L'Empire ottoman est fini comme grande puissance politique. Il a passé, du xve au xxe siècle, sur l'Europe et sur l'Asie, sans leur apporter aucun bienfait, aucun progrès; il a été une puissance malfaisante et stérile. Cette guerre, où les Jeunes-Turcs se sont follement engagés, a été prolongée et rendue plus coûteuse par leur intervention; la Russie a été par eux séparée de ses alliés et jetée dans l'abîme de catastrophes où elle aurait pu nous entraîner et d'où elle n'est pas encore sortie. La capacité de nuire des Turcs devenus les instruments des Allemands a été très forte. La destruction des éléments chrétiens de leur Empire, la soumission et l'assimilation des éléments musulmans non turcs n'était, pour leur ambition déchaînée, qu'un premier pas. L'Empire turc reconstitué, forlitié par l'extirpation de ses éléments hétérogènes, devait devenir le centre d'un groupement nouveau d'états musulmans, d'une vaste fédération « pantouranienne » qui se serait étendue des rives du Danube aux steppes de l'Asie centrale et des bords du Nil à ceux du Gange.
Il faut ici entier dans quelques explications, car c'est là un des aspects les moins connus de cette guerre dont on ne dira jamais assez qu'elle a été un bouleversement total de la terre habitée.
Géographiquement et historiquement, le Touran s'oppose à l'Iran. L'Iran, c'est le plateau de Perse, c'est la race indo-européenne, c'est le sédentaire, le cultivateur; c'est le civilisateur. Le Touran, ce sont les steppes de l'Asie centrale et septentrionale, c'est la race ouralo-altaïque, c'est le nomade, pasteur et guerrier; c'est le destructeur. Iran contre Touran, c'est l'histoire éternelle deces contrées. Le nomade, en été, aspire à quittier ses plaines brûlées pour conduire ses troupeaux brouter l'herbe fraîche des hautes vallées et le gazon parfumé des montagnes; si le gouvernement est sans énergie et le gendarme sans vigilance, il grimpe sur le plateau, s'y installe et devient le maître : c'est l'histoire des tribus turques. Du Touran, rien de grand n'est jamais sorti, ni mouvement religieux ou philosophique, ni art, ni littérature, ni science, ni industrie, ni commerce, seulement, à certaines époques de son histoire, la, guerre, la conquête et la destruction.
Le pantouranisme est une politique qui tendrait à rapprocher les fragments épars de la famille turco-mongole, dispersés depuis la Thrace, voire depuis la Hongrie et la Bulgarie, jusqu'aux Marches de la Chine. L'imagination désordonnée d'un Talaat, l'ambition effrénée d'un Enver ou d'un Djemal ont rêvé de reprendre, en partant de Constantinople, l'œuvre de conquête et d'unification d'un Tchinguiz-Khan et d'un Timour.
C'est après la révolution de 1908 que les Jeunes-Turcs, sous l'influence de quelques sectaires comme le docteur Nazim, imaginèrent de donner pour base à l'état ottoman le nationalisme turc; leur plan impliquait la suppression des autres nationalités. Un certain Ziya bey, de Diarbekir, constitua en 1909, à Salonique, une société qui se proposa pour but d'expulser de la langue turque les mots arabes ou persans qui seuls en font une langue littéraire, et de « turciser » même la religion, les prières et les livres saints ; ces fanatiques voulaient même effacer sur les mosquées les inscriptions en arabe. On expulsait les mots en attendant d'expulser ou de tuer les hommes! La guerre de 1912 confirma les Jeunes-Turcs dans leur conviction qu'une politique de centralisation et de « turcisation » pourrait seule sauver l'Empire. C'est à celle époque qu'un Juif de Salonique écrivit sous le pseudonyme de Tékine-Alp un livre intitulé : le Turc et l'idéal panturc, qui est comme le bréviaire de la politique pantouranienne dans laquelle le Comité « Union et progrès » allait engager la Turquie pour le service du roi de Prusse.
Le pantouranisme est avant tout une politique de guerre. Entre les divers peuples Touraniens, dont l'état social et politique n'a pas varié depuis les temps anciens, il n'existe aucun sentiment d'unité, aucune communauté de culture, aucun lien, si ce n'est, pour la plupart d'entre eux, l'Islam. Mais il s'agissait, pour les Allemands et les Turcs, de susciter quelque agitation parmi les Musulmans de Russie, de préparer le chemin aux troupes ottomanes en Transcaucasie; des sociétés furent créées qui, avec les fonds de la caisse des ouakoufs (fondations pieuses), s'appliquèrent à promouvoir un irrédentisme turc. Les Jeunes-Turcs qui avaient eu à souffrir chez eux de l'irrédentisme slave et grec, cherchèrent à utiliser contre leurs ennemis ce puissant instrument de désagrégation. Tandis qu'il n'y a, dans l'Empire ottoman, qu'environ huit millions de Turcs, il y a, dans l'Empire russe, de la mer du Japon à la Baltique, . à peu près seize millions de Turco-Mongols; ils sont d'ailleurs divisés en petits groupes sans liens les uns avec les autres et ils parlent plusieurs langues différentes; leur unité n'est qu'une fiction ; plusieurs tribus, d'ailleurs, ne sont pas turques, mais finnoises. Le pantouranisme ne rayonnait pas seulement sur la Russie. Les invasions et les migrations turques ont laissé sur les plateaux iraniens, particulièrement dans le Nord-Ouest de la Perse, de nombreux rameaux qui, pour la plupart, parlent un dialecte turc, mais écrivent en persan; leur confession chiite ne les rapproche pas des Turcs Ottomans. Les Jeunes-Turcs et les Allemands convoitaient particulièrement l'Azerbaïdjan (c'est-à-dire la région du lac d'Ourmiah dont la capitale est Tauris) qui ouvre entre les vallées de la Transcaucasie et le plateau Persan la grande voie historique des invasions et du commerce. Par là, l'influence turque s'étendrait sur la Perse et l'Afghanistan; par le Turkestan elle agirait sur l'Asie centrale et sur les Indes. Les Turcs savent que c'est par là qu'au XVIe siècle le grand-mogol Bâber descendit dans la vallée de l'Indus et soumit la péninsule à sa dynastie.
Ainsi les visées de la politique pantouranienne étaient vastes et portaient loin. Il va sans dire que cet échafaudage d'intrigues et de propagande était inspiré et organisé de Berlin. L'idée panturque avait aussi trouvé des adeptes parmi les Hongrois, tels que le comte Paul Teleki, président de la société de géographie de Budapest. Ils se proposaient de réveiller chez les Magyars la fierté de leur descendance turque et le goût d'un rapprochement politique et commercial avec les diverses branches de la famille touranienne. La suppression des Arméniens était naturellement un article du programme pantouranien, car cette race tenace et prolifique s'interpose entre les Turcs d'Anatolie et ceux du Caucase et de l'Azerbaïdjan.
Il est important de remarquer que pantouranisme et panislamisme ne sont pas synonymes; les deux politiques, géographiquement, ne se recouvrent pas, puisque les Arabes ne sont pas des Touraniens; le panislamisme a, avant tout, un fondement religieux; il n'est pas autre chose que le sentiment de la communauté de croyance entre les musulmans des divers pays. Lorsque le Sultan, sur l'injonction des Allemands, proclama la guerre sainte, sa parole n'eut qu'un très faible retentissement dans l'Islam non turc. Les Arabes, avec l'appui de l'Entente, ont revendiqué leur indépendance et dénié au Sultan des Turcs le droit au califat; ils ont dressé en face de lui le grand chérif de la Mecque, descendant du Prophète, que l'Entente a reconnu comme roi du Hedjaz.
Après la révolution bolcheviste et la ruine de la puissance militaire de la Russie, les conceptions chimériques du pantouranisme parurent cependant se réaliser. La Mer Noire devenait un lac turco-allemand. Le traité de Brest-Litovsk avecles Ukrainiens et le traité de Bucarest avec les Roumains révèlent très clairement les intentions des Allemands; ils voulaient organiser une route terrestre et maritime partant d'Odessa ou de Constanza pour aboutir à Batoum d'où elle rayonnerait, d'une part, vers Bakou avec l'appui des Tatares, et, par la Caspienne, vers le Turkestant et ses grandes villes historiques : Khiva, Boukhara, Samarkande, d'autre part, par Tauris et Téhéran, vers la Perse, l'Afghanistan et l'Inde, où 66 millions de Musulmans sont sujets ou protégés anglais.
Le pantouramisme ainsi couru dépassait de très loin les moyens d'action des Turcs; ils n'étaient qu'un instrument de la politique de guerre allemande. Les divers peuples de race turque devaient devenir comme les piles du gigantesque pont qui relierait l'Europe centrale allemande à l'Asie centrale et à la Chine; ainsi s'établirait la suprématie du commerce allemand et seraient ruinées l'influence et la domination brilan-niques. En réalité, sous couleur de pantouranistne, c'est le pangermanisme dont il s'agissait d'assurer la domination et le triomphe. Les Jeunes-Turcs, dans leur orgueil naïf, exultaient de joie; ils se voyaient revenus aux jours de Soliman le Magnifique. « La Mer Noire est une mer musulmane et ottomane, » écrivait l'lkdam du 23 mars 1918. Ils se flattaient de grandir par l'appui des Allemands dont ils supportaient la morgue et l'insolence parce qu'ils avaient besoin d'eux, mais dont ils se flattaient, le moment venu, de se débarrasser. Ils auraient dû savoir, puisque c'est Bismarck qui le disait, que qui veut souper avec le diable, doit se munir d'une longue cuiller.
René Pinon, « La liquidation de l'Empire ottoman »
Revue des deux Mondes, vol. 53 (septembre 1919)