Louis Ganima, habitant d’Alep, pour éviter de faire son service militaire, se fit engager à la compagnie du chemin de fer de Bagdad. S’étant trouvé sur la ligne au cours des déportations, il eut l’occasion de voir toutes les abominations qui s’y commirent et m’en fit le récit suivant à Alep, en mai 1918, après avoir donné sa parole d’honneur qu’il disait la vérité.
Aux environs de Mohammadi Khan, localité presque déserte entre Wéren-Cheir, Ourfa et Râsul-Aïn, arrivèrent des convois composés de 10.000 personnes, femmes, jeunes filles et enfants. C’était en automne 1915. Ces convois venaient d’Erzeroum, Kharpout, Séert, Diarbékir et Mardine. Ils demeurèrent plusieurs jours dans les environs de Mohammadi-Khan. Les premiers jours, l’occupation des gendarmes consistait à dépouiller leurs victimes de <p.98> ce qui leur restait. N’ayant plus de vêtements, souffrant de la faim et du froid, 2.000 moururent ainsi de maladie et de misère.
Plusieurs centaines, affolés, souffrant atrocement de la soif, allaient se jeter dans les citernes vides de ce lieu désert et y mouraient. Un grand nombre furent tués par les Kurdes et les gendarmes et y furent tués par les Kurdes et les gendarmes et y furent jetés aussi. Treize citernes se trouvant dans ce lieu furent ainsi remplies. Le reste, plusieurs milliers, furent cernés un jour par 500 cavaliers kurdes armés aidés de 150 gendarmes. Ayant réuni ces malheureux déportés dans un endroit entouré de longues herbes sèches et abondantes qui poussaient dans ce désert, ils mirent le feu à ces herbes. A noter qu’avant de mettre le feu ils dépouillèrent leurs victimes de tout ce qu’elles possédaient. Les chrétiens voyaient avec épouvante les flammes s’approcher d’eux lentement. La terreur dans l’âme, ils sentaient leu fin prochaine. Ceux qui parvenaient à traverser le feu étaient accueillis de la part de la gendarmerie par un autre feu encore plus nourri. D’une façon ou d’une autre, ils étaient condamnés à mourir.
Ainsi furent exterminés des milliers d’êtres humains, tout ce qui restait des dits convois.
Après cette épouvantable hécatombe, des femmes et des enfants kurdes arrivaient avec des tamis et prenant les cendres des morts, les tamisaient pour voir s’il n’y avait pas de l’or qui restait, vu que les femmes chrétiennes avalaient souvent l’or qu’elles cachaient ainsi pour subvenir à leurs besoins1.
La construction du chemin de fer de Bagdad s’effectuait entre Arrada et Téllérmén. Je faisais partie du personnel dirigeant des travaux.
Un jour que j’étais dans un village kurde, le maire, me prenant pour un médecin turc, commença à me parler librement. Il demanda <p.100> d’abord comment je m’appelais. Lui faisant croire j’étais Turc, je luis répondis ; Assad Effendi. Persuadé alors que j’étais musulman, il se mit à me faire des confidences. Et voici ce qu’il me raconta :
– J’étais autrefois en relations d’affaires avec une famille chrétienne de Mardine, Djannandji. Au temps des massacres, je vis arriver un convoi de femmes dans notre village. Il était conduit par des Circassiens (tchérkess). Ceux-ci se mirent à procéder à la vente de ces femmes comme s’il se fût agi d’un marché d’esclaves. Ayant remarqué que parmi celles-ci il s’en trouvait une faisant partie de la famille avec laquelle j’étais en relations d’affaires, je fils alors tout mon possible pour l’arracher des mains des bandits avec quelques-unes de ses compagnes. La jeune fille en question, qui était fort belle, s’appelait, je crois Kalmouni. Ces femmes étant toutes de Mardine, je connaissais la plupart de leurs parents. J’achetai à prix d’argent sept de ces chrétiennes, Kalmouni comprise, et les emmenai chez moi.
Au début, je me mis à les consoler ; puis mon fils s’étant épris de Kalmouni, il me demanda de l’épouser. Je m’approchai de la belle jeune fille et lui proposai ce mariage. Elle me déclara qu’elle préférait mourir plutôt que de se marier avec un musulman. <p.101>
Je suis revenu plusieurs fois à la charge, dit le Kurde, mais c’était en vain. Je la menaçai, lui disant que je la tuerais si elle n’acceptait pas ; mais tout était inutile.
Un jour que personne n’était à la maison, je les mis toutes nues dans une chambre et commençai à les menacer.
– Vous devez épouser des Kurdes, leur dis-je. Je les injuriai, les menaçant de les tuer toutes si elles ne voulaient pas m’écouter. Sur leur refus, je les outrageai. Puis, pour effrayer celle que je voulais donner à mon fils, je tuai trois d’entre ses compagnes. Une balle atteignit l’une à l’œil, l’autre au cœur. Le sang giclait de ces corps ensanglantés.
Kalmouni, impassible, encourageait ses compagnes et les exhortait à résister.
Voyant le sang couler abondamment, j’ai été un peu attendri et ai épargné les autres. Puis, revenant vers la belle Kalmouni, je continuai à la menacer ; elle m’insulta, me disant :
– Tu es un lâche de maltraiter ainsi des femmes ! Tu es indigne de porter le nom d’homme !
A ces mots, furieux, je tire mon revolver pour la tuer. Elle me crie ;
– Au nom du pain que tu as si souvent mangé chez nous, ne me tue pas ainsi.
Par pudeur, vu qu’elle était nue, elle me pria de lui permettre au moins de tourner le <p.102> dos pour mourir.
– Tue-moi maintenant, dit-elle. A ces paroles j’hésitai ; et l’amitié qui existait entre sa famille et moi me revenant à la mémoire, je décidai de lui laisser la vie. Puis, me ravisant et de peur que cette femme courageuse ne pût me diffamer un jour et raconter les traitements que je luis avais fait subir, je lui tirai un coup de le dos et la tuai.
Je me trouve un jour à Amouda, une station du chemin de fer près de Nisibin. Là je rencontre chez un Kurde, une jeune déportée, de toute beauté, d’une très bonne famille, parlant parfaitement le français, et qui avait terminé ses études chez les sœurs françaises. Elle s’appelait Loucïntag. Elle était de Nigda. Voici ce qu’elle me raconta :
– Faisant partie d’un convoi, j’arrivai en compagnie de mon père et de ma mère à Ras-el-Aïn, où je fus, un mois après, déportée en leur compagnie dans un endroit désert. Notre convoi comprenait 15.000 personnes. Une multitude de tcherkess, de Turcs et de nomades arrivant dans cette localité, tels des vampires, tombèrent sur nous, nous massacrant avec des épées, des massues, des poignards, etc… <p.103>
Un arabe, épris de ma beauté, m’arracha des mains de ces bandits et me sauva. Mais plus tard, attiré par l’appât du lucre, il me vendit à un bédouin de la tribu de Chammar, des environs de Nisibin au prix de 5 livres et un « cagal »2. On me donne le nom arabe de « Ayyouche » et je fus aussitôt tatouée sur le visage de toutes sortes d’emblèmes.
Mon maître était un chef arabe. Je restai quelque temps là-bas, puis, fatiguée de la vis que j’y menais, je pris la résolution de m’enfuir et partir à l’insu de cheikh.
Je m’en fus sur le chemin de Mossoul, marchant la nuit et me cachant le jour, sans pain, sans eau, exténuée de fatigue. Après trois jours de marche, j’aperçus au loin des groupes d’hommes. Je crus que c’étaient des nomades arabes. Arrivée auprès d’eux je constatai que j’étais en présence de déportés chrétiens qu’on transportait à Mossoul. Je restai en leu compagnie durant trois jours, vivant d’aumônes. Ce convoi, divisé en trois groupes, fut dirigé, partie sur Sendjâr, partie sur Mossoul et enfin le restant retourna à Ras-el-Aïn. J’étais dans ce dernier groupe. Le but des Turcs était de faire périr tous ces chrétiens et c’est <p.104> pourquoi on les transportait ainsi sans cesse d’un endroit à un autre.
Le convoi atteignit Tel-Hélif puis Ras-el-Aïn, près du petit cours d’eau appelé Djerjeb. Dans cet endroit se trouvaient de grandes citernes antiques. On nous y conduisit. Des soldats, avec l’aide des tchérkess, égorgèrent un à un les chrétiens et les jetèrent dans ces citernes. J’étais à peu près la trentième. Je reçus un coup d’épée à mon tour et m’évanouis. Ayant repris connaissance, je constatai alors que je me trouvais dans une citerne. Je ne revins du reste à moi qu’à la suite du coup que je reçus et qui provenait d’un corps que je sentis tomber sur moi. C’était un cadavre que les bourreaux venaient de jeter, car, au-dessus de ma tête, les massacres continuaient.
Quant à moi, j’avais été blessée à la tête mais non pas grièvement. Les meurtriers, dans leur hâte d’en finir avec le grand nombre de victimes qu’ils avaient à tuer, les précipitaient dans les citernes sans même se donner la peine de les achever, et je sentais des malheureux remuer près de moi : ils étaient dans l’agonie. Je perdais beaucoup de sang par ma blessure et je tâchais de trouver le moyen de me sauver et de ne pas rester ensevelie sous les cadavres qui tombaient autour de moi. J’étais alors obligée, chaque fois qu’un corps s’écrasait dans la citerne, de me <p.105> hisser sur lui de peur d’être ensevelie par l’avalanche de ceux qui suivaient.
Les pauvres êtres blessés s’agitaient et je les sentais frissonner au-dessous de moi. Leurs plaintes et leurs gémissements me faisaient frémir.
Vers le soir, la boucherie étant terminée, je me trouvai à la surface de la citerne, presque au niveau du sol. Je passai toute la nuit ainsi, perdant du sang par ma blessure et ne pouvant faire aucun mouvement pour me sauver.
Le lendemain, des passants venant regarder par curiosité dans les citernes, un vieillard arabe de la tribu de Baggaraé, m’aperçut, me prit et me conduisit sous sa tente. Son fils m’épousa. Je restai quelque temps chez lui, puis il me vendit pour 18 médjidiés (72 francs environs) à un certain Husseïn, fils du maire du village de Amouda, qui se rendait à Ras-el Aïn. Ce dernier m’épousa et je suis encore chez lui.
La malheureuse Loucintag m’a raconté elle-même son histoire et j’étais navré de ne pouvoir venir en aide à une coreligionnaire.
A Tehélif, je rencontre une autre jeune fille du nom de Hayghanouche et qui était chez un capitaine turc, commandant du bataillon des ouvriers attachés à la construction de la voie ferrée de Bagdad. On l’avait surnommée Khdidha. Elle avait fait partie avec ses parents d’un convoi de 4.000 personnes – femmes, jeunes filles, enfants – et était arrivée au bord du Tigre entre Djéziré et Mossoul.
L’ordre du gouvernement de Derzor de massacrer ce convoi n’avait pas encore été donné ; Lorsqu’il est arrivé au bord du Tigre, les gendarmes séparent les riches des pauvres. Ils conduisent ces derniers à l’écart et les massacrent pour effrayer les riches, afin de pouvoir leur extorquer tout leur argent. Mille personnes seulement survivent. Les gendarmes les dépouillent d’une grande partie de ce qu’elles possèdent, puis les abandonnent.
Les gendarmes retournent alors dans les villages, rapportent du pain et de l’eau, et les leur vendent à un médjidié (4 fr. 50) le pain et 5 piastres le verre d’eau (1 fr.).
Vingt jours après, n’ayant plus aucun moyen de subsistance, les malheureux déportés se mirent à vendre leurs vêtements et tout <p.107> ce qu’ils possédaient. Ils finirent même par abattre les bêtes de somme pour se nourrir et, de guerre lasse, ils se dévorèrent entre eux.
Une jeune fille voyant souffrir ses parents leur dit :
– Afin que vous ne mouriez pas de faim, tuez-moi et mangez ma chair.
La faim et la soif leur causaient des souffrances si atroces qu’ils se disputaient des morceaux de chair arrachés aux cadavres et qu’ils mangeaient après les avoir fait rôtir. <p.108>