Un phénomène caractéristique, qui s'est manifesté également au temps des massacres d'Abdul Hamid, en 1893-1896, et durant les massacres de Cilicie en 1909, ce sont les conversions en masse à l'Islamisme, conversions qui n'ont pas eu lieu de plein gré, même là où on les donne pour telles. On rencontre souvent cette opinion que les conversions forcées ne doivent pas être considérées comme « persécutions contre les chrétiens », parce, qu'elles ont un but politique qui est la turcification des sujets non turcs de la Turquie. Mais on serait un mauvais connaisseur de l'histoire de l'Eglise, si l'on admettait qu'il ait jamais existé des persécutions faites par les chrétiens qui n'aient pas servi à des fins politiques. L'abus de la religion pour fins politiques est la racine et l'essence de toutes les persécutions religieuses. On ne pourra donc pas contester dans ce cas-ci non plus que les conversions forcées à l'islam portent tous les caractères d'une persécution contre les chrétiens.
Dans quelles circonstances les conversions forcées furent-elles réalisées ?
En beaucoup de cas, le seul moyen d'échapper à la, déportation était de passer à l'islam. Mais comme souvent déportation signifiait massacre, que les hommes au moins, aussitôt sur le chemin de l'exil, allaient à une mort certaine et que les jeunes femmes et les jeunes filles au-dessus de dix ans devaient s'attendre à être enfermées dans des harems turcs ou des villages kurdes, la tentation était trop forte d'échapper à la mort et au déshonneur en passant à l'islam. On a des informations de tous les vilayets disant que les autorités turques elles-mêmes offraient cette issue, et qu'en règle générale tous les chrétiens qui se déclaraient prêts à embrasser l'islam étaient exempts de la déportation et des massacres. Mais on usa aussi de pression pour amener le passage à l'islam, soit par la faim, soit par des menaces de mort. Pour voiler le caractère forcé des conversions, on présenta souvent aux convertis des documents où ils devaient attester, par leur signature, qu'ils avaient accepté de plein gré de passer à l'islam. Après les massacres d'Adana, en 1909, le Gouvernement avait été forcé, sous la pression des Puissances européennes, d'ordonner le retour des chrétiens islamisés et même de menacer de châtiment ceux qui garderaient des enfants chrétiens dans des maisons musulmanes. On a, par la suite, essayé de voiler, autant que possible, le caractère forcé des conversions et de prévenir le retour à la religion chrétienne, en mariant systématiquement les jeunes filles et les femmes chrétiennes à des Musulmans, et même par l'échange forcé des femmes entre chrétiens et Mahométans. Beaucoup de femmes chrétiennes arméniennes, dont les maris servaient dans l'armée turque, furent forcées, pendant l'absence de leurs maris, de se marier de cette façon ignominieuse avec des Mahométans. La polygamie mahométane permet de réaliser, sur une grande échelle, de telles mesures. Les hommes qui passaient à l'islam étaient circoncis et recevaient des noms mahométans.
Des exemples caractéristiques, dont quelques-uns ont déjà été cités dans notre exposé des événements, peuvent servir à éclairer ce que nous venons de dire.
A Samsoun, le port le plus important de la Mer Noire, le mutessarif (préfet) invita à dîner les Arméniens les plus notables et exigea d'eux qu'ils passassent à l'islam. Le jour où l'on proclama l'ordre de déportation à Samsoun, on tendit dans la ville un cordon entre le quartier arménien et le quartier musulman et l'on notifia, par un crieur public, que ceux qui accepteraient de passer à l'islam pourraient rester. Ceux qui s'y sentaient disposés n'avaient qu'à passer le cordon ; les autres seraient déportés.
A Mersivan on proclama, pendant les préparatifs de la déportation, que quiconque embrasserait l'islam échapperait à la déportation et pourrait rester paisiblement dans sa maison. Les bureaux des employés qui contrôlaient les requêtes étaient remplis de gens qui voulaient passer à l'islam. Ils le faisaient pour l'amour de leurs femmes et de leurs enfants, dans le sentiment que ce n'était qu'une affaire de temps, jusqu'à ce qu'il devînt possible de retourner à leurs croyances.
A Zileh, on chercha à fléchir les femmes et les enfants par la faim, après avoir tué les hommes. On les laissa en pleine campagne, sans nourriture, pendant plusieurs jours. Lorsque la proposition de passer à l'islam se heurta au refus opiniâtre des femmes, on se mit à percer à coups de baïonnette les mères sous les yeux de leurs enfants.
Des infirmières de la Croix-Rouge allemande racontent qu'à Guémérek, on réunit trente des plus jolies parmi les jeunes femmes et les jeunes filles, et on les mit en présence de cette alternative : « Où vous deviendrez mahométanes, ou vous mourrez ! » La réponse fut : « Alors nous mourrons ! » Cette réponse fut télégraphiée au vali de Sivas, qui donna le conseil de partager entre les Musulmans ces jeunes filles et ces femmes, dont beaucoup avaient reçu leur éducation dans les écoles américaines. Nous avons des exemples semblables pour tous les vilayets. On refusa le plus souvent la conversion d'individus isolés et l'on exigea qu'au moins cent personnes se présentassent ensemble, si elles voulaient échapper à la déportation. Dans certaines localités, les autorités acceptèrent les conversions, mais n'en exécutèrent pas moins la déportation.
Nous avons des informations précises en ce qui concerne les villes de la côte de la Mer Noire.
Des parents et des amis des Arméniens de ces provinces reçurent à Constantinople, au temps de la déportation, des télégrammes de Trébizonde, Samsoun, Ounieh, Amasia et d'autres villes, qui disaient : « Hak dini kaboul etdik » (nous avons accepté la vraie religion). Des lettres et des cartes postales furent renvoyées par la poste, avec avis de mettre pour adresse les nouveaux noms mahométans à la place des anciens noms chrétiens. On reçut de Samsoun les quelques changements d'adresse suivants :
Mihran Davidjian s'appelle Daoud Zia, Agob Guiyidjian s'appelle Osman Sureya Garabed Kilimedjian s'appelle Hodi effendi Howsep Davidian s'appelle Zia Tuguoglou.
D'Ounieh :
Tcharian et fils s'appellent Chakir~Zadeh-Fehmivé Makdoular
Kazarian s'appelle Abd-ul-Mejid
Un certain Tchakirian d'Ordou télégraphia à son frère :
« J'ai accepté la vraie religion; je te prie d'en faire autant. - Ton frère Mohammed. » IL envoya le même télégramme à son fils avec la signature : Chakir Zadéh.
Quand on exigea du commerçant Haroutioum Torikian, protestant, de devenir mahométan, il répondit : « J'ai eu la foi dès mon jeune âge, la renierai-je maintenant que je suis vieux ? A cette heure même je renonce à la vie ! » Il fut emmené et tué. Tout comme lui, des dizaines de milliers ont préféré la mort ou l'exil à l'abandon de leur foi.
Le nombre des conversions obtenues par la violence ou sous la pression des autorités et de la détresse ne pourra être évalué au juste qu'après la guerre, quand on pourra recueillir des informations de toutes les régions de la Turquie. Jusqu'à présent on n'a des données numériques que pour les villes côtières du Vilayet de Trébizonde. Ainsi, dans la ville de Trébizonde, 200 familles ont passé à l'islam, à Kérasount 160, à Ordou 200, à Samsoun 150. A Arabkir, toute la population aurait échappé à la déportation en passant à l'islam. Des informations du vilayet de Kharpout disent que le nombre des islamisés doit y être particulièrement élevé. Le Consul des Etats-Unis à Kharpout suppose aussi que toutes les femmes et les enfants restés là auraient été obligés d'embrasser l'islam.
L'on doit considérer comme islamisés de force les jeunes femmes, les jeunes filles et les enfants qui ont été emmenés dans des maisons turques, ou des villages kurdes. Il ressort de tous les récits qui décrivent l'état des caravanes arrivant du nord au sud, que toutes les jeunes filles au-dessus de dix ans ont disparu en route et que la plupart des jeunes femmes ont été enlevées. Dans les villes où l'on passait, on donnait aux populations mahométanes, comme on l'a souvent répété, la faculté de choisir les plus belles jeunes filles et même de les faire examiner d'abord par leurs médecins. Les enfants furent en partie vendus par les gendarmes, en partie donnés par les mères pour les sauver de la mort. Les caravanes des déportés étaient des marchés d'esclaves ambulants. Beaucoup de femmes et de jeunes filles se sont donné la mort pour échapper au déshonneur.
On cite quelques cas héroïques de femmes qui se jetèrent dans les fleuves ou s'ôtèrent la vie pour ne pas être violées ou pour ne pas être obligées d'embrasser l'islam. Un Arménien mit de sa propre main le feu à sa maison et s'y brûla avec toute sa famille, pour qu'elle ne fût pas déshonorée ou convertie de force à l'islam. Le récit de la veuve arménienne de Baïbourt, à la page 59 et suivantes, donne un aperçu de la manière dont on s'y prenait pour amener les femmes et les enfants à embrasser l'Islam. Elle rencontra un convoi de 50 à 60 voitures portant 30 veuves d'officiers turcs, dont une se donna le plaisir de tuer, à coups de revolver, un Arménien quelconque. Chacune de ces femmes turques avait avec elle 5 ou 6 jeunes filles arméniennes de dix ans et au-dessous. La veuve arménienne ne put sauver sa fille du même sort qu'en se déclarant prête à passer a l'islam avec elle. On les accueillit dans l'une des voitures et on leur changea leur nom chrétien en des noms musulmans et l'on se mit à les instruire dans les usages musulmans.
La pression dont on usa envers la population chrétienne, pour la porter à embrasser l'islam, ne provenait point de la population mahométane, ni même du clergé musulman, mais exclusivement du Gouvernement. Ce sont également les autorités qui essayèrent de donner à ces passages à l'islam l'apparence de la liberté. Des ordres confidentiels furent adressés par le Gouvernement Impérial ottoman aux autorités locales de l'intérieur, pour qu'elles amènent les survivants du peuple arménien à signer une requête où ils demanderaient comme une grâce spéciale « de passer à la sainte religion ». Tous ceux qui s'y refuseraient devraient être déportés.
Le nombre des chrétiens arméniens et syriens qui furent convertis à l'islam, durant le cours des déportations, ne pourra être établi, même approximativement, avant la fin de la guerre, On peut le tenir pour très considérable, puisque toutes les jeunes filles, les femmes et les enfants volés par les Turcs sont traités par eux comme Mahométans.
Dans les villes et les villages, les églises chrétiennes furent changées en mosquées ou employées à d'autres usages après l'expulsion des Arméniens. A Termeh, entre Samsoun et Ounieh, après avoir transformé l'église en mosquée, on enroula, par dérision, un turban autour de la tête du prêtre arménien. Il dut ensuite faire le « namaz » (la prière mahométane).
A Erzeroum, on a transformé aussi l'église catholique en mosquée.
A Erzingian, on fit de l'église arménienne catholique des lieux d'aisances publics. A Husni-Manzour, l'église fut saccagée et le calice jeté aux cabinets. Les gendarmes se vêtirent des ornements sacerdotaux et parodièrent la messe au milieu des blasphèmes. Le prêtre fut jeté en prison et soumis à la torture.
A Angora, on célébra le jour anniversaire du Sultan en opérant la circoncision sur cent enfants chrétiens, la plupart catholiques, convertis de force.
Les faits précédents seront une amère déception pour ceux qui, en ces dernières années, ne peuvent pas assez vanter la tolérance de l'islam.