Des confins de l'Iran à la vallée de la Maritza, du golfe Persique et de l'Océan Indien à la Mer Noire et à l'Archipel, du mont Ararat au mont Sinaï, s'étend un immense et magnifique domaine dont les Puissances alliées et associées ont à régler le sort : c'est l'héritage de l'Empire ottoman. Ces vastes contrées ne sont guère peuplées actuellement, après les dernières saignées, que de quelque dix-huit millions d'habitants, mais c'est la rage des hommes qui les a rendues pauvres et stériles, quand la nature les avait faites riches et fécondes; elles ont connu jadis la prospérité, les populations denses, les moissons épaisses, les troupeaux innombrables. Il suffit de rappeler leurs noms antiques : c'est la Chaldée et la Mésopotamie, les larges bassins où le Tigre et l'Euphrate roulent leurs ondes jumelles, double Nil dont les eaux aménagées rendraient à d'immenses plaines une fertilité sans pareille; c'est la Syrie, la Phénicie et la Palestine, nobles terres d'histoire, éternels lieux de passage; c'est le haut bastion de l'Arménie avec ses neiges et ses eaux bondissantes; c'est le Pont où régna Mithridate, la Bithynie, la Cilicie que gouverna Cicéron; c'est la Pamphylie, la Lycie, la Phrygie, et, sur les hauts plateaux, la Galatie où prospéra une colonie de Gaulois. La, durant des siècles, se fit l'histoire et s'élabora la civilisation ; là naquirent les trois grandes religions monothéistes; là fut le berceau des philosophies, des sciences et des arts. Les Juifs y pleurent sur les ruines du Temple; les chrétiens y vénèrent la trace divine des pas de Jésus; les musulmans sunnites affluent de tous les coins du vieux monde aux villes saintes du Hedjaz, tandis que les Chiites hurlent leur douleur et leur espérance à Kerbelah et à Nedjef. Les ruines de cités qui furent superbes s'entassent à côté de capitales encore vivantes. Constantinople enfin, dont Napoléon disait : « c'est l'Empire du monde, » garde le prestige incomparable qu'elle doit à sa position à l'intersection de deux grandes voies historiques, la route maritime des détroits, la route terrestre d'Europe en Asie.
Mais un vent de mort a passé par là. Les anciens noms, évocateurs des brillantes civilisations du passé, ce sont les Européens qui les ont ressuscités, mais sur place ils ne sont connus que de quelques chrétiens; des consonances étrangères aux lèvres aryennes les ont remplacés. Du ve au XVe siècle la grande vague des peuples turco-mongols s'est abattue sur l'Asie occidentale et l'Europe orientale et les a submergées, détruisant tout, civilisations chrétiennes et civilisations musulmanes, le Khalifat de Bagdad comme l'Empire de Byzance. Après des siècles de guerre et d'extermination, les descendants des anciens capitaines d'aventuriers turcs ont fini par fonder l'Empire ottoman. Les Turcs ont toujours été des soldats disciplinés et braves; ils sont allés jusqu'à Vienne et jusqu'à Tunis, mais ils n'ont créé ni une civilisation, ni une administration, ni un art original; ils n'ont jamais tenté de donner aux peuples chrétiens soumis à leur Empire un statut équitable; ils n'ont jamais réussi à s'élever au-dessus de la conception qui divise les hommes en vainqueurs et vaincus, maîtres et esclaves, Turcs et raias. Tout ce qui a été créé chez eux, surtout depuis le commencement de leur décadence militaire, l'a été sans eux, et si les rivalités des puissances européennes qui se disputent l'influence prépondérante et les affaires avantageuses ne l'avaient maintenu debout, depuis longtemps l'Empire ottoman aurait cessé d'exister ou serait relégué en Anatolie. Les Turcs depuis plus d'un siècle ne se maintiennent comme puissance que parce qu'ils ont Constantinople, et Constantinople est restée turque parce que les nations européennes n'ont jamais voulu permettre à l'une d'elles d'en obtenir l'exclusive possession. La question de Constantinople a toujours été et reste, à l'heure actuelle, la difficulté capitale pour tout règlement de la question d'Orient.
René Pinon, « La liquidation de l'Empire ottoman »
Revue des deux Mondes, vol. 53 (septembre 1919)