des Arméniens se remplissent de larmes, car ils se souviennent de leur glorieux passé et de leurs combats acharnés contre les envahisseurs. Au sud-est de l'Asie Mineure, sur les montagnes de Cilicie, les Arméniens ont fondé le royaume de la Petite Arménie. Le roi Léon fut un contemporain de l'empereur Henri IV. Il lui envoya une délégation, quand l'empereur préparait sa grande croisade contre les infidèles. Il reçut de l'empereur son pays en fief. Ce sont les quelques relations politiques importantes entre l'Allemagne et l'Arménie. Mais il existe une autre relation très importante, celle de l'art. En effet, le professeur autrichien fort connu josef Strzygowski a lancé la thèse selon laquelle l'architecture romane du Moyen Age a subi des influences très considérables de l'architecture arménienne, surtout en ce qui concerne le style des églises. Il est étonnant de penser que nos vieilles cathédrales du temps des empereurs saxons et franconiens soient des descendantes de l'architecture arménienne.
Le couvent de Saint-Etchmiadzine se trouve près d'Erevan, alors sur le territoire russe, aujourd'hui capitale de la République Soviétique d'Arménie qui est une république fédérale à part entière au sein de l'Union Soviétique. Au sud d'Erévan se situe la frontière turque, à peine éloignée de quelques heures. D'ici, nous continuâmes notre voyage sur les chevaux. Nous parcourûmes ainsi le midi de l'Arménie historique qui se situe au bord du grand lac de Van, et aux sources de l'Euphrate. C'est ici qu'on obtient une fidèle notion sur le vrai caractère du peuple arménien. Avant la guerre plus d'un million d'Arméniens vivaient sur l'ancien territoire russe, et sur celui turc plus de deux millions, dont au moins un million de paysans, ayant la majorité absolue malgré les manœuvres du gouvernement turc pour falsifier les chiffres dans les six vilayets de l'est qui composaient l'Arménie occidentale. En vain les Turcs voulaient tromper l'opinion publique européenne.
Il est absolument faux de croire que les Arméniens soient uniquement un peuple de commerçants et d'hommes d'affaires, habitant les grandes villes du Levant. Naturellement beaucoup de jeunes Arméniens ont dû quitter leur patrie qui était appauvrie systématiquement par les autorités turques. Ces jeunes gens avaient soif de progrès, de libre développement intellectuel et technique et d'une sécurité pour leur existence.
Mais le noyau de la masse même composaient les paysans qui se trouvaient plantés sur le sol de leurs ancêtres depuis plus de 4 500 ans. Ils vivaient primitivement dans les plus strictes habitudes de leurs traditions. Quand les fils se mariaient, ils restaient chez leurs pères qui avaient tout le pouvoir d'un patriarche sur tous les membres du clan, qui quelquefois était composé de plusieurs générations. Nous avons rencontré au bord du lac de Van une très grande famille de paysans où vivaient côte à côte cinq générations.
Celui qui a vu tout cela, s'indigne à juste titre, quand on lui dit que les Arméniens ne sont qu'un peuple de négociants habiles. Si on visite un village arménien et on ramasse tout l'argent liquide disponible, on ne pourra même pas récupérer quelques misérables livres.
Quand une fille était née, le père plantait au bord de l'eau une dizaine de peupliers, et quand elle avait atteint l'âge de se marier, c'est-à-dire quatorze ans, d'après la coutume orientale, alors le père donnait ses peupliers comme cadeau de mariage à sa fille, afin que son mari puisse construire leur propre chambre nuptiale avec le bois de ces peupliers. Voilà comment vivait le paysan arménien dans son plateau.
Le malheur des Arméniens venait des trois causes principales :
1. Leur amour indestructible envers leurs peuple et leur Eglise nationale.
2. Leur grande capacité culturelle et
3. Leur éloignement (géographique) de l'Europe.
La domination turque s'étendait au début du XIXe siècle sur un nombre de peuples chrétiens parmi lesquels les Grecs, les Bulgares, les Serbes, les Roumains, les Arméniens, etc. Les trois premiers se sont soulevés les armes à la main et ont eu la sympathie et le soutien militaire des grandes puissances européennes ; les Roumains, par contre, ont eu leur indépendance presque sans tirer un coup de feu. Les Arméniens étaient trop éloignés de l'Europe et leur sort peu connu. Il est injuste de leur reprocher leur exigence de devenir libres et indépendants comme les Grecs, Serbes, Bulgares, etc. Il n'y eut jamais de révoltes armées en Arménie mais les Arméniens ont essayé de faire connaître leur sort tragique à l'opinion publique européenne et mondiale.
C'était leur droit. S'ils demeuraient tranquilles, supportant leur destin avec fatalisme sans demander de réformes, ils ne seraient pas massacrés et n'auraient pas leur catastrophe nationale.
Quand j'étais à Etchmiadzine, le Patriarche suprême Mkrtitch, celui même que le peuple appelait « Haïrik », c'est-à-dire « Petit-Père », me disait qu'il avait défendu la cause sacrée de son peuple à la conférence de Berlin en 1878. Les puissances européennes ont promis pas mal de réformes en Arménie occidentale mais ces réformes sont restées lettres mortes. Au congrès, me disait-il, les autres peuples opprimés avaient des cuillers en fer pour puiser dans la soupe, tandis que la mienne était en papier... C'est pour cela que les autres reçurent des terres et de nouvelles frontières, tandis que nous avons obtenu des espoirs en papier...
Au lieu de respecter les accords concernant les réformes en Arménie occidentale — sauvegarde de la vie, d'honneur et de propriétés des Arméniens, sans se détacher de l'Empire ottoman — les autorités turques ont pris une décision beaucoup plus simple mais monstrueuse : anéantir tout le peuple chrétien arménien sur tout le territoire de l'Ouest-Arménie occupée par les Turcs, pour étouffer le cri d'alarme, les plaintes et les protestations légitimes de ce peuple.
Le premier acte de ces génocides (dorénavant appelé arménocides) a eu lieu début 1890. Durant mon voyage en automne 1898 j'ai passé une nuit dans un village près du lac de Van chez un chef Kurde. Il m'a très bien accueilli. Sa première question fut : « Sais-tu déjà que Bismarck est mort ?» A ma propre question s'il sait comment s'appelle l'empereur d'Allemagne, il m'a répondu : « Non, je ne connais que deux Allemands, Bismarck et... Mauser ». Ce disant, il me montra son fusil mauser...
— Quel est ton prochain arrêt ? » me demanda-t-il.
— Ardjèche, au bord du Lac », fut ma réponse.
— Que veux-tu faire là-bas ? » répondit-il. « Il n'y a personne à Ardjèche, nous y avons massacré tous les Arméniens. »
Ce disant il me montra les beaux objets de sa tente : des tapis, des soucoupes en métal, des rideaux de soie, etc., etc. « Tout cela, je les ai pris là-bas... »
C'était la méthode du sultan rouge Abdul-Hamid. Il se contentait des massacres de quelques centaines de milliers d'Arméniens. Le gouvernement des jeunes Turcs par contre a porté ce chiffre à deux millions. En effet, pendant la (Première) Guerre Mondiale il a décidé d'anéantir complètement toute la nation arménienne en Turquie. Cela se passa de la manière suivante : on a tout d'abord mobilisé dans l'armée les jeunes Arméniens qui furent ensuite massacrés dans des endroits désertiques. Une fois les jeunes ainsi disparus, les villes et les villages arméniens furent pillés et les habitants massacrés impitoyablement par des méthodes les plus barbares. Une partie de la population fut déportée vers le lointain désert d'Arabie. Ceux qui ne pouvaient pas marcher, furent liquidés ou abandonnés sans pitié sur les routes, s'exposant ainsi à une mort atroce. Toutes les filles et les jeunes gens furent séquestrés, violés ou vendus, auparavant ayant été convertis de force au mahométanisme.
Cette atroce tragédie barbare a duré pendant toute la période de la guerre et a coûté la vie à environ deux millions d'Arméniens. C'était le plus grand et le plus cruel génocide qui ait jamais eu lieu dans les temps modernes.
Ce que je viens de dire sur ces massacres, n'est nullement exagéré, car ils sont confirmés par les actes officiels parus après la guerre. Je connais les descriptions (écrites ou orales) des officiers allemands qui rencontrèrent par hasard sur les routes de mort ces malheureux et qui empêchèrent souvent ïe pire en sauvant in extremis des vies humaines. L'ambassade et les consulats allemands ont envoyé, jour par jour, leurs rapports au gouvernement pour freiner, si possible, l'élan diabolique de leurs alliés turcs. Ces derniers répondaient (s'ils daignèrent de répondre) que c'était une affaire intérieure de leur pays et ne regardait personne...
En tous les cas, aujourd'hui dans les provinces arméniennes de Van, Erzeroum, Mouch, Diarbékir et Kharpout où, comme je l'ai déjà dit, les Arméniens faisaient la majorité absolue de la population, et où vivaient plus d'un million d'Arméniens, il n'y a pratiquement plus d'Arméniens. Une petite partie a pu franchir l'ancienne frontière russo-turque et s'établir sur l'actuel territoire de la République d'Arménie.
Le même sort atroce ont subi les Arméniens de Cilicie et d'Anatolie ; sauf ont été épargnés ceux de Constantinople et de Smyrne, car l'Europe était assez proche de ces villes.
Actuellement on évalue le nombre des Arméniens en Turquie à quelques cent mille contre plus de deux millionset demi avant la guerre. Seul un petit territoire en Transcaucasie, l'actuelle République d'Arménie, grand comme la Belgique, est resté l'unique refuge de la nation arménienne. On connaît le préjugé d'après lequel les Arméniens sont uniquement des hommes d'affaires très capables. Cette opinion est démentie par le fait que la nation arménienne est l'une des plus douées, des plus vivaces et des plus assoiffées de progrès, d'énergie et de travail dans le monde entier, et que sa situation géographique est la principale cause qu'elle n'a pas pu conquérir totalement son indépendance, comme l'ont obtenue les peuples balkaniques après leurs révoltes armées et avec l'aide des puissances européennes.
Leipzig, le 19 Octobre 1926.
Paul Rohrbach.
Reproduit d'après Hagop Krikor, Les Arméniens connus et inconnus : de Noe a nos jours, Ed. La Pensée Universelle, 1974 (réed. 1975), Annexes.
Les images sont extraites de Rohrbach, Paul. Armenien. Beiträge zur armenischen Landes und Volkskunde — Stuttgart : Engelhorn, 1919