Le parti des Daschnakzagans (alliés) fut formé vers la fin de la période 1880 à 1890. C'était alors un parti révolutionnaire, tout comme le parti jeune-turc actuellement au pouvoir en Turquie. Ses chefs étaient, au temps de l'absolutisme, en étroites relations avec les chefs du Comité « Union et Progrès » et travaillaient avec eux à renverser le régime hamidien et à introduire la Constitution. Ils croyaient, comme les Jeunes-Turcs, qu'il n'était possible de réconcilier entre eux les différents éléments de la population de l'Empire ottoman et d'établir la concorde entre les différentes races et religions que par la proclamation de la Constitution. Dans leur congrès de Paris, en 1907, les Daschnakzagans résolurent de fédérer tous les groupes nationaux de la Turquie avec le mot d'ordre : « proclamation de la Constitution ». Sur leur invitation, les représentants de tous les partis politiques de Turquie qui étaient opposés à l'absolutisme d'Abdul-Hamid, Jeunes-Turcs, Arméniens, Grecs, Bulgares, Israélites, se réunirent à Paris à la fin de 1907. Les Daschnakzagans réussirent à réconcilier Ahmed-Riza et le prince Sabah-Eddine, alors chefs des deux groupes Jeunes-Turcs ennemis. Dans ce congrès, les chefs des Jeunes-Turcs prirent les engagements suivants pour le cas de réussite de leurs plans : 1° Déposer le Sultan Abdul-Hamid.
2° Introduire dans le nouveau régime constitutionnel le respect égal pour toutes les religions et nationalités.
3° Changer en conséquence le système d'administration partial qui opprimait les nationalités non musulmanes.
Quelques mois après ce congrès, la révolution éclata et la Constitution fut proclamée. Une jubilation indescriptible régnait alors dans la population mahométane et chrétienne de l'Empire. Chrétiens et musulmans, prêtres et mollahs s'embrassaient dans les rues. Il n'y avait plus, dans l'ivresse de l'enthousiame pour de la liberté conquise, qu' « un seul peuple de frères ». A Constantinople, un cortège de notables turcs, de mollahs et de hodjas vint, avec des Arméniens, dans l'église arménienne de la Trinité, pour y déclamer de grands discours et plaindre les victimes arméniennes des persécutions d'Abdul-Hamid. Les Turcs disaient aux Arméniens : « Vous devez vous estimer heureux, vous savez où sont ensevelis les vôtres tués par Abdul-Hamid ; les nôtres gisent au fond de la mer, ou sont disparus dans les déserts de l'Arabie. Nous voulons aller avec vous à votre cimetière pour y fêter le triomphe de la liberté sur les tombes de vos morts, du sang desquels nous sommes innocents. Venez aussi avec nous pour fêter ce jour de notre délivrance, sur la colline de la Liberté ! »
Ainsi fut fait. L'entente entre chrétiens et musulmans, Arméniens et Turcs, ne pouvait être plus complète et tout le monde croyait à l'avenir heureux de l'Empire.
Les chefs Jeunes-Turcs ne tinrent pas leurs promesses, Abdul Hamid resta sur le trône. Un an plus tard seulement, après la victoire passagère de la réaction, on dut en venir à le déposer. En avril 1909 se produisit aussi le massacre d'Adana qui, - exécuté avec le concours des troupes Jeunes-Turques, - coûta la vie à 20.000 Arméniens. Mauvais présage ! Le Comité « Union et Progrès » avait oublié les déclarations de ses chefs qui garantissaient l'égalité entre les religions et les nationalités. Il se tourna rapidement vers un programme panislamique, dans l'espoir de gagner ainsi les masses turques et d'évincer complètement la propagande réactionnaire. Malgré cela, les Daschnakzagans restèrent aux côtés des Jeunes-Turcs et maintinrent leurs relations avec le Comité « Union et Progrès ». Dans le temps de leur exil commun, ils avaient été les camarades des chefs des Jeunes-Turcs, ils étaient personnellement amis avec eux et ils étaient décidés à leur rester fidèles. Malgré maintes déceptions, malgré le massacre d'Adana, ils demeuraient convaincus que les chefs Jeunes-Turcs (qui sont au pouvoir actuellement en Turquie) étaient les seuls vrais partisans et défenseurs de la Constitution. Cela leur fit fermer les yeux sur bien des choses qui durent les choquer, Mais les Jeunes-Turcs aussi, après avoir suivi quelque temps leur propre voie, revenaient toujours aux Daschnakzagans. Aussitôt que leur domination était menacée, ils priaient les Daschnakzagans de les aider, leur faisaient de grandes promesses comme auparavant et, pour le cas d'une guerre civile, ils les fournissaient d'armes pour défendre la Constitution. De tels accords furent conclus verbalement et par écrit et signés de leurs noms par les chefs Jeunes-Turcs. Aussitôt que ceux-ci surmontaient les courants dangereux, ils oubliaient leurs promesses et ne se souciaient pas du découragement des Daschnakzagans. Lorsque la crise de 1911 amena la dissolution du Parlement et que les Jeunes Turcs craignirent que les chrétiens ne leur fussent défavorables, il se rapprochèrent de nouveau des Daschnakzagans, conclurent un accord avec eux et leur promirent 19 sièges au Parlement, on rapport avec le chiffre de la population arménienne, environ 2.000.000. L'accord électoral fut scellé par la signature du représentant le plus en vue du Comité « Union et Progrès ». Des proclamations furent signées en commun et partout dans l'Empire, les Daschnakzagans firent de l'agitation pour les Jeunes-Turcs. Lorsque ceux-ci reprirent le pouvoir, déjà pendant la campagne électorale, ils arrangèrent les choses de telle façon que non seulement les Arméniens n'eurent pas les 19 sièges promis, mais qu'au lieu de 12 sièges qu'ils avaient auparavant, ils n'en obtinrent que 9. Ces 9 sièges étaient, au surplus, occupés en partie par des créatures du Comité qui n'avaient pas la confiance des Arméniens. Malgré toutes ces déceptions, les Daschnakzagans restèrent fidèles aux Jeunes-Turcs pour la seule raison, nous l'avons dit, qu'ils les croyaient les seuls vrais représentants du parti constitutionnel. Ni durant la guerre de Tripoli, ni durant la guerre des Balkans, ils n'eurent l'idée de profiter de la faiblesse de l'Empire pour leurs intérêts particuliers. Ils entrèrent aussi dans la guerre actuelle avec l'assurance que leur loyauté et leur fidélité, dont ils avaient donné des preuves depuis sept ans, porteraient enfin leurs fruits.
Au début de la guerre européenne, à la fin de juillet et au commencement d'août 1914, un congrès de Daschnakzagans se tint au club du théâtre d'Erzeroum, avec l'autorisation du Ministre de l'Intérieur Talaat bey. La possibilité d'une guerre russo-turque y fut envisagée et il fut décidé, en toute sincérité, de garder, en ce cas, la loyauté la plus stricte envers le gouvernement ottoman et de défendre par les armes l'indépendance et la souveraineté de la Turquie contre qui que ce soit. Les Arméniens de Turquie savaient que leurs compatriotes du Caucase seraient obligés de combattre dans l'armée russe contre la Turquie. Le programme politique des Daschnakzagans représentait essentiellement le point de vue que l'avenir de la nationalité arménienne était mieux assuré en Turquie qu'en Russie. Leur programme très éloquent par sa logique reposait sur le raisonnement suivant:
Le peuple arménien, qui compte en Turquie environ deux millions et en Russie près de 1,3/4 million d'âmes, ne peut compter sur une autonomie ni en Turquie, ni en Russie. Il doit donc profiter des avantages d'un équilibre entre ces deux pays pour protéger son caractère national qui serait mis en péril par une complète annexion à la Russie. Aucune nation n'est aussi intéressée à l'existence de la Turquie que la nation arménienne, car ce n'est que dans une union avec un plus grand Etat qu'elle pourrait acquérir quelque importance économique et quelque culture intellectuelle, en supposant qu'on lui assure des conditions d'existence normales. Les Arméniens devraient inventer une Turquie, si elle n'existait déjà, pour y trouver un appui contre l'extension russe.
On peut prouver péremptoirement que ce programme et l'attitude qui s'en suit envers le gouvernement jeune-turc, jusqu'au jour même de l'arrestation absolument inopinée et de la déportation de leurs chefs, a été, pour les Daschnakzagans, la ligne de conduite invariable dans leurs intentions et dans leurs actions.
A ce congrès d'Erzeroum participèrent aussi deux membres du Comité central Jeune-Turc, Omar Nadji et Dr Behaeddin Chakir, qui traitèrent avec les chefs des Daschnakzagans la question de la coopération des Arméniens à la guerre imminente contre la Russie. Ils soulevèrent la question de savoir si on ne pourrait pas soulever les Arméniens du Caucase contre la Russie, comme on se proposait de le faire avec les Géorgiens et les Tartares. Les Daschnakzagans déclarèrent que ce n'était guère possible. Après les massacres méthodiques organisés par le Gouverneur du Caucase parmi les Arméniens en soulevant contre eux les Tartares, un changement complet de régime était intervenu par l'arrivée au pouvoir du prince Vorontzoff-Daschkoff. Les mesures prises contre les Arméniens, comme la confiscation de tous les biens ecclésiastiques et scolaires, furent rapportées et les Arméniens du Caucase jouirent de nouveau d'un traitement loyal de la part du gouvernement russe. Sans doute la surveillance du parti des Daschnakzagans, qui ne voulait pas devenir un instrument entre les mains du gouvernement russe, se prolongea encore, mais la population et l'église arméniennes n'eurent à se plaindre d'aucune représailles. On élut à Etchmiadzine un Catholicos bien vu des Russes. Si les Jeunes-Turcs avaient gardé, jusqu'à la guerre, une attitude pareille envers la population arménienne, non seulement ils auraient pu, comme ce fut le cas, compter sur la loyauté des Arméniens do Turquie, mais ils auraient aussi, peut-être, relâché les liens entre les Arméniens du Caucase et le gouvernement russe. Une mesure générale fit surtout la plus mauvaise impression sur les Arméniens de Russie. En 1913, sous la pression des grandes Puissances et surtout de la Russie, un plan de réformes fut finalement élaboré pour l'administration des sept vilayets orientaux habités par les Arméniens, pour accomplit ainsi la promesse que la Turquie avait faite à ses sujets arméniens et aux six grandes Puissances au Congrès de Berlin en 1878. L'élaboration du programme des réformes fut laissé par les autres Puissances à la Russie et à l'Allemagne, comme ayant en Turquie des intérêts économiques prépondérants. L'ambassadeur d'Allemagne, le baron de Wangenheim, s'était efforcé, avec succès, de maintenir le programme dans certaines limites, de façon à ce que les droits de souveraineté de la Turquie fussent sauvegardés, afin de faire accepter le programme par la Sublime Porte. Il fut, en effet, accepté par elle le 26 janvier-8 février 1914. Deux inspecteurs généraux, le Hollandais Westenenk et le Norvégien Hoff, furent appelés et arrivèrent au printemps à Constantinople. Quand la guerre éclata, ils étaient sur le point d'entrer en fonctions. Hoff se trouvait déjà à Van. Aussitôt que la guerre européenne éclata, la Porte retira le programme des réformes et renvoya chez eux les inspecteurs généraux. Ce fut une faute impardonnable. Si les inspecteurs généraux étaient restés dans le pays, on aurait pu éviter les événements qui amenèrent la perte de Van, et l'on n'aurait pas ébranlé la confiance du peuple arménien en la sincérité de réformes.
Les Arméniens de Turquie eurent encore d'autres cruelles déceptions. Au congrès d'Erzéroum, il fut convenu avec les chefs Jeunes-Turcs qu'un fameux Daschnakzagan, Aloyau, serait envoyé au Caucase pour conseiller aux Arméniens sujets russes de se tenir sur la réserve, autant que les limites de la loyauté le permettraient, et d'éviter toute provocation pour ne pas compromettre la loyauté des Arméniens de Turquie. Aloyan fut tué pendant son voyage au Caucase, alors qu'il se trouvait encore sur territoire turc. On limita également la liberté de mouvement des chefs Daschnakzagans de Turquie. Le Ministre de l'Intérieur, Talaat bey, obligea son ami Aknouni et d'autres Daschnakzagans, comme Rostam et Vramian, qui voulaient s'occuper de leurs affaires ordinaires dans les provinces, à rester à Constantinople, pour y être surveillés. Garo Pastermadjian, député d'Erzéroum, fut tellement consterné par ces marques d'une méfiance déloyale, qu'à la fin d'août, donc deux mois et demi avant le début de la guerre turco-russe, il retourna au Caucase, où il a sa maison et des fabriques, et d'où il avait été exilé depuis longtemps. Comme il a ses affaires à Tiflis, il était dans son droit. Son acte fut le résultat d'une décision personnelle qui fut désapprouvée par tous les autres chefs des Daschnakzagans. Il avait jusque-là représenté de toute son âme le programme selon lequel le sort du peuple arménien est lié à celui de la Turquie et, dans son cour, il avait été de tendances absolument anti-russes ; mais son tempérament impulsif ne put surmonter le choc que subit sa confiance. Il alla donc au Caucase, mais ne tira jamais un coup de fusil. Il a voué son activité, au Caucase, à organiser les secours aux réfugiés arméniens.
Une autre question, qui fut aussi traitée au congrès d'Erzéroum, mérite d'être mentionnée. Du côté kurde, on avait proposé aux Daschnakzagans d'abandonner la Turquie et de tourner ensemble les armes contre le gouvernement ; la proposition émanait de fameux cheikhs kurdes de Turquie, qui étaient, comme chacun le sait, à la solde des Russes et avaient depuis longtemps conspiré avec la Russie. On avait également demandé aux Arméniens, du côté russe, de livrer en secret des armes aux Kurdes. Les deux propositions essuyèrent un refus net. Les Daschnakzagans ne voulaient être mêlés à aucun acte déloyal quelconque ou à une conspiration contre la Turquie.
Quand il devint certain que la guerre allait éclater entre les Russes et les Turcs, le bureau des Daschnakzagans de Constantinople adressa aux autres comités centraux, en date du 10/23 octobre, une proclamation ainsi conçue :
« Camarades, comme vous le savez, la huitième Assemblée générale de notre parti commença et finit ses travaux dans le temps fixé. En laissant aux organisations locales la mise à exécution de nos décisions, nous voulons ici attirer votre attention sur la gravité de la situation dans laquelle se trouve notre pays par suite de la guerre générale. Il est plus que jamais nécessaire d'employer toutes nos forces pour épargner un malheur à notre peuple. Afin de contribuer pour notre part au maintien de l'ordre et de la sûreté générale, on doit éviter toute occasion qui puisse faire naître des incidents ou des malentendus politiques entre les divers éléments de la population.
« En vous souhaitant, durant ces temps extraordinaires, une somme d'énergie au travail extraordinaire, nous vous envoyons nos salutations amicales. »
Le Bureau de Constantinople.
La correspondance ultérieure du bureau de Constantinople jusqu'au jour de la déportation générale nous montre qu'il s'est tenu sans broncher dans la voie droite de la loyauté. Les relations avec le Comité Jeune-Turc, qui commençaient partout à se rompre, à la grande constemation des chefs, sont toujours reprises. Peu à peu on en vint à exprimer la crainte que la situation troublée dans les provinces, et la tendance panislamique du gouvernement ne fournissent un jour des prétextes pour un coup contre les nationalités chrétiennes. On enregistre, avec une angoisse croissante, les symptômes qui paraissent justifier ces craintes. On emploie tous les moyens imaginables pour convaincre le gouvernement de la loyauté des Daschnakzagans. Les relations personnelles des chefs des Daschnakzagans avec les chefs des Jeunes-Turcs sont employées pour arrêter le péril qui menace ; mais finalement on exprime la douloureuse conviction que toute la loyauté et toute la fidélité des Daschnakzagans vis-à-vis du Comité Jeune-Turc n'ont servi à rien, et que l'on a seulement abusé de leur bonne foi pour les tromper sur les intentions du Gouvernement turc. La lecture de cette correspondance laisse une émotion profonde. On y voit comme une petite pierre se détacher d'abord du haut d'un champ de neige, rouler ensuite comme une balle et s'accroître et, devenue finalement une puissante avalanche, se jeter furibonde sur les riantes plaines du peuple arménien et ensevelir, dans une immense catastrophe, tout ensemble villages et villes, biens, civilisation et vies humaines,
Il est nécessaire de suivre les faits un à un, comme on les note à Constantinople, pour concevoir leur enchaînement et se rendre compte des réalités qui, considérées de loin, semblent à peine croyables.
Aknouni, homme de haute culture et de larges vues, qui jouissait d'une égale sympathie auprès des Turcs et des Arméniens et qui était, manifestement au premier plan comme chef des Arméniens constitutionnels, aussi considéré comme écrivain que comme homme privé, était l'ami personnel du tout-puissant Ministre de l'intérieur Talaat bey. Aknouni va visiter Talaat bey et l'entretient de la situation des Arméniens dans les provinces. Là-dessus, Talaat télégraphie à Erzeroum l'ordre de bien traiter les Arméniens et en particulier les Daschnakzagans.
« Il n'y a, en effet, aucune raison, est-il dit dans le compte rendu de cette entrevue, relaté dans la « correspondance du parti1, » en date du 29 septembre/ 12 octobre 1914, pour que le Gouvernement nourrisse contre nous de la défiance. C'est le contraire qui devrait arriver. Il sait que notre congrès a décidé que tout Arménien doit accomplir son devoir comme sujet ottoman et répondre de bon gré à la mobilisation. Nous sommes donc fondés à espérer que le Gouvernement reconnaîtra notre loyauté, car nous sommes prêts à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour le maintien et l'intégrité de l'Empire ottoman et pour la défense de notre patrie. (Déjà il y avait eu dans les provinces toute sorte de procédés irréguliers et d'attaques contre les Arméniens de la part de la gendarmerie et des autorités locales). La correspondance continue ensuite : « Les procédés contre les Arméniens de l'Intérieur ne semblent pas être des mesures prises par le Gouvernement central, mais plutôt par les autorités locales. Il est probable que nous devons ces mesures erronées à des dénonciations calomniatrices. Il est à regretter que ce système du temps d'Abdul-Hamid ait fait aussi son entrée dans le Gouvernement constitutionnel, ce qui peut avoir de très fâcheuses conséquences. »
En janvier arrivent les premières nouvelles sur la situation mauvaise dans le vilayet d'Erzeroum. Les Daschnakzagans s'adressent au vali Tahsin Bey, qui promet de châtier avant deux jours les malfaiteurs qui ont fait du ravage dans les villages. Mais, dix jours après, les mêmes faits se renouvellent dans d'autres villages. Les Arméniens sont avertis par des Turcs : ils entendent parler, pour la première fois, d'un « plan de massacre général ».
Du 20 janvier/2 février : Autres nouvelles inquiétantes des vilayets d'Erzeroum et de Bitlis. « Ici, à Constantinople, la méfiance du Gouvernement contre les Daschnakzagans est si grande, que l'on peut à peine parler avec lui de la situation ».
Du 20 février/5 mars : Nouvelles inquiétantes du vilayet de Van au sujet de mauvais traitements et de meurtres dans les villages, par la Gendarmerie et les Tchettéhs.
Du 27 févrierjl2 mars : Nouvelles d'un massacre dans les villages d'Alaschkert, qui sont mis à sac par les Kurdes-hamidiens, après la retraite de l'armée turque, depuis le 22 décembre 1914. « Toutes les jeunes femmes et les jeunes filles, restées dans le village, furent enlevées et forcées d'embrasser l'Islam. Lorsque les Russes revinrent au milieu de janvier, la population mahométane eut peur d'être châtiée à cause des méfaits commis contre les chrétiens. Les musulmans quittèrent donc leurs villages avec leurs familles et furent établis par le Gouvernement dans les villages arméniens de la région de Melaskert et Boulanek. Les réfugiés comptaient environ 2.000 familles. Dans toutes ces régions, les Kurdes et les Tchettéhs sont les seules troupes dont le Gouvernement dispose. Il n'y a pas un seul soldat régulier. S'il y avait eu là des troupes régulières, le malheur ne serait pas arrivé. On a confié la défense du pays aux Kurdes Alaï. Quelle immense faute de la part du Gouvernement ! Vahan Papazian (député de Van à la Chambre ottomane) a fait des démarches auprès du Gouvernement pour que les Mouhadjirs (réfugiés musulmans) ne soient pas envoyés dans la plaine de Mouch. Le mutessarif de Mouch promit de les envoyer à Diarbékir, mais il n'a pas tenu sa parole. » Suivent des nouvelles inquiétantes sur la situation générale des vilayets de Van et de Sivas, en particulier au sujet des réquisitions, et sur le sort des Arméniens recrutés comme portefaix, qui périssent souvent sur les routes ou qui y sont tués. Viennent ensuite les premières nouvelles de Cilicie, Deurtyol et Hadjine, avec la conclusion : « Le but du Gouvernement semble être d'éloigner les Arméniens de leurs centres. Bien que nous accomplissions de tout coeur notre devoir de citoyens, le Gouvernement nourrit contre nous une défiance et des soupçons injustifiés. Ici, à Constantinople, les Turcs commencent à quitter la ville pour aller s'établir à Eski-Chéhir et Konia. Dans le cas où les Dardanelles seraient forcées, le siège du Gouvernement sera transféré à Konia. On a avisé également le Patriarche que, dans ce cas, il aurait aussi à suivre le Gouvernement ».
Du 2/15 mars : « Le Memorandum de Vramian n'a servi à rien, si ce n'est à prévenir le Gouvernement contre lui, de sorte que sa vie est en danger. »
Du 11/24 mars : Nous apprenons de source officielle qu'il y a eu rencontre à Zeïtoun. Suivent d'autres nouvelles sur les méfaits des gendarmes dans le vilayet de Bitlis à Terdjan et à Baïbourt.
De Baïbourt, on écrit : « Toute la population vit sous la menace d'un massacre général. Le Gouvernement a donné l'ordre de faire désarmer tous les soldats arméniens. Sous le prétexte le plus insignifiant ils doivent être tous massacrés. »
Du 20 rnars/2 avril 1915 : « On annonce des vilayets d'Erzeroum et de Bitlis, que l'inquiétude augmente par suite des pillages dans les villages et de l'insécurité générale. La situation économique des Arméniens est effroyable : ils sont partout réduits à la mendicité. On n'a pas pu ensemencer les champs ni au printemps, ni à l'automne. » La crainte d'un massacre général est suspendue sur nos têtes. Les Turcs nous disent : « Vous autres, Arméniens, vous êtes responsables du malheur de cette guerre ; nous vous exterminerons. » Il est plus que temps d'attirer l'attention sur la situation en Arménie ; autrement, au lieu d'une Arménie, nous aurons bientôt un amas de ruines. »
Jusque-là il n'y avait rien eu à Constantinople qui pût faire craindre que le Gouvernement allât jusqu'à procéder dans la capitale même contre l'élément arménien. On n'avait aucune raison de se méfier de la population loyale. Encore moins avait-on à reprocher aux chefs Daschnakzagans et au Patriarcat. Alors on eut, le 18/31 mars, le premier indice que quelque chose se passait dans les coulisses du Gouvernement. Le conseil de guerre défendit, sans raison manifeste, la publication ultérieure du journal Azatamart, organe des Daschnakzagans. On donna comme prétexte un article sur l'administration des communautés arméniennes protestantes. L'un des rédacteurs de l'Azatamart, qui était sujet persan, fut arrêté et déporté à l'intérieur, malgré l'intervention du Consul de Perse.
Personne ne savait encore ce que signifiait cet acte. On observait seulement que le Gouvernement nourrissait envers les Arméniens une étonnante méfiance, dont on ne s'expliquait pas les raisons. Cet état d'âme incertain et angoissant dura encore trois semaines. On ne devinait pas ce qui s'était préparé entre temps. Alors, le dimanche 12/25 avril, la population arménienne de Constantinople fut surprise par une nouvelle presque incroyable.
Déjà le samedi, de bonne heure, toute la police était sur pied. On procéda tout le jour à des arrestations isolées suivant une liste préparée d'avance. Presque tous les Arméniens qui se trouvaient les plus en vue dans la vie publique, et surtout les chefs des Daschnakzagans, furent arrêtés et conduits à la police en automobile, avec leurs trésors et leurs papiers. Dès minuit, la rédaction de l'Azatamart fut occupée, toutes les personnes présentes arrêtées et la maison fermée. Un gendarme monta la garde à la porte. Aknouni fut arrêté dans sa maison où précisément se trouvaient alors deux autres Daschnakzagans, Vartkès et Heratch. Ce dernier se rendit à la rédaction de l'Azatamart où on l'arrêta également. Le matin suivant, 235 Arméniens, membres dirigeants de la nation, appartenant à la meilleure société, étaient entre les mains de la police ; ils furent aussitôt transportés à l'intérieur.
Les deux membres arméniens du Parlement, Vartkès et Zohrab, amis personnels de Talaat bey et d'autres membres éminents du Comité Jeune-Turc, avaient été laissés libres. Ils allèrent trouver Talaat bey pour lui demander l'explication de ces procédés inconcevables. Talaat bey leur répondit : « Les vôtres sont descendus des montagnes et ont occupé Van avec l'aide de la population arménienne de la ville. » Les Arméniens de Constantinople ne savaient encore rien des événements de Van, qui avaient été évidemment annoncés le jour même télégraphiquement à Constantinople et avaient amené l'arrestation des chefs arméniens. La supposition de Talaat bey, que les Arméniens de l'étranger soient venus à Van et y aient provoqué les événements qui s'y produisirent, était erronée2. A une question de Vartkès demandant pourquoi l'on faisait arrêter des gens qui n'y étaient pour rien, Talaat répondit : « Je ne pouvais m'opposer à cela. » Il donna ensuite à Vartkès le conseil amical de ne plus se montrer en public. Vartkès alla alors trouver le chef de la police, Bédri bey, et lui dit : « Vous avez laissé les choses en venir à ce point ! » Bédri bey lui répondit: « Djanoum (mon âme !) qu'avons-nous donc fait? » - Vartkès : « Vous êtes en train de provoquer notre peuple et de le pousser au désespoir ». - Bédri bey : « Je te donne trois jours pour quitter Constantinople et t'établir dans un endroit habité seulement par des Turcs. » - Vartkès : « Ma femme est malade, j'ai besoin d'au moins 15 jours. » - Bédri bey : « Nous nous en tenons à ce que je t'ai dit. »
En d'autres endroits on répondit : « le Gouvernement n'a aucun soupçon précis, mais il craint qu'il n'arrive quelque chose et c'est par prudence que l'on a procédé aux arrestations. »
Parmi les personnes arrêtées se trouvaient les suivantes : Aknouni, publicite ; Zohrab, politicien célèbre, membre du Parlement ; Zartarian, rédacteur de l'Azamart ; Khayak, Heratch, leaders des Daschnakzagans ; Chahbaz, juriste ; Chamil, juriste ; Movsès Pédressian, juriste ; Charikian, avocat ; Kalfaïan, maire de Makrikeui ; Dr Daghavarian, médecin, Vice-Prédident de l'Assemblée Nationale Arménienne ; Dr Torkomian, Président de la Société de Médecine, l'un des premiers médecins de Constantinople ; Dr Pachayan, médecin ; Dr Mirza Guendjian, médecin ; Dr Nerguiledjian, médecin ; Jiraïr, éditeur ; Stépan Kurkdjian, éditeur ; Adom Chahine, propriétaire d'imprimerie ; Diran Kélékian, rédacteur du Sabah ; Kétchian, rédacteur du Byzantion (journal conservateur arménien) ; Guigo et Gavroche, fameux éditeurs de feuilles humoristiques; Hampazoumian, journaliste ; Djaouchian, écrivain ; Tigrane Tchoukurian, écrivain ; Aram Andonian, publiciste ; Ardaschès Haroutiounian, critique ; Yervant Odian, humoriste connu ; Siamanto, poète ; Varou-jan, directeur d'école et poète ; Marzledouni, Pédagogue (sujet autrichien) ; Dr Barseghian, savant; Léon La-rentz, nouvelliste ; Mehkom Gurdjin, arméniste et écrivain (pseudonyme : Héraut) ; Aram Tcharek, poète; l'archevêque Hamaïak ; le vartabed Balakian ; le vartabed Komitas (tous deux ont étudié en Allemagne) ; le vartabed Hovnan ; le, prêtre, Houssik Kérowsalian, pasteur protestant ; Nersès Zakarian, Aram Aschott, intellectuels connus; tous, au reste, membres de Clubs de Scutari et de Koumkapou ; beaucoup de docteurs, de pharmaciens, de prêtres connus ; bref, tous les hommes de l'élite arménienne.
Parmi ceux-ci, huit furent plus tard relâchés, entre autres le juriste Pédrossian, comme sujet bulgare, les médecins Dr Torkomian et Dr Narguilédjian, le rédacteur Kélékian, le pasteur Kérowsalian et les deux var-tabeds Balakian et Komitas. Ce dernier, un savant musicien bien connu, aurait été libéré par l'intervention du feu prince héréditaire Youssouf Izzeddine. La famille impériale est, comme on le sait, très musicienne.
D'autres arrestations suivirent bientôt après, de sorte que 600 intellectuels arméniens de Constantinople furent en tout mis en prison. Bien peu d'entre eux furent, sur des interventions spéciales, laissés libres, ou ramenés de leur lieu d'exil.
En même temps que les arrestations, commencèrent aussi des enquêtes et des perquisitions très pénibles, et qui furent poursuivies assez longtemps, dans l'espoir de trouver des chefs d'accusation pour motiver, après coup, les arrestations. Tout fut fouillé, jusque dans les écoles de Guédik pacha, Koumpakou, Yénikapou, Psammatia, dans les églises et dans le Patriarcat, dans l'espoir de trouver de quoi établir un motif d'accusation contre les Arméniens. Mais on ne trouva rien. Le résultat de toutes les recherches fut absolument nul. Si l'on avait voulu appliquer les principes juridiques en vigueur, c'eût été là une preuve à faire rougir de honte que les arrestations avaient été faites sans raison. Des démarches furent faites parle Patriarcat et d'autres côtés pour faire cesser, si possible, les arrestations, ou pour obtenir des assurances que l'on mettrait des limites à une plus grande extension de la mesure. Mais la déportation suivit son cours sans être empêchée, ni troublée. Zohrab et Vartkès étaient seuls restés en libertés parmi les personnalités dirigeantes.
Le député Zohrab n'appartenait pas aux Daschnakzagans, il était membre du Parlement pour Constantinople et avait des relations personnelles très particulières avec les dirigeants du Gouvernement jeune-turc. Lorsqu'en mars 1909, le Gouvernement jeune-turc fut renversé et qu'Abdul-Hamid reprit de nouveau en mains les rênes du Gouvernement, la vie des chefs jeunes-turcs se trouva en grand danger. Les hommes qui sont actuellement au pouvoir se réfugieront alors dans les maisons de leurs amis arméniens. Halil bey, Ministre des Affaires Etrangères3, qui jouit à présent avec Talaat bey et Enver pacha de la plus grande influence, s'enfuit alors dans la maison de son ami Zohrab, qui le tint caché durant 14 jours, au péril de sa propre vie, jusqu'à ce que la réaction fût domptée et le Sultan détrôné. Mahmoud Chevket pacha et Talaat bey s'étaient également cachés chez leurs amis arméniens ; d'autres jeunes-turcs s'étaient réfugiés à la rédaction de l'Azatamart. Dans les provinces aussi, les Jeunes-Turcs trouvèrent protection chez les Arméniens contre leurs ennemis réactionnaires. A Erzeroum, les Daschnakzagans conduisirent les chefs jeunes-turcs dans les Consulats et dans leurs propres maisons, et quand une partie d'entre eux furent transportés prisonniers à Baïbourt, les Daschnakzagans escortèrent le convoi pour protéger contre toute attaque leurs amis politiques. Bien que rien ne fût changé dans l'intervalle dans les relations amicales entre Jeunes-Turcs et Daschnakzagans, les premiers oublièrent tous ces services et ceux qui leur avaient sauvé la vie furent exilés comme les autres chefs arméniens. Le député Zohrab s'était montré, de plus, un collaborateur précieux pour le Gouvernement Jeune-Turc. Comme juriste éminent, les chefs du Gouvernement le consultaient pour l'élaboration des projets de loi, et il était également d'une activité infatigable dans les commissions de la Chambre.
Vartkès4, député d'Erzeroum, qui était resté sept ans et demi en prison sous Abdul-Hamid, était un ami personnel des hommes au pouvoir. Les députés Zohrab et Vartkès devaient à leurs relations personnelles avec Talaat bey de n'avoir pas été déportés jusque-là.
Lors de la fermeture du local de la rédaction du journal Azatamart, on avait confisqué le reste de la caisse, soit 4501. t., et toutes les provisions de papier. Comme on avait arrêté et déporté non seulement les rédacteurs mais aussi les compositeurs, le portier et tous ceux qui se trouvaient là par hasard, on désirait au moins que l'argent saisi pût être dépensé au profit des familles des rédacteurs et des employés du journal. Talaat bey promit de régler l'affaire. Par ces pourparlers et par d'autres pareils, Zohrab et Vartkès restaient encore en relations avec le Gouvernement; ils s'efforçaient aussi d'alléger le sort des déportés.
On avait désigné, comme lieu d'exil, pour les 600 notables de Constantinople trois localités habitées exclusivement par des Mahométans, dans le voisinage d'Angora. Ceux qui s'étaient occupés jusqu'alors de politique furent envoyés au village d'Ayache, près d'Angora ; les intellectuels non politiciens, à Tchangri (petite ville entre Angora et Kastamouni) et à Tchorum (entre Tchangri et Amasia). A Angora devait siéger un conseil de guerre pour juger définitivement les déportés. Il semble que plus tard on n'ait trouve aucune matière à accusation et qu'on ait renoncé a tout procédé judiciaire. Par contre, on décida de transporter les principaux chefs plus loin dans l'Intérieur, vers Adana, Alep et même jusqu'à Diarbékir.
Vartkès et Zohrab restèrent donc d'abord à Constantinople. Quand Vartkès venait voir ses amis Jeunes-Turcs, on lui disait : « Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent ? » Il semblait que l'on pouvait encore obtenir quelque chose par voie d'amitié. Peut-être la déportation des intellectuels n'avait-elle été qu'une mesure de prudence ? Les chefs des Jeunes-Turcs avaient des motifs pour avoir mauvaise conscience vis-à-vis de leurs amis arméniens. Ils n'avaient pas tenu les promesses qu'ils avaient faites dans des temps difficiles, et les réformes avaient été retirées juste au moment où on allait les mettre à exécution. Peut-être les Jeunes-Turcs jugeaient-ils les Arméniens d'après eux-mêmes et pensaient-ils que, dans un cas semblable, ils n'auraient pas gardé fidélité à leurs camarades politiques, mais qu'ils auraient pensé à se venger. Ainsi pourrait s'expliquer la mauvaise conscience des Jeunes-Turcs et leurs procédés envers les Daschnakzagans. Mais comme ceux-ci avaient une bonne conscience, ils cherchaient toujours davantage à persuader les hommes du Gouvernement de leurs erreurs, sans cacher combien ils se sentaient personnellement blessés par les procédés de leurs amis. Vartkès écrivait encore le 1er mai à ses amis du môme parti: « Le malheur de nos camarades nous a appris que notre attitude loyale vis-à-vis du Gouvernement est devenue complètement vaine. Peut-être pourra-t-on, sinon empêcher, du moins faire atténuer les mesures générales. Nous nous efforçons de convaincre le Gouvernement que nous n'avons aucune tendance séparatiste et ne désirons pas d'autre souveraineté que celle du Sultan. Nous voyons clairement que le Gouvernement n'en est pas persuadé, mais il prétend que nous avons organisé un mouvement révolutionnaire contre lui et que nous sommes des adversaires. Il est persuadé presque du contraire, puisque les perquisitions et les recherches, qui n'ont amené aucune découverte, furent un complet fiasco. Seuls les événements de Van et de Sivas (Chabin Karahissar) l'ont induit en erreur, de sorte qu'il semble craindre un soulèvement général. Dans les provinces, la situation devient toujours plus mauvaise. Nous ne pouvons en aucune façon leur faire comprendre que tout ce qui arrive à l'intérieur est le résultat de la mauvaise administration de leurs fonctionnaires. La déclaration de l'état de siège a créé des conditions telles, et l'état de guerre générale a mis les fonctionnaires dans une situation telle qu'ils peuvent faire tout ce qui leur plaît sans crainte d'être punis.
Vartkès fit, le 12 mai, une visite à Talaat bey dans sa maison. Talaat bey n'était pas à même d'indiquer comme motif de la déportation des plans révolutionnaires quelconques des Daschnakzagans. Il insista de façon accentuée sur les efforts antérieurs des Arméniens pour obtenir des réformes, ce qui avait été, aussi sous Abdul-Hamid, la cause des massacres5.
Talaat dit à Vartkès : « Aux jours de notre faiblesse, après la reprise d'Andrinople, vous nous avez sauté à la gorge et avez ouvert la question des réformes arméniennes. Voilà pourquoi nous profiterons de ta situation favorable dans laquelle nous nous trouvons, pour disperser tellement votre peuple que vous vous ôterez de la tête, pour 50 ans, toute idée de réformes. » Varthès répondit à cela. : « Vous avez donc l'intention de poursuivre l'oeuvre d'Abdul-Hamid ? » Talaat répliqua : « Oui ! »
Le 21 mai, Vartkès fit une visite à Bédri bey, chef de la Police, pour toucher l'argent confisqué dans la rédaction du journal Azatamart et pour intercéder en faveur des malades qui se trouvaient parmi les déportés. En son absence, 15 gendarmes pénétrèrent dans sa maison pour y faire une perquisition. En même temps le député Zohrab était arrêté chez lui.
Ni Vartkès, ni Zohrab ne retournèrent plus auprès des leurs. Ils furent transportés de nuit à Konia.
Les chefs des Daschnakzagans ainsi arrêtés adressèrent d'Ayache, à Talaat Bey, la protestation suivante :
« L'organisation des Daschnakzagans, qui avait uni tous ses efforts aux vôtres pour travailler à la prospérité et au progrès de l'Empire, se trouve aujourd'hui dans une situation si étrange et si inconcevable, que ce fait seul devrait vous suffire pour mettre un terme à cet état honteux. On devrait penser qu'une telle attitude Gouvernement turc vis-à-vis des représentants du peuple arménien est de nature à troubler les relations entre les deux nations, et à rendre hostiles l'un à l'autre les deux éléments de la population. Nous n'aurions jamais songé qu'après notre travail en commun, nous serions un jour obligés de traiter avec vous, depuis ici, par le télégraphe. »
Aknouni, Zartarian, Dr Pachayan.
Les chefs des Daschnakzagans étaient toujours dans l'illusion que tout ce qui était arrivé devait être le résultat d'une erreur. Mais les raisons par lesquelles les Daschnakzagans cherchaient à convaincre le Gouvernement que ses procédés n'étaient ni naturels, ni raisonnable, ne pouvaient faire aucune impression. L'idée que des relations entre les Turcs et les Arméniens seraient « troublées » ne pouvait réellement pas toucher le Gouvernement, puisqu'il avait l'intention d' « exterminer tout le peuple arménien », de sorte qu'il ne pouvait nullement être question de relations. Mais il était compréhensible que les Arméniens, qui n'étaient conscients d'aucune déloyauté envers le Gouvernement, ne perdissent leurs illusions qu'au moment où la déportation générale vint montrer clairement le sens qu'avaient la déportation des intellectuels de Constantinople et les arrestations simultanées des notables de tous les centres de l'Intérieur.
Comme on s'était intéressé, de divers côtés, à Vartkès et Zohrab, on promit aux leurs de les rappeler tous deux. Mais ces démarches n'eurent comme conséquence que de les faire transporter de Konia à Adana, d'Adana à Alep, et d'Alep à Diarbékir. La Porte communiqua un jour, par téléphone, à la femme de Zohrab que son mari était mort. On affirma au sujet de Vartkès qu'il s'était donné la mort. Sur le sort, des autres intellectuels de Constantinople, on n'a jamais rien su.
L'épée de Damoclès de la déportation était suspendue sur la tête des Arméniens de la capitale.
Le 29 avril, on exigea que la population arménienne de Constantinople livrât toutes ses armes, ce qui fut fait en dix jours, sans aucun incident et sans que l'ordre fût troublé. Durant la guerre balkanique, on avait exigé seulement les fusils et les revolvers. Maintenant on prenait aussi toutes les antiquités et raretés inoffensives, les yatagans, les couteaux et autres. Les armes étaient enregistrées et l'on délivrait un reçu. Malgré des perquisitions à fond, on ne put nulle part trouver de papiers compromettants et encore moins de ces bombes que l'on cherchait avec tant de passion. Je me trompe!... On trouva chez un mercier de vieilles boules en fer, du temps de Mohammed le Conquérant, que ce mercier employait comme poids pour sa balance. Il fut tout aussitôt arrêté pour avoir détenu des bombes.
Comme des représentations très sérieuses avaient été faites à la Porte, à maintes reprises, par les Ambassades de Constantinople, on renonça a étendre les mesures de déportation générale à la population arménienne de Constantinople et de Smyrne. On poursuivit cependant en silence la déportation des Arméniens de Constantinople. Environ 10.000 personnes en tout furent déportées et l'on ne sait rien de l'endroit de leur nouveau séjour.
On poursuivit également les efforts pour découvrir, après coup, des preuves de culpabilité contre les Daschnakzagans arrêtés. Comme on ne pouvait reprocher rien d'autre, on voulut mêler les chefs des Daschnakzagans avec les événements de Van qu'ils ignoraient complètement. Comme on ne possédait pas de preuves, on ramena à Constantinople un négociant arménien d'Erzéroum, Aghadjanian, protestant, qui vivait à Constantinople comme commerçant en importation, et qui avait été conduit avec eux à Ayache. En prison, on lui présenta un document dans lequel il devait déclarer que les députés déportés et les chefs des Daschnakzagans, Zohrab, Vartkès, Akuouni, Hémayak, Minassian, Daghavarian et Djanghulian avaient préparé une révolution, organisé des soulèvements à Van et à Zeïtoun et qu'ils en tenaient dans leurs mains tous les fils. On chercha, par la torture, à l'obliger à signer le document. Comme il refusait de souscrire à ces déclaration, qu'il savait complètement controuvées, la torture dura plusieurs jours. Finalement, après trois semaines, ayant à moitié perdu la raison par les tourments qu'il endurait, il dut signer un autre écrit contenant des déclarations contre Zorhab et Vartkès.
1) La « correspondance du parti, » du bureau de Constantinople, de laquelle sont extraits les passages ci-dessus, était destinée aux différents Comités centraux du pays et de l'étranger. Elle contient toutes les nouvelles que le Bureau reçoit de l'Intérieur, et raconte les événements de Constantinople. Le caractère intime de la correspondance permet d'y suivre, exposés avec clarté et franchise, les dispositions d'âme, les jugements, les inquiétudes et les réflexions à mesure qu'ils sont inspirés par le cours changeant des événements ; elle vous laisse immédiatement l'impression que les faits racontés sont absolument vrais.
« Du 7/20 octobre 1914 : Nous apprenons que la situation à l'intérieur s'aggrave de jour en jour. Par suite de la mobilisation générale, on a déclaré l'état de siège. Depuis lors, la situation a complètement changé. Les Arméniens ont répondu à l'ordre de mobilisation. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir et nous avons donné des conseils pour que tout Arménien accomplisse son devoir comme sujet ottoman. Il est vrai qu'il y a eu chez nous, comme parmi les Turcs, quelques individus qui n'ont pas répondu à l'ordre de mobilisation ; le Gouvernement a pris contre eux des mesures très sévères. On châtiera ceux qui ne se présentent pas en brûlant leurs maisons. Les déserteurs seront fusillés, Mal- heureusement on fusille aussi des individus tout à fait innocents. Il y eut cinq cas pareils dans le vilayet de Van. Et de même en Cilicie.
Du 24 novembre/7 décembre 1914 : « On n'a permis ni à Aknouni, ni à Charikian, de quitter Constantinople ; on veut avoir sous la main les chefs des Daschnakzagans. »
Du 26 décembre/8 janvier 1914-1915 : « Il semble que l'altitude des Arméniens du Caucase a déçu le gouvernement. On le voit à leur conduite à l'égard des Arméniens en général et des Daschnakzagans en particulier. Il est à présent très difficile de convaincre nos amis turcs que nous, Daschnakzagans, non seulement n'avons aucune part dans la conduite des Arméniens de Russie, mais que nous sommes de plus des partisans convaincus du maintien de la Turquie et des adversaires de l'incorporation de l'Arménie à la Russie. Nous avons reçu de Van une lettre datée du 16/29 novembre qui décrit la situation comme très difficile. Les réquisitions ont pris le caractère d'un pillage ; les villages sont complètement vidés. Sous le prétexte de châtier les déserteurs, les gendarmes ont brûlé d'innombrables maisons et confisqué les biens. On ne fait rien de pareil aux Mahométans chez qui il y a eu bien plus de désertions. On a dernièrement amnistié et armé tous les brigands. En quelques endroits, on a relâché des prisons des criminels fameux et on les a armés. Les démarches de nos camarades auprès du Gouvernement restent presque toujours sans succès. »
2) Comparez le récit détaillé des faits page 10 et suivantes.
3) Jusqu'à ces derniers temps il était Président de la Chambre ; et il est actuellement Ministre des Affaires étrangères.
4) Vartkès (cheveux de rose) est le pseudonyme d'écrivain du député Ohannès Seringulian. Les Arméniens se nomment volontiers entre eux par ces surnoms qu'ils se donnent et qui sont si généralement employés que les Arméniens les plus connus sont appelés le plus souvent, même en public, par leurs surnoms.
5) Dans ces efforts pour les réformes, les Arméniens n'avaient jamais espéré obtenir autre chose que la sécurité pour leurs vies et leurs biens et lu protection contre les Kurdes pillards. Si les grandes puissances insistèrent si souvent pour ces réformes et appuyèrent les aspirations des Arméniens, leur action était fondée sur le traité de Berlin (art. 61) de 1878. L'Allemagne avait aussi pris part, en 1913, d'une façon prépondérante aux négociations au sujet des réformes et incliné la Porte à accepter le programme des réformes formulé dans la note du 26 janvier/8 février 1913. De ces pourparlers entre les Puissances et de ces concessions de la Porte, on faisait maintenant un crime aux Arméniens.