Le vilayet de Van comptait, sur une population de 542.000 habitants, 290.200 chrétiens, dont 192.000 Arméniens et, 98.000 Syriens. Il y a de plus 5.000 Juifs. La minorité de 247.000 Mahométans se compose de 210 000 Kurdes, 30.500 Turcs et 500 Tcherkesses. Les Yézidis (les prétendus adorateurs du diable) sont 5.400 et les Tziganes 600.
Dans le vilayet de Van, les choses allèrent, jusqu'au mois d'avril, de la même façon que dans les autres vilayets. Les pillages et les massacres y prirent seulement de plus grandes proportions. Dès la mobilisation de l'armée turque, au début de la guerre européenne, les troupes hamidiehs (cavalerie irrégulière kurde, organisée par le sultan Abd-ul-Hamid avec des Kurdes nomades et pillards), dissoutes depuis la proclamation de la Constitution, furent armées de nouveau. De fameux brigands Kurdes furent accueillis dans l'armée avec leurs bandes. Comme les troupes régulières turques n'étaient qu'en petit nombre, les kurdes hamidiehs et les Tschettehs (bandes) profitèrent de la bonne occasion pour attaquer et piller les villages arméniens sans défense.
Dans la marche en avant des Turcs contre Batoum et Olti, les villages arméniens des régions russes, occupées par les Turcs, furent massacrés par des bandes semblables. Ainsi, dans la région d'Ardanousch et d'Olti, les villages de Berdous et de Yorouk furent pillés, 1276 Arméniens tués, et 250 femmes et jeunes filles enlevées ; 24 femmes s'empoisonnèrent pour ne pas être violées. Le reste, environ 500 femmes et enfants, fui délivré par les troupes russes. Dans les districts du Tschorok inférieur, qui se jette dans la mer Noire près de Batoum, les Adjares (Géorgiens mahométans) se joignirent aux Turcs et prirent part aux massacres que les bandes turques firent dans les villages arméniens d'Artwin et d'Ardanousch, dans la vallée du Tchorok. Le nombre des Arméniens du Caucase massacrés dans cette région par les Turcs et les Adjares est estimé à 7.000. Dans le Village d'Okrobakert, près de Batoum, les Adjares exigèrent des Arméniens de leur livrer leurs filles pour leurs harems, menaçant, en cas de refus, de les massacrer tous.
Le vilayet d'Erzéroum s'étend au sud de la frontière russe, au-dessous de la chaîne d'Aghri-dagh, jusqu'à l'Ararat. Cette cime s'élève entre la frontière septentrionale du vilayet de Van et la frontière sud de la Transcaucasie. C'est là, dans une région en forme de coeur, que l'Euphrate oriental prend sa source. Cette région s'appelle Alaschkert.
La région d'Alaschkert et Diadin jusqu'à Bayazid est occupée par de nombreux villages arméniens ; en 52 localités vivaient 2964 familles arméniennes avec environ 40.000 âmes.
Au printemps, toute cette région fut complètement dévastée par les milices irrégulières turques et kurdes, à l'exception de deux petits villages, comptant en tout 35 ou 40 familles, tous les autres villages de la région d'Alaschkert furent complètement pillés. a Bayazid, Karakilissé et dans 18 autres villages, il y eut aussi des massacres. Dans la petite ville d'Alaschkert, 30 familles seulement, sur les 300 familles arméniennes, formant environ 4000 personnes, purent se sauver. Les autres 270 familles eurent leurs membres mâles tués, el les jeunes filles furent enlevées. Le même sort échut au village de Mollah Suleïman, où les hommes furent tués dans 150 familles et les femmes et les enfants enlevés. De même au village de Setkan où 70 familles perdirent leurs hommes et leurs femmes. Le village d'Amert perdit un nombre égal de ses habitants. Dans le village de Chotschan, 35 familles, et dans le village de Schoudgan, 25 familles eurent le même sort. Des villages de Mollah-Suleïman et do Setkan seulement, les kurdes-hamidiéhs enlevèrent 500 femmes et jeunes filles. Toutes les femmes et jeunes filles enlevées furent forcées de passer à l'Islam. La région de Diadin est confinée par la plaine d'Abagha, qui en est séparée seulement par la chaîne d'Owadjik, et qui s'étend au sud de Van, entre la frontière persane et les rives nord-est du lac de Van. Dans les villages arméniens de cette région aussi, à Akbak, Khatschan, Tchiboukli, Gahimak, Khan,Akhorik, Hassan-Tamra, Arsarik et Raschwa, les chrétiens arméniens et syriens furent d'abord pillés puis tués par les milices irrégulières. On compte 2060 Arméniens et 300 Syriens tués.
Dans la plaine d'Alaschkert, ce furent les trois cheiks kurdes hamidiéhs, Moussa-bey, Abdul Médjid et Khalid bey, qui organisèrent le pillage et les massacres, avec la population mahométane locale. Les villages de la plaine d'Abagha furent dévastés sur l'ordre du caïma-can de Seraï. Les gendarmes de Temram pillèrent les villages de Aliour, Kholeus, Achmek. Les gendarmes de Paghès et le bataillon de Tcherkesse-agha dévastèrent Gardjdan, Pégahou, Nanegans, Entsak et Eschékiss. Le gendarme Omer agha attaqua le village de Mechgert, près de Van, et tua 20 femmes et jeunes filles. Les villages de Melaskert, au nord du lac de Van, furent attaqués et dévastés par la bande de Ptschare-Ptschato, groupe de 600 bandits.
La conséquence de ces pillages et massacres systématiques dans les villages chrétiens, ce fut la fuite en masse des chrétiens vers la frontière russe. Déjà à cette époque, plus de 60.000 fuyards, la plupart femmes et enfants, se trouvaient réunis dans la vallée de l'Araxe. Par Igdir, au nord-ouest de l'Ararat, il en vint 30.000 ; par Kars, environ 5000 ; par Ardahan-Ardanouch, 7000 et par Djoulfa (à la frontière persane), 20.000.
Des faits analogues se passeront sur la frontière persane du vilayet de Van. Nous y reviendrons plus tard.
Quand les Russes reprirent l'offensive en avril, un quart environ des réfugiés retournèrent du Caucase dans leurs villages. Mais avec l'avance des Russes, les Musulmans eurent peur d'être punis à cause de leurs méfaits contre la population chrétienne ; ils laissèrent donc les familles arméniennes dans les villages d'Alaschkert, et furent logés par le gouvernement turc au nombre d'environ 2000 familles dans les villages arméniens des régions de Maleskert et Boulanek. Il n'y avait pas alors de soldats réguliers dans les régions frontières. Les Kurdes et les Tschettehs étaient les seules troupes dont disposât le gouvernement. Les 3000 gendarmes des vilayets étaient occupés à piller les villages. Le vali de Van avait donné à tous les caïmacans l'ordre de procéder, au moindre motif, contre les Arméniens.
Le caïmacan de Gavasht provoqua une bagarre, qui aboutit à un massacre. Les Daschnakzagans exigèrent alors du vali que le caïmacan fût cité devant un conseil de guerre. Le vali promit de faire une enquête.
Les villages arméniens sans défense durent supporter tous ces abus. Les chefs des Daschnakzagans s'efforçaient de prévenir le malheur, par l'intermédiaire des autorités, et de calmer la population arménienne. Le député de Van, Vramian, avait dès janvier, par unMemorandum (du 3/16 Janvier 1915) adressé au vali de Van, Djevdet bey, et à Tahsin bey, vali d'Erzéroum, attiré l'attention des autorités sur les dangers de tels faits.
Entre temps, l'armée de Khalil bey avait pénétré dans le nord de la Perse, dans la région de Ourmiah et de Dilman. Aux 20.000 soldats réguliers s'étaient joints 10.000 Kurdes de la région du Zab supérieur. Djevded bey, vali de Van, prenait aussi part à ces opérations.
Djevded bey est le beau-frère d'Enver pacha, ministre de la guerre; Khalil bey, le commandant du corps d'armée qui envahit la Perse, est un neveu d'Enver pacha. Les troupes turques et kurdes dévastèrent tous les villages chrétiens sur le territoire persan. La population syrienne de la région d'Ourmiah, et les Arméniens de la plaine de Salmas (autour do Dilman) furent impitoyablement massacrés par les Kurdes, quand ils ne purent pas s'enfuir sur territoire russe, ou trouver refuge à la Mission américaine.
Lorsque Djevded bey, vali de Van, rentra de Salmas au milieu de février, il salua amicalement les chefs arméniens, leur promit de faire cesser les pillages des villages et d'indemniser ceux qui avaient été pillés. Il pria seulement d'attendre quelques semaines jusqu'à ce que l'expédition de Perse prît fin. On apprit, aussitôt après, qu'il avait dit dans une réunion de notables turcs : « Nous avons fait place nette des Arméniens et des Syriens d'Azerbaïdjan (nord de la Perse), nous devons maintenant agir de même à l'égard des Arméniens de Van ».
A la tête du comité des Daschnakzagans, se trouvaient alors trois Arméniens très connus : Vramian, député de Van, Ischkhan et Aram.
Le vali se montra, pendant les semaines suivantes, aimable envers eux, et les pria de travailler avec lui comme par le passé, pour maintenir l'ordre dans le vilayet. Des commissions furent instituées et envoyées dans les villages pour faire cesser les pillages des Kurdes et les violences des gendarmes, et pour aplanir les difficultés. Entre temps, le vali avait demandé des renforts à Erzéroum et comptait bien également sur l'appui des troupes qui avaient envahi la Perse, dans le cas où les mesures projetées contre les Arméniens, qui ne s'attendaient encore à rien de mal de sa part, se heurteraient à une résistance. Soudain, il se démasqua et montra ses véritables intentions.
A Chatak, petite localité de plus de 2.000 habitants, en majorité grégoriens et catholiques et Kurdes pour un petit nombre, située aux sources du Tigre oriental (à 150 kilm. au sud de Van), un certain Daschnakzagan, nommé Howsep, fut arrêté le 14 avril par des gendarmes. Ses amis voulurent le délivrer; il y eut une bagarre sanglante. Quand le vali en fut informé, il fit venir les trois chefs des Daschnakzagans, Vramian, Ischkhan et Aram, et les pria d'aller à Chatak avec le mudir do la police de Van, pour vider le différend. Le Comité décida qu'Ischkhan irait à Chatak avec trois autres Arméniens nommés Vahan, Kotot et Miran. Le mudir de la police amena avec lui quelques zaptiehs tscherkesses. En chemin, dans la vallée de Hayoz-Dzor, ils passèrent la nuit dans la village de Hirtsch. Lorsque les quatre Arméniens furent endormis, le mudir les fit assassiner par les tscherkesses pendant leur sommeil.
Dans la matinée du jour suivant avant même que les Arméniens de Van aient eu connaissance de l'assassinat, le vali de Van, Djevded bey, fit mander les deux autres chefs arméniens Vramian et Aram. Ce dernier était, par hasard, absent. Vramian va trouver le vali en toute confiance. Il est arrêté au moment où il franchit le seuil du konak. Le vali l'envoie aussitôt ligoté à Bitlis. De Bitlis, où, en sa qualité de député de Van, il était particulièrement en vue, il est transporté vers Diarbékir, et tué en chemin.
Le même matin, le vali, Djevded-bey, préparait l'attaque contre les deux quartiers arméniens, et faisait mettre des canons en position contre eux. Il y avait alors, à Van, de 10 à 15 canons de fabrication ancienne, et des mitrailleuses neuves qui étaient arrivées récemment d'Erzéroum avec un détachement de soldats. A la même heure où le vali cherchait à s'emparer des chefs, des massacres avaient commencé a Ardjitsch et dans les villages de Hayoz-Dzor. Les Arméniens de la ville de Van ne pouvaient s'attendre à autre chose qu'à voir décréter contre eux un massacre ; ils avaient même ouï dire que le vali avait demandé d'Erzéroum de 6 à 7000 hommes à cheval et qu'il avait incidemment dit que la situation des Arméniens devenait critique.
Nous donnons maintenant le récit du missionnaire américain qui a vécu au milieu des événements qui suivirent1.
« Van est une ville entourée de jardins et de vignobles, située au bord du lac de Van, dans une plaine entourée de hautes et majestueuses montagnes. La ville, environnée de remparts, renferme le bazar et la majeure partie des édifices publics. Elle est dominée par la forteresse, un bloc de rochers puissant, qui s'élève a pic de la plaine. Elle est couronnée de hauts remparts et de fortifications et porte sur son flanc, du côté du lac, les fameuses inscriptions cunéiformes. Le faubourg est appelé « aïguestan » (jardins) parce que chaque maison y possède son jardin ou sa vigne. Il s'étend à 4 milles (anglais) à l'est de la ville entourée de murs, sur une largeur de 2 milles (anglais).
L'établissement de la Mission américaine, au bord sud-est de la partie centrale des jardins, est sur une petite hauteur d'où les bâtiments dominent notablement les environs. Ces bâtiments consistent en une église, en deux bâtiments scolaires grands et neufs, deux autres plus petits, une école-hôpital, un hôpital, une clinique, et quatre maisons pour la Mission. Tout près de là s'étend, vers le sud-est, la grande plaine. Ici se trouvait aussi la grande caserne de la garnison turque immédiatement à la portée de la mission américaine. Du côté du nord, il y avait une autre caserne, séparée de nous par quelques rues, et plus au nord encore, à une portée de fusil, la citadelle (Topkala) avec une petite caserne, que les Arméniens avait baptisée du surnom de « Poivrière ». Cinq minutes à l'est des établissements américains se trouve l'orphelinat allemand, sous la direction de M. Spörri, suisse d'origine, avec sa femme et sa fille, et trois femmes non mariées. La Mission américaine était composée alors de la vieille Mrs. Raynolds (le Dr Raynolds se trouvait en Amérique), du Dr Usher, le médecin en chef de l'hôpital, de Mrs. Usher, la directrice de l'ouvroir, M. et Mrs. Yarrow, directeurs de l'école des garçons, Miss Rogers, directrice de l'école des jeunes filles, Miss Silliman, directrice de l'école, préparatoire, Miss Usher, professeur de musique Miss Bond, supérieure de l'hôpital, et de la dame missionnaire Mc. claren ; Miss Knapp, de Bitlis,s'y trouvait aussi en visite.
La ville de Van avait 50.000 habitants dont les 3/5 étaient arméniens et les 2/5 turcs. Je dis « étaient » car, depuis lors, les proportions ont complètement changé. Les chefs des Arméniens étaient Vramian, Ischkhan et Aram, leaders du parti des Daschnakzagans.
Depuis la mobilisation, pendant l'automne et l'hiver derniers, le Arméniens ont été, sous prétexte de réquisition, pillés de la façon la plus dure. Des gens riches furent ruinés, et les pauvres furent réduit au plus complet dénuement. Les Soldats arméniens de l'armée turque furent négligés, nourris de façon très insuffisante, forcés à faire les travaux les plus bas, et ce qui est pire, privés de toute arme, de sorte qu'ils étaient livrés à la merci de leurs camarades musulmans fanatiques. Comment s'étonner, dès lors, que tous ceux qui le pouvaient se soient libérés en payant la taxe et que d'autres aient déserté ! Nous devinions d'avance qu'on en viendrait à un choc. Mais les Daschnakzagans se conduisirent avec une étonnante réserve et prudence, dominèrent la jeunesse bouillonnante, mirent des patrouilles dans les rues pour prévenir des troubles, et donnèrent l'ordre aux paysans de souffrir plutôt en silence que l'un ou l'autre des villages soit incendié que de fournir, en se défendant, un prétexte aux massacres.
Malgré que le Dr Usher ait, dès le début de la guerre russe, accueilli et traité plusieurs soldats turcs blessés, le gouvernement chercha à réquisitionner tous les médicaments de la pharmacie américaine et a fermer l'hôpital. Outre cela, Miss Mc. Claren et Soeur Martha, de l'orphelinat allemand, avaient commencé, en décembre, à soigner les blessés dans l'hôpital militaire turc, éloigné d'un mille et demi (anglais) de nos établissements, hôpital où il n'y avait pas d'infirmières et qui était dans un état indescriptible.
Lorsque Djevded bey, gouverneur général du vilayet, revint des combats à la frontière russe, dans les premières semaines du printemps, tout le monde sentit que bientôt quelque chose arriverait... C'était bien vrai ! Il exigea des Arméniens 3000 soldats. Ceux-ci étaient extrêmement soucieux de garder la paix, de sorte qu'ils promirent d'accéder à sa demande. Mais, précisément alors, avait éclaté la querelle entre Turcs et Arméniens dans la région de Schatak, et Djevded bey demanda à Ischkhan d'y aller, avec trois autres Daschnakzagans de marque, pour y rétablir la paix. Ils furent tous les quatre traîtreusement assassinés en route. C'était le vendredi 16 avril. Alors Djevded fit venir auprès de lui Vramian, sous le prétexte qu'il voulait conférer avec lui, le fit arrêter et déporter. Led Daschnakzagans savaient maintenant qu'ils ne pouvaient se fier à Djevded bey, et qu'il leur était donc impossible de lui livrer les 3000 hommes qu'il demandait. Ils dirent qu'ils en donneraient 400 et qu'ils payeraient peu à peu la taxe militaire pour les autres. Mais le vali déclara qu'il avait besoin d'hommes et non d'argent, et qu'autrement il attaquerait la ville. Quelques Arméniens prièrent le De Usher et M. Yarrow d'aller trouver Djevded bey et d'essayer de le calmer. Ils encontrèrent en chemin un officier qui était envoyé pour les appeler. Le vali était obstiné. On n'avait qu'à obéir. Il saurait briser en tout cas cette résistance, coûte que coûte. Il punirait d'abord Schatak et puis il entreprendrait l'affaire de Van. Mais si les Arméniens tiraient un seul coup, cela serait pour lui le signal de l'attaque. Il voulait poster une garde de 50 soldats pour veiller sur les établissements américains2. Ou bien on accepterait cette garde, ou bien on lui déclarerait par écrit qu'elle avait été refusée, et il resterait ainsi à l'abri de toute responsabilité au sujet de notre sécurité. Il exigeait une réponse immédiate, mais finalement accepta d'attendre jusqu'au dimanche suivant. Il exigeait, de plus, que Miss Mc Claren et soeur Martha continuassent leur travail a l'hôpital turc. Elles y allèrent, résignées à ne pouvoir, peut-être pour longtemps, correspondre avec nous.
Lorsque le Dr Usher revit le vali, le lundi suivant, celui-ci lui demanda s'il devait envoyer la garde. Le Dr Usher lui laissa à lui-même de prendre la décision. Et nous ne reçûmes aucune garde.
Le mardi 20 avril, vers six heures du soir, quelques soldats turcs essayèrent de se saisir d'une femme qui faisait partie d'un groupe de femmes qui allaient en ville3. Elle s'enfuit. Des soldats arméniens survinrent et demandèrent aux Turcs ce qu'ils voulaient. Les soldats turcs tirèrent sur eux et les tuèrent. M. Spörri fut le témoin oculaire de ce fait par lequel commencèrent les hostilités. Toute la soirée il y eut un feu de mousqueterie plus ou moins continu, et depuis la citadelle, un roulement continuel de coups de canon contre la ville fortifiée qui était coupée de toute communication avec « les jardins ». On vit pendant la nuit, dans toutes les directions, des maisons en flammes. Le nombre des Arméniens demeurant dans « les jardina » était d'environ 30.000, tandis que la population arménienne habitant la ville intérieure fortifiée était assez restreinte. Les habitants des « jardins » se trouvèrent réunis dans un espace d'environ un mille carré (anglais) et cet emplacement fut défendu par des « Dirks » (barricades) comme aussi par des murs et des abatis d'arbres. Parmi les défenseurs, 1500 purent être armés de fusils, et autant de pistolets. Leurs provisions en munitions étaient petites; ils les épargnaient donc beaucoup, et recouraient à toute sorte de ruses pour amener les assaillants à consommer leurs munitions. Ils se mirent de plus à fondre des balles et à faire des cartouches : ils on fabriquaient tous les jours 3000. Ils fabriquaient aussi de la poudre et, après quelque temps, ils firent aussi trois mortiers. Le matériel pour tout cela était restreint, les méthodes et systèmes grossiers et primitifs; mais ils étaient contents, pleins d'espoir et se réjouissaient de leur habileté à tenir tête aux agresseurs. Quelques-unes des règles établies pour eux-mêmes disaient : « Tenez-vous propres, ne buvez pas, dites toujours la vérité, ne dites rien contre la religion de l'ennemi. »
Ils envoyèrent un manifeste aux Turcs de la ville pour leur annoncer qu'ils en voulaient seulement à un seul homme (au vali) et non point à leurs voisins turcs. Les valis viendraient et s'en iraient, mais les deux races continueraient à vivre côte à côte, et ils espéraient, disaient-ils, que si Djevded s'en allait, leurs relations redeviendraient de nouveau paisibles et amicales. Les Turcs répondirent dans le même sens et dirent qu'ils étaient contraints de combattre. Et, en réalité, une protestation contre cette lutte fut signée par beaucoup de Turcs de qualité, mais Djevded la laissa passer complètement inaperçue.
La caserne au nord de nos établissements fut pris par les Arméniens et brûlée, Ils laissèrent se sauver ceux qui s'y tenaient. Ils n'avaient pas en vue d'autre offensive, car leur nombre était petit. Ils luttaient seulement pour leur foyer et leur vie.
Aucun homme armé ne pouvait entrer dans notre établissement. Aram, le chef des Arméniens, défendit même que l'on portât les blessés dans notre hôpital, pour ne pas blesser notre neutralité. A cause de cela, le Dr Usher les traitait dans leur propre hôpital provisoire.
Le 23 avril, Djevded bey écrivit au Dr Usher qu'on avait vu entrer dans notre établissement des gens armés et que les rebelles avaient élevé des fortifications dans notre voisinage. Si, dans une attaque, on tirait un seul coup de ces réduits fortifiés, il serait, à son grand regret, obligé de diriger ses canons sur notre établissement et de le détruire complètement; nous pouvions le tenir pour certain. Le Dr Usher répondit que nous avions gardé notre neutralité par tous les moyens en notre pouvoir. Aucune loi ne pouvait nous rendre responsables des actes de personnes ou d'organisations qui échappaient à notre autorité.
Nos pourparlers avec le vali étaient menés par notre représentant officiel, M. Sbordone, l'agent consulaire italien, et une vieille femme, munie d'un drapeau blanc, portait nos lettres. A son deuxième départ, elle tomba dans un fossé, et, comme elle s'en était relevée sans le drapeau, elle fut aussitôt tuée par les soldats turcs. On en trouva une autre, mais elle fut blessée tandis qu'elle était assise à la porte de sa cabane, tout près de notre propriété, Aram déclara alors qu'il ne permettrait plus aucune correspondance jusqu'à ce que le vali ait répondu à une lettre de l'agent consulaire Sbordone, disant que Djevded ne pouvait s'attendre à ce que les Arméniens se rendissent maintenant, puisque les procédés envers eux revêtaient le caractère d'un massacre.
Pendant la durée du siège, les soldats turcs et leurs compagnons, les sauvages kurdes, se démenaient terriblement dans tous les environs. Ils massacraient hommes, femmes et enfants, et brûlaient leurs foyers. De petits enfants furent tués dans les bras de leurs mères ; d'autres estropiés horriblement ; des femmes furent dépouillées de leurs vêtements et tuées. Les villages n'étaient pas préparés a une attaque ; quelques-uns se défendirent jusqu'à épuisement de leurs munitions. Le dimanche 25 avril, le premier groupe de réfugiés arrivèrent en ville avec leurs blessés. Notre hôpital, qui a 50 lits en temps normal, dut faire place pour 142 malades, On emprunta les effets nécessaires pour placer des couchettes sur les planchers ; ceux qui étaient légèrement blessés furent pansés tous les jours. 4000 personnes s'étaient retirées des « Jardins » avec tous leurs biens, et remplissaient notre église, les bâtiments scolaires, comme aussi tous les endroits disponibles de la Mission. Une femme disait à M. Silliman : « Qu'aurions-nous fait si les missionnaires n'étaient pas là ? C'est à présent le troisième massacre durant lequel je trouve ici un refuge. » Une grande partie de ces gens devaient être nourris, car ils étaient si pauvres qu'ils achetaient autrefois tous les jours leur pain chez le boulanger, et maintenant il fallait n'en passer (Les Arméniens, le plus souvent, cuisent eux-mêmes leur pain et prennent soin d'avoir les provision de froment nécessaires pour toute l'année). Loger cette multitude, prendre soin de leur santé, de leur nourriture et de leur conduite, c'étaient là des problèmes qui nous préoccupaient beaucoup. M. Yarrone organisa des Comités pour ce travail. A tout homme capable fut assigné un rôle et un admirable esprit d'initiative et d'abnégation se manifesta. Un homme donna toutes les céréales qu'il possédait, à l'exception de ce qui était nécessaire pour nourrir sa famille pendant un mois. Un four public fut acquis, on acheta du froment et de la farine pour les distribuer, on émit des bons de pain, et plus tard on ouvrit une cuisine populaire. Miss Rogers et miss Silliman s'assurèrent une provision de lait journalière, et firent cuire le lait par leurs élèves pour le distribuer aux petits enfants ; 190 furent nourris de cette manière. Les écoliers s'occupèrent à veiller, pour protéger les bâtiments contre les dangers d'incendies ; ils entretenaient la propreté dans notre propriété, veillaient sur les malades et distribuaient du lait et des oufs aux enfants et aux malades en dehors de nos établissements. Toute une administration civile régulière fut organisée par les Arméniens, comprenant un maire, des juges et des gendarmes. La ville n'avait jamais été aussi bien régie. Après deux semaines, les Arméniens, assiégés dans leur quartier de la ville fortifiée, nous firent dire qu'ils avaient pris possession de quelques édifices gouvernementaux, bien qu'ils ne fussent qu'une poignée d'hommes, et jour et nuit bombardés. Environ 16.000 boulets de canons ou shrapnells furent tirés sur eux. Les engins de vieux système allaient s'abattre contre les grosses murailles larges de trois pieds, sans causer de grands dommages. Avec le temps, les murs cédèrent naturellement, mais les murs supérieurs seulement ; les gens s'enfuirent derrière les murs inférieurs; de sorte que trois personnes seulement y laissèrent la vie. Quelques-unes des « Dirks », dans les « Jardins », furent aussi bombardées, mais sans grand dommage. Il semblait que l'ennemi voulait réserver pour la fin ses plus grosses pièces et ses shrapnells. Trois boulets de canon tombèrent durant la première semaine sur notre propriété ; l'un des trois contre une porte de la maison du Dr Usher ; 13 personnes furent blessées sur notre propriété, une mortellement. Notre propriété est située dans une position si centrale, que les balles, des Turcs passaient à travers en sifflant, entraient dans plusieurs chambres, brisaient les tuiles du toit, et criblaient de trous les murs extérieurs.
Le Dr Usher faisait et fait encore le travail de trois hommes. Comme seul médecin dans la ville assiégée, il devait naturellement s'occuper des malades de l'hôpital, des réfugiés et des soldats arméniens blessés ; mais les malades de la polyclinique et en ville se multipliaient d'une manière effrayante. Parmi les réfugiés, la misère et les privations entraînaient de nombreux cas de pneumonie et de dysenterie; de plus la rougeole sévissait parmi les enfants. Miss Silliman se chargea des malades atteints de rougeole, Miss Rogers et Miss Usher aidaient à l'hôpital où Miss Bond et ses infirmières arméniennes se fatiguaient au delà de leurs forces. Après quelque temps, Miss Usher ouvrit, avec l'aide de Miss Rogers, un autre hôpital dans un bâtiment scolaire arménien, où d'abord des réfugiés avaient pris logement. A cela ajoutez la difficulté de trouver des lits, des ustensiles, des aides et même la nourriture pour les malades. L'activité médicale et chirurgicale fut gênée par le manque de médicaments, car les livraisons annuelles pour la pharmacie du Dr Usher étaient retenues dans le port d'Alexandrette.
Deux semaines après la commencement du siège, un fuyard vint d'Ardjesch pour informer la population de Van du sort de cette ville, la seconde du vilayet. Ardjesch est située dans la plaine fertile qui forme la rive septentrionale du prolongement nord-est du lac de Van, qui là est appelé le lac d'Ardjesch. La vieille ville, résidence des rois arméniens et du Seljouk Togroul bey, a été submergée par le lac, il y a 70 ans, et le nom en est passé à la nouvelle ville (Agantz). La plaine d'Ardjesch est célèbre par sa fertilité ; on y cultive des melons. Le caïmacan d'Ardjesch avait mandé les hommes de tous les corps de métier. Comme il s'était montré toujours aimable avec eux, ils se fièrent à lui. Lorsqu'ils furent tous rassemblés, il les fit tuer par les soldats. Autant que nous pouvons le savoir, un seul homme put s'échapper, en se tenant caché toute une nuit sous un monceau de cadavres. Beaucoup de réfugiés avaient fait halte tout près de la ville, dans le petit village de Chouchanty, sur une montagne d'où le regard s'étend sur la ville. Aram leur ordonna d'y rester. Le 8 mai, le village était en flammes, et en flammes aussi le cloître voisin de Warak avec ses vieux manuscrits, dont la perte est irréparable. Les réfugiés vinrent alors en ville. Le vali Djevded parut changer de tactique. Il laissa des centaines de femmes et d'enfants entrer en ville afin qu'ils y augmentent par leur nombre la famine. En raison de la mobilisation pendant l'automne précédent, les provisions de froment étaient déjà, dès le début, très réduites et maintenant que 10.000 réfugiés recevaient une ration journalière - bien que si petite, qu'elle suffisait à peine à les conserver en vie - elles diminuaient rapidement et touchaient à leur fin. Les munitions devenaient aussi rares. La perspective paraissait très sombre. Djevded pouvait encore faire venir beaucoup d'hommes et de munitions des autres villes voisines. S'il n'arrivait point de secours d'ailleurs, il n'était pas possible de tenir plus longtemps la ville ; et l'espoir d'un tel secours paraissait très faible. Nous n'avions aucun rapport avec le monde extérieur. Un télégramme, que nous voulions envoyer à notre ambassadeur, ne put sortir de la ville. Les Daschnakzagans envoyèrent des appels au secours aux volontaires arméniens de la frontière, mais aucun des messagers ne revint et nous apprîmes plus tard qu'aucun n'avait atteint sa destination. Nous savions qu'à la dernière extrémité, notre propriété serait le dernier espoir des gens assiégés dans le quartier des « Jardins ». On ne pouvait guère espérer que Djevded, enragé de la longue résistance qu'il avait rencontrée, épargnât la vie d'un seul de ces hommes, femmes et enfants. On aurait peut-être assuré la vie sauve aux Américains, s'ils avaient quitté leur propriété, mais cela nous ne voulions naturellement pas le faire. Nous voulions partager le sort de nos gens. Et il est possible que le vali ne nous aurait pas offert toute sécurité, parce qu'il semblait croire que nous soutenions les « rebelles », Les samedi et dimanche 15 et 16 mai on vit plusieurs barques quitter Avantz, port de Van. Elles contenaient les familles des Turcs et des Kurdes ; on avait défendu aux hommes de s'éloigner. Nous nous réunîmes tous sur les toits et, en regardant avec nos jumelles, nous fûmes saisis d'étonnement. Chez les Turcs, régnait visiblement une panique. Déjà, au début de l'année, une panique avait éclaté chez eux, lorsque les Russes avaient avancé jusqu'à Saraï; mais cela n'avait pas eu de suite. Cette fuite avait-elle la même signification ?
Quoi qu'il en soit, les Turcs étaient résolus en tous cas à faire autant de mal qu'ils pourraient. Le samedi soir, les canons des grandes casernes commencèrent à tirer sur nous. Tout d'abord nous ne pouvions croire que les coups visaient notre bannière étoilée ; mais finalement il ne resta plus aucun doute4. Sept bombes tombèrent sur notre propriété, dont une sur le toit de la maison de Miss Rogers et de Miss Silliman, où elle fit un grand trou. Deux autres eurent le même résultat sur le toit de l'école des garçons et sur celle des jeunes filles. Le dimanche, le bombardement reprit à nouveau. 26 bombes tombèrent dans la matinée sur notre établissement et 10 autres le soir : elles explosaient en tombant ou en l'air. Le sifflement des shrapnells faisait un bruit qu'on ne peut jamais oublier. Un obus fit explosion dans une chambre de la maison de Miss Raynolds et tua un tout petit enfant. Un autre obus passa à travers le mur extérieur de la chambre de Miss Knapps, dans la maison du Dr Usher, y fit explosion, et ses débris ainsi que les balles qu'il renfermait pénétrèrent à travers le mur de la chambre contiguë et brisèrent une porte qui se trouvait en face.
Après le coucher du soleil, tout redevint tranquille. On reçut une lettre des habitants de la seule maison arménienne qui fût restée en dehors des lignes turques, parce que le vali Djevded y avait habité étant enfant, et la fit épargner5. On y annonçait que les Turcs avaient quitté la ville. Les casernes de la citadelle et celles d'en bas renfermaient de si faibles gardes qu'elles furent facilement réduites. On brûla alors les casernes. On fit de même de tous les « Dirks » (ou retranchements) turcs, qui furent recherchés dans ce but. La grande caserne lança sa garnison dehors : c'était une troupe nombreuse de cavaliers qui s'en allèrent en franchissant la colline. Après minuit, cette caserne fut également brûlée. On y trouva de grandes provisions de froment et de munitions. Tout cela rappelait le chapitre 7 du 2e Livre des Rois (siège de Samarie).
Toute la ville était en veillée : on chanta et l'on fit des réjouissances toute la nuit. Le chemin de la ville fortifiée, comme aussi de l'hôpital turc, était ouvert. Mais alors nous dûmes mettre une première sourdine à notre joie : Miss Mc Claren et soeur Martha n'étaient pas là. Elles avaient été depuis quatre jours envoyées à Bitlis avec les soldats blessés. Une lettre de Djevded bey à M. Spörri disait qu'elles soignaient les blessés de leur plein gré, mais qu'on ne leur avait pas permis de communiquer avec nous. J'appris d'une autre source que Djevded ne leur avait pas permis de nous visiter; il disait que les Arméniens avaient été anéantis et qu'il n'était pas prudent ni sûr d'aller nous voir. Nous étions très inquiets à leur sujet6. On avait laissé dans l'hôpital, sans nourriture et sans eau, 25 soldats turcs trop malades pour pouvoir faire le voyage. On nous les apporta. On trouva beaucoup de cadavres, entre autres ceux des prisonniers de guerre russes que les Turcs avaient tués avant de fuir.
Le mardi 18 mai arriva l'avant-garde des volontaires arméniens-russes. Ils n'avaient reçu aucun message de Van et ne savaient pas que la ville était déjà aux mains des Arméniens. Le mercredi 19 mai, les volontaires, accompagnés de soldats de l'armée russe, entrèrent en ville. Ils avaient nettoyé tout le pays, à l'est du lac de Van, des troupes turques, et ils continuaient leur oeuvre. Aujourd'hui même, on a violemment combattu. Les troupes russes avaient pris déjà le chemin de Bitlis où aucun massacre n'avait eu encore lieu, comme nous l'a dit le général russe. Dans la rapide avance des troupes, l'hôpital de campagne était resté plusieurs jours en arrière ; il en était de même des colonnes de ravitaillement. C'était, pour la ville, une lourde charge de nourrir aussi maintenant l'armée, et de lui céder tout. Il y avait du froment, mais pas de farine, car les moulins n'avaient plus travaillé. La viande était rare, bien que les Cosaques eussent réquisitionné de grands troupeaux de moutons des montagnes kurdes.
Sur notre terrain se trouvent un millier de femmes et d'enfants turcs que les soldats Arméniens nous ont amenés parce que c'est l'abri le plus sûr pour eux7. Les Arméniens ont partout fait preuve, à l'égard des prisonniers turcs, d'un empire sur eux-mêmes digne d'admiration, quand on songe comment se conduisaient les Turcs envers eux. Un soldat turc, blessé, qui fut porté à l'hôpital turc chez nous, se vantait d'avoir tué vingt Arméniens. Ils nous l'abandonnèrent, mais ne lui firent rien de plus. L'entretien des réfugiés dans ces temps de misère et la question de savoir ce qu'ils deviendront sont des problèmes graves pour notre Mission, et ils deviennent de jour en jour plus graves. Ce serait la mort pour eux, si on les renvoyait à présent; on doit absolument les entretenir et personne ne peut le faire hormis nous. Le général nous a promis une garde pour eux.
Entre temps, les affaires se mettent peu à peu eu ordre, Aram a été nommé gouverneur. Les paysans retournent à leurs foyers. Nos 4000 hôtes nous ont quittés. Nous avons ôté de nos fenêtres les appareils qui les protégeaient. Les volontaires se sont chargés du soin de notre second hôpital. Le travail devient ainsi plus facile dans notre hôpital a nous ».
Tel est le rapport américain.
Un autre récit contient encore les détails suivants:
«12.000 obus furent tirés contre la ville. Ces tirs ne causaient presque aucune perte. Durant le jour, ils perçaient les maisons, mais, la nuit, ils s'arrêtaient, de sorte que les Arméniens ne perdaient pas de terrain, mais, au contraire, ils occupèrent 20 maisons turques. Ils prirent vraiment le dessus lorsqu'ils réussirent, le quatrième jour, à faire sauter la caserne Hamid-agha, et à la brûler. Ils posèrent une bombe dans les soubassements de la caserne et la firent exploser. La caserne ne s'écroula pas, mais elle s'embrasa soudain dans la nuit. Quelques soldats périrent dans l'incendie, les autres s'enfuirent à la faveur des ténèbres. En possession du terrain de cette caserne, les Arméniens étaient les maîtres de « l'Aiguestan ». Les forces dont disposait le gouvernement ne dépassaient pas 6.000 hommes, et la moitié seulement était composée de troupes régulière. Le gouvernement tenta tous les moyens pour amener les Arméniens à se rendre. Jusqu'à la dernière heure ils ignoraient tout d'une occupation éventuelle du pays par les Russes.
Le siège avait duré juste 30 jours. Du côté arménien, il n'y eut, en tout, pas plus de 18 tués, mais les blessés furent nombreux ; les pertes des Turcs ont dû être plus considérables. Parmi les quartiers arméniens, Glortach et Sourd-Hagop furent brûlés, de même que plusieurs quartiers turcs. Mais les habitants turcs s'en étaient enfuis vers Bitlis. Dix jours après l'entrée de l'avant-garde russe à Van, le général Nicolaïeff vint en ville avec le gros de l'armée. Aram vint le saluer et dit dans son allocution : « Lorsqu'il y a un mois, nous primes les armes, nous ne comptions pas sur l'arrivée des Russes. Notre situation était alors désespérée. Nous n'avions qu'un choix à faire : ou nous rendre et nous laisser égorger comme des moutons ou mourir en combattant les armes a la main. Nous préférâmes ce dernier parti. Mais nous avons reçu de vous un secours inattendu et maintenant c'est à vous qu'à côté de la vaillante défense des nôtres, nous devons notre salut! »
Il est important d'établir que les Arméniens, comme s'accordent à l'attester les Missionnaires américaine et le récit de l'arrivée des Russes, n'était aucunement en relations avec les Russes et les corps de volontaires arméniens, et n'étaient même pas en état, pendant le siège, de se mettre en rapport avec eux. La prétendue « révolte de Van » fut un acte de légitime défense et un épisode dans l'histoire des massacres, et non point une trahison8. L'occupation de Van fut une étape dans les opérations des troupes russes contre le nord de la Perse et la région de Van, et non point une action en faveur des Arméniens de Van. Les deux événements, celui de la légitime défense des Arméniens de Van contre un massacre qui les menaçait, et celui de la marche en avant des Russes n'ont entre eux aucun rapport de cause à effet. Si les Turcs avaient eu des troupes suffisantes et des chefs capables, de façon à arrêter la marche en avant des Russes, qui leur enlevèrent les régions du nord de la Perse et la moitié nord-est du vilayet de Van, cet épisode n'aurait eu aucune portée pour la situation générale de la guerre à la frontière du Caucase et de la Perse. Par leur propre défense les Arméniens de Van ne visaient pas à autre chose qu'à sauver la vie des leurs. Ils auraient eu autrement le même suri que les Arméniens des autres vilayet.
Dans certains milieux de Berlin on racontait, déjà en juin, que le vali de Van, Djeved bey, beau-frère du Ministre de la Guerre, Enver pacha, avait été blessé dans son konak par une bombe arménienne, que sa vie était en danger, et que, par représailles, un tribunal procédait contre les Arméniens. Des voyageurs allemands apportèrent, en octobre, de Constantinople, la nouvelle que Djevded bey, tué par les Arméniens, avait été traîné par eux dans les rues. Ces deux nouvelles sont toutes deux inventées de toutes pièces. Djevded a, trois jours avant l'entrée des Russes, quitté Van en pleine santé; et s'est retiré sur Bitlis avec ses troupes. Il est retourné ensuite à Van, lors de la retraite des Russes, et y a passé trois jours. Comme la ville avait été inondée par les Turcs, il établit son quartier dans la seule maison encore debout de la Mission allemande ; il rentra ensuite à Bitlis.
Les opérations des Russes dans les régions frontières, turco-persanes peuvent être décrites comme il suit :
Les 2 et 3 mai, l'armée turque commandée par Khalil bey, qui avait occupé la région de Salmas et d'Ourmiah, et dévasté les villages arméniens et syriens de tout le district, fut battue par les Russes à Dilman et dut se retirer à Ourmiah. à Ourmiah, les troupes turques, qui avaient perdu plusieurs milliers de leurs 20.000 hommes, furent renforcées par 10.000 Kurdes, concentrés autour d'Ourmiah, et tentèrent d'envahir de nouveau la plaine de Salmas. Le 15 mai, il furent chassés par les Russes de la plaine de Salmas, et durent se retirer dans la vallée du Zab supérieur, dans la direction de Mossoul. Cependant des troupes russes avaient envahi la région où l'Euphrate oriental prend sa source, la plaine d'Alaschkert et la région de Van, au nord du lac. Ils avaient occupé Toutak le 9 mai, Padnodz le 11, et Mélaskert le 17. Ils avancèrent encore jusqu'à Gob et Akhlat (au nord-est du lac de Van) et s'y maintinrent jusqu'au commencement d'août. En même temps d'autres détachements de l'armée du Caucase avançaient dans la plaine de Bayazid au sud de l'Ararat. Ils occupèrent Tépères le 8 mai, franchirent la chaîne d'Ovadjik Dagh, envahirent la plaine d'Abagha, occupèrent Berkeri le 11 mai, Ardjesch le 13, et entrèrent le 19 mai à Van avec leur avant-garde, En même temps, l'armée qui avait chassé les Turcs de la plaine de Salmas franchit les chaînes des montagnes de la frontière turco-persane et descendit dans la région des sources du Zab supérieur, où elle occupa Bachkaléh le 16 mai et, par la « Vallée des Arméniens » (Hayotz Dzor) s'avança sur Vostan (au sud-est du lac de Van) pour continuer sa marche sur Bitlis. Après que les troupes turques eurent été chassées du nord de la Perse, toute l'activité de l'armée russe consista en une marche en avant concentrique le long des frontières orientales de la Turquie, dans la direction du lac de Van. Le résultat de ces opérations fut l'occupation des régions au nord, à l'est et au sud-est du lac de Van.
Le 25 mai, les troupes russes, dans leur avance, avaient occupé Vostan, à l'angle sud-est du lac de Van, ot coupé ainsi toute communication entre l'armée de Khalil bey, opérant au nord de la Perse, et les villes de Bitlis et Erzéroum. L'armée de Khalil bey devait donc chercher à rétablir la jonction avec l'armée principale d'Erzéroum, à travers les régions kurdes au sud du lac de Van, ou bien par Mossoul, Elle ne pouvait plus se défendre longtemps dans la région d'Ourmiah sous la pression des troupes russes.
Trois semaines après la défaite de Dilman (le 25 mai), Khalil bey évacuait Ourmiah. Les Russes entrèrent à Ourmiah et permirent aux chrétiens qui avaient embrassé l'Islamisme par force de retourner à leur religion. Il ne restait à Khalil bey que le chemin du Zab supérieur, car les Russes avaient déjà occupé Diza, dans le disctrict de Guéber, et Bachkalé. Mais même la vallée du Zab supérieur, difficile à franchir, et par où passe le chemin conduisant à Mossoul, était occupée par les montagnards syriens nestoriens et barrée près de Djoulamerk. Ceux-ci avaient appris le massacre de leurs frères de race dans la région d'Ourmiah et étaient résolus à se défendre pour échapper à un pareil soirt. Tribut à moitié indépendantes, à l'égaldes Kurdes, ils vivent sur les montages sauvages de la région du Hekkiari, et sont armés jusqu'aux dents, même en temps de paix, pour se défendre contre leurs voisins kurdes. Il ne restait donc à Khalil bey qu'à se lancer, lui et son armée, à travers les Russes et les montagnards syriens, pour atteindre Bitlis par le chemin dangereux des montagnes kurdes. En route, il fut attaqué par les troupes russes venant de la direction de Bachkaléh. Se retirant lentement, il s'arrêta pour résister opiniâtrement, et occupa enfin une chaîne de montagnes presque impraticables, à 40 ou 50 kilomètres au sud de Bachkaléh. Dans ces déserts rocheux, dont les cimes étaient encore couvertes de neige, commença une lutte désespérée. Le 4 juin, les troupes de Khalil bey furent enfoncées par une attaque des Russes, et rejetées dans la vallée de Liva. Les restes de son armée passèrent par des sentiers de montagne à Sört. Khalil bey lui-même arriva à Bitlis par des chemins détournés et y rassembla tous ceux qui s'y réfugiaient peu à peu de son armée d'occupation de la Perse. Les Kurdes qui s'étaient joints à l'armée de Khalil bey à. Ourmiah s'étaient joints à l'ardistricts kurdes de Schemdinan, au sud-est d'Ourmiah. Entre temps, l'aile gauche de l'armée turque du Caucase avait repris l'offensive contre Olti. Comme ils se heurtaient ici à la résistance opiniâtre des Russes et ne pouvaient avancer, ils renforcèrent de nouveau leur aile droite, qui opérait contre la région de Van. Ils s'avancèrent sur un front large, du Kezlar-Dagh jusqu'à Charian-Dagh, et cherchèrent à envahir, par le défilé de Delibaba, la plaine d'Aleschgert, occupée par les Russes. Ils s'avancèrent également de l'ouest contre le front russe, et occupèrent une ligne qui allait de Nimroud-Dagh (à l'extrémité occidentale du lac de Van) au lac-de Nassik, en passant par Karmough et Pirrous, et à Gob par le lac de Boulama. Les Russes avaient déjà, à l'ouest du Nimroud Dagh, avancé jusqu'à Bitlis, et étaient descendus dans la plaine de Mouche, où ils avaient pris Vartênis; mais ils avaient évacué cette position avancée, et s'étaient retirés sur la ligne d'Akhlat-Melaskert, lorsque des troupes venant de Mossoul s'étaient unies aux restes de l'armée de Khalil bey à Bitlis. Les Turcs lancèrent alors d'Erzéroum un corps d'armée contre le front russe. Le 8 août, ils conquirent le passage de Mergemer, qui leur ouvrit la plaine d'Alaschkert. Mais les Russes les repoussèrent de nouveau et, après différents combats, maintinrent la ligne de Gob à Akhlat. Durant l'offensive de l'année turque, les Russes évacuèrent Van du 31 juillet jusqu'au 2 août. Les Turcs avaient fait une avance de Bitlis à Van, et les Russes, pour ne pas retirer des troupes aux opérations du nord du lac de Van, s'étaient repliés. Djevded bey put donc, 4 jours après le départ des Russes, occuper Van avec 400 hommes. Mais il trouva Van vide, car les Russes avaient emmené avec eux toute la population arménienne avec les missionnaires américains et allemands. L'évacuation de la ville eut lieu à l'improviste. Les Américains quittèrent Van le 2 juillet (sic?), et le directeur de l'orphelinat allemand avec sa femme, sa fille et les missionnaires allemands le 3 août. La soeur Käthe s'embarqua, avec 50 enfants de l'orphelinat allemand, pour partir par le lac. Mais comme les Kurdes tiraientsur la barque, elle dut retourner le 8 août, avec les enfants, dans la ville en feu. Le 9 août arriva Djevded bey, qui descendit à la Mission allemande, où l'accueillit soeur Käthe, parce que tout était brûlé ailleurs. On avait encore laissé maintes; choses en ville. Les Kurdes et les Turcs se mirent aussitôt à tout piller. Les 400 Arméniens environ qui étaient restés en ville sur une population de 30.000 âmes (c'étaient des vieillards, des femmes, des enfants et des malades) se réfugièrent pour la plupart dans la propriété de la Mission allemande, où leur vie, du moins, était en sûreté. Les Arméniens que purent encore trouver les Kurdes furent tués, et les femmes enlevées par eux. Mais, après quatre jours, les troupes turques quittèrent de nouveau Van. Le 14 juillet les Russes revinrent et, avec eux, beaucoup de familles arméniennes. Plus tard, ce changement d'occupants se répéta, semble-t-il, encore une fois. Van fut de nouveau occupé et de nouveau évacué par les Turcs. Les Russes y rentrèrent et conservèrent Van depuis lors. Déjà la première évacuation de Van par les Russes était sans but apparent. Peut-être le commandement de l'armée n'avait-il d'autre but que de retirer les Arméniens de Van. Car le vieil axiome de Lobanoff-Rostowski « l'Arménie sans les Arméniens » n'a jamais cessé d'être le principe dirigeant, de, la politique russe envers les Arméniens.
Au temps où Van était assiégé par les troupes turques, les villages arméniens sans défense du vilayet furent systématiquement dévastés, et leurs habitants qui n'avaient pu s'enfuir furent massacrés. La fuite qui commença au début d'avril, quand les villages d'Alaschkert et ceux de la plaine d'Abagha furent pillés, prit de semaine en semaine de plus grandes proportions. Selon une statistique sur les massacres, il y eut, entre la, fin d'octobre 1914 et le milieu de juin 1915, dans le vilayet de Van et les districts voisins du vilayet d'Erzéroum, 258 villages pillés et ravagés, et environ 26.000 Arméniens massacrés. Le reste de la population échappa par la fuite à une une mort certaine. Le vilayet de Van, qui comptait 185.000 Arméniens avant la guerre, semble à présent vide d'Arméniens. Les districts du sud du vilayet d'Erzéroum, avec environ 75.000 Arméniens, sont dans le même cas. Ceux qui étaient restés ou qui étaient revenus depuis le milieu de mai, lors de l'avance des Russes, ont été évacués par les Russes lorsqu'ils durent quitter Van pour un temps (au milieu d'août). Tous ceux qui purent échapper à l'épée, dans les régions frontières turques, se trouvent actuellement en territoire russe, dans la vallée de l'Araxe. Le nombre des réfugiés qui se sont rassemblés en majeure partie autour d'Etchmiadzin, siège du Catholicos arménien, doit monter de 200 à 250.000. Environ 200.000 se trouvent sur territoire russe et de 25 à 50 mille (y compris les Nestoriens) sur territoire perse. En dehors de ceux qui ont pu se réfugier auprès des Missionnaires américains d'Ourmiah, c'est tout ce qui reste de la population arménienne et syrienne des vilayets orientaux et du nord de la Perse. Nous avons quelques rapports, venant d'Ourmiah, sur les ravages faits par l'armée de Khalil bey et les troupes Kurdes qui s'étaient jointes à elle.
Le pasteur d'Ourmiah, Pfander, un germano-américain, écrit en date du 22 juillet 1915 :« A peine les Russes étaient-ils partis, que les Mahométans se mirent à voler et à piller. Fenêtres, portes, escaliers, boiseries, tout fut enlevé. Plusieurs Syriens (Assyriens) avaient laissé là leur mobilier et leurs provisions d'hiver et s'étaient'étalent enfuis. Tout tomba entre les mains de l'ennemi. La fuite était le parti le meilleur, car ceux qui restèrent eurent un triste sort. 15.000 Syriens (Assyriens) trouvèrent un refuge entre les murs de la Mission où les missionnaires leur fournirent le pain : un lavache (pain azyme très mince) par personne tous les jours. Des maladies se manifestèrent; la mortalité atteignit le chiffre de 50 par jour. Dans les villages, les Kurdes tuaient presque tous ceux qu'ils pouvaient saisir. Six semaines durant, nous eûmes comme garde un soldat ottoman. Le fait que je suis né en Allemagne nous aida beaucoup, et personne ne nous a touché un cheveu.
Dois-je raconter comment les Turcs avaient érigé une potence dans une des rues principales près de la porte de la ville, et y pendirent beaucoup de Syriens innocents, et qu'ils en fusillèrent d'autres après les avoir retenus longtemps en prison ? Je veux taire tous les faits horribles. Parmi beaucoup d'autres soldats arméniens, ils en tuèrent un devant la porte et l'enfouirent tout près du mur de la maison de Mlle Friedemann, mais si négligemment, que tes chiens le déterrèrent en partie. Une main restait tout à fait à découvert. Je pris quelques pelles et nous jetâmes sur lui un nouveau monceau de terre. Le jardin de Mlle Friedemann, propriété de l' « Orient Mission » allemande, fut ravagé par les Musulmans, et les maisons en partie incendiées. Nous avons salué avec joie les premiers Cosaques qui reparurent après cinq mois. On est de nouveau sûr pour sa propre vie, et on n'est pas obligé de rester les portes barricadées même le jour ».
L'ex-directrice de l'orphelinat allemand à Ourmiah, Mlle Friedemann, qui fut forcée, au début de la guerre, d'évacuer l'orphelinat pour recevoir les officiers russes, a reçu la lettre suivante :
« Les dernières nouvelles disent que chez les Missionnaires (américains) d'Ourmiah, 4.000 Syriens et 100 Arméniens sont morts de maladies. Tous les villages des environs ont été mis à sac et réduit en cendres ; en particulier Geuktépé, Gulpartschin, Tscheragouscha ; 2000 chrétiens ont été massacré à Ourmiah et aux environs ; beaucoup d'églises sont détruites et incendiées, comme aussi beaucoup de maisons en ville ».
Une autre lettre dit :
« Saoutschboulak a été rasé par les Turcs. On avait érigé une potence pour les Missionnaires. Mais des protections mises en oeuvre ont empêché ce mal extrême. Une missionnaire et un docteur sont morts. »
Une troisième lettre raconte :
« A Haftevan et Salmas, on a retiré, des puits à pompe et des citernes seulement, 850 cadavres, et sans tête, Pourquoi ? - Le Commandant en chef des troupes turques avait fixé une somme d'argent pour chaque tête de chrétien. Les fontaines sont remplies de sang chrétien. De Haftevan seulement, on a livré aux Kurdes de Saoutschboulak 500 femmes et jeunes filles. A Dillman, des foules de chrétiens furent emprisonnés et forcés d'accepter l'Islam. Les mâles furent circoncis. Gulpartschin, le village le plus riche de la région d'Ourmiah, est complètement rasé ; les hommes ont été tués et les plus jolies femmes et jeune filles enlevées. il en fut de même à Babarou. Les femmes se jetèrent par centaines dans les eaux profondes du fleuve quand elles virent que beaucoup de leurs compagnes avaient été violées en plein Jour sur les routes par les bandes turques ; il en fut de même à Miaudouab dans le district de Souldouz. Les troupes passant à Saoutschboulak portaient vers Maragha la tête du Consul russe au bout d'une pique. Dans la cour de la Mission catholique de Fath-Ali-Khan-Gheul, 40 Syriens furent pendus a une potence qu'on y avait érigée. Les religieuses du cloître étaient accourues sur la route pour demander grâce ; mais ce fut en vain. A Salmas et à Khosrowa, toutes leurs stations sont détruites ; les religieuses se sont enfuies. Maragha est en ruines. A Tabriz, il n'y eut pas autant de mal. On a tué 1175 chrétiens à Salmas, 2000 dans la région d'Ourmiah. 4100 personnes moururent du typhus chez les Missionnaires. Tous les réfugiés ensemble, en comptant aussi ceux de Tergavar, Van, de l'Azerbaïdjan, sont estimés à 300.000. On a établi un Comité à Etchmiadzin pour prendre soin des pauvres. Plus de 500 enfants furent trouvés sur les routes par où venaient les réfugiés et, parmi eux, il s'en trouvait quelques-uns de neuf jours seulement. Plus de 3000 orphelins furent recueillis en tout à Etchmiadzin ».
Sur la dévastation des villages arméniens du vilayet de Van - qui est confirmée de différents côtés - il y a aussi un récit allemand, celui de M. Spörri, directeur de l'orphelinat allemand de Van, qui raconte un voyage entrepris par lui dans la région de Van, en juin, donc après l'entrée des Russes dans Van :
« Devant nous, c'est Artamid avec l'agrément de ses jardins délicieux... Mais quel aspect nous offre à présent le village ! Ce n'est plus en majeure partie qu'un monceau de ruines. Nous y conversâmes avec trois de nos anciens orphelins, qui avaient, jadis, passé par des temps terribles. Nous continuons à cheval à monter vers la montagne d'Artamid. Nos regards errent sur la magnifique vallée de Hayotz-Dzor, Là, devant nous, se trouve Artananz, elle aussi complètement ravagée. Plus loin, dans une vigoureuse végétation, c'est Vostan. Son aspect antérieur lui méritait d'être appelé un paradis ; ces derniers jours, il est devenu un enfer, Combien de sang a-t-il coulé ? là était le point d'appui principal des Kurdes armés. Au pied de la montagne, nous arrivons à Anghegh. Là aussi plusieurs maisons ont été détruites, 130 personnes ont dû y être tuées. Nous campâmes là, en face de ruines noires. Il y avait devant nous un « amrotz », une tour bâtie avec des tourteaux de fumier, comme on en voit souvent par ici. On nous dit que les Kurdes avaient brûlé là dedans les Arméniens qu'ils tuaient. C'est affreux ! Mais c'est encore mieux que si les cadavres des tués restaient, comme c'est arrivé ailleurs, longtemps sans sépulture, s'ils étalent dévorés par les chiens et empestaient l'air. Lorsque nous continuons ensuite notre voyage à cheval jusqu'à Guènn, des connaissances viennent au-devant de nous et nous racontent ce qui s'est passé. Là aussi, le théâtre de notre ancienne activité, école et église, ainsi que beaucoup de maisons, tout est en ruines. Celui chez qui nous avions coutume de loger est aussi parmi les tués. Sa veuve ne s'est pas encore remise du choc. On compte ici environ 150 morts. On nous dit qu'il y a beaucoup d'orphelins ; on nous demande si nous ne voulons pas en recueillir quelques-uns. Nous ne pouvions donner aucune réponse précise..... Nous avions du haut de la montagne,un coup d'oeil merveilleux, mais dans les villages on ne voit partout que des maisons noircies et des décombres ».
Nous avons lu déjà dans le rapport américain, la description du massacre de Van, qui eut lieu durant le siège de la ville. Vers la même époque, furent attaqués Akhlat et Tadwan. Les dévastations furent complétées plus tard lorsque les Russes évacuèrent temporairement, en août, la région au nord du lac de Van occupée par eux. Tout le nord et le nord-est du vilayet de Van et les districts limitrophes du vilayet d'Erzéroum, jusqu'à la frontière turque, sont complètement déserts. La population turque s'est enfuie, selon une source turque, devant les Russes, au nombre d'environ 30.000, pour se rendre dans le vilayet de Bit-lis, et la population arménienne s'est réfugiée au Caucase.
Les récits rapportent que, dans les massacres de la région de Van, et dans les districts persans de Salmas, Ourmiah et Saoutschboulak, on ne fit, aucune distinction entre Arméniens et Syriens.
Les montagnards syriens doivent être, eux aussi, à l'heure actuelle, cernés par les troupes turques. Le 30 septembre, arrivèrent à Salmas beaucoup de réfugiés nestoriens da Djoulamerk dans la vallée du Zab supérieur. Ces Syriens racontèrent que 30.000 autres Nestoriens, parmi lesquels aussi le patriarche nestorien Marschimoum, étaient en fuite, et qu'ils les suivraient. Ils avaient été attaqués et chassés par les troupes turques. Ils racontèrent de plus que 25.000 Syriens des montagnes avaient été cernés par les troupes turques et qu'ils échapperaient difficilement à l'extermination.
Rapport du Patriarche Nestorien.
Marschimoum Benjamin, qui arriva en octobre à Khassrova, en Perse, donne des détails sur la persécution de son Eglise en Turquie. Marschimoum a son siège (patriarcat) à Kotchannès, près de Djoulamerk, dans la vallée du Zab supérieur. C'est un homme de 25 ans. Le Patriarcat est héréditaire dans sa famille. Le siège du Patriarcat fut transféré, en 1500, de Bagdad à Kotchannès. Comme les chrétiens syro-nestoriens de la Turquie avaient été en partie exterminés, ou s'étaient en partie réfugiés sur le territoire persan ou en Russie, le Patriarche a transféré provisoirement son siège à Khosrowa, dans la plaine de Salmas. Il y fit les déclarations suivantes, en présence d'un visiteur :
« Mon peuple se compose de 80.000 âmes, qui vivent en Turquie, comme aschirets (tribus) libres. Ils n'avaient, tout comme les aschirets kurdes, ni impôts à payer, ni soldats à fournir. Aucun fonctionnaire turc n'a mis le pied dans nos régions. Nos tribus étaient armées dès les anciens temps et déjà les enfants de dix ans sont instruits dans le maniement des armes, de sorte qu'avec nos 20.000 hommes armés, nous pouvions nous défendre contre les attaques des Kurdes qui nous entourent. Lorsque la Constitution fut proclamée en Turquie, nous ajoutâmes foi aux promesses du gouvernement qui nous garantissait toute sécurité, et nous vendîmes une grande partie de nos armes, car on nous fit croire que les Kurdes aussi avaient été désarmés. Notre peuple resta ainsi sans défense. Après la déclaration du Djihad (guerre sainte), les Turcs résolurent de nous exterminer comme les Arméniens, et nous firent attaquer par leurs troupes et les Kurdes, au milieu desquels nous habitions. Notre situation empira encore lorsque Khalil bey, après ses défaites à Salmas et dans la région d'Ourmiah s'engagea, avec son armée battue, à travers nos vallées. A la fin de mai des troupes turques arrivèrent de Mossoul dans nos région. Alors commencèrent les massacres officiels et les dévastations dans nos villages. Notre peuple quitta les lieux de pâturage et se retira sur le haut plateau de Betaschine, où il est enfermé à présent. Les moyens de subsistance menacent de leur manquer et il y a parmi eux des épidémies. Il ne reste pour eux qu'un seul espoir : celui de rompre la chaîne de leurs assaillants et de fuir vers la frontière persane ».
Comme l'annonce la Frankfurter Zeitung du 4 février 1916, le Patriarche est venu à Tiflis et y a prié l'exarque de Georgie, qui est soumis à la juridiction du synode russe, de lui obtenir la permission de faire un voyage à Saint-Pétersbourg. Le voyage a pour but d'opérer l'union de l'Eglise syro-nestorienne avec l'Eglise orthodoxe russe. Après le traitement auquel sont soumises les Eglises chrétiennes en Turquie, depuis la déclaration du Djihad, cette décision n'a rien d'étonnant. Le gouvernement turc pousse avec violence Arméniens et Syriens entre les bras de la Russie.
On a un exposé fidèle du sort des réfugiés dans la lettre suivante :
Lettre d'un réfugié Van qui quitta cette ville en juillet 1915 lors de la retraite des Russes
(L'auteur de cette lettre est le Professeur Parounagh Ter-Haroutiounian de Van, la destinataire : Mlle Koharigh Bedrosian.)
Vagharschabad, le 27 août 1915.
Chère Mademoiselle.
Tu auras sans doute appris des journaux la complète destruction de Van. Au milieu d'avril, les Turcs ont réduit en cendres ma maison et toutes celles de notre rue. Dans notre maison se trouvaient 250 femmes et enfants des villages des environs de Van et 50 de la ville même. Tous ont été brûlés ensemble. Une terrible petite vérole sévissait dans la ville et enlevait tous les jours de 50 à 70 enfants.
En Juillet, les Russes durent se retirer; avec eux les Arméniens survivants durent aussi quitter Van ; Nous laissâmes la ville, sans aucune provision pour le voyage et sans aucun paquet, moi avec mes deux garçons de 8 et 11 ans, et ma belle-soeur avec ma femme, ayant chacune un enfant dans les bras. De Van jusqu'à Igdir - ah ! ce chemin de misère et de souffrance, pareil à l'enfer ! - nous avons passé treize jours en route, parce que nous devions aller à pied. Partout sur le chemin nous trouvions des cadavres, Dans les champs gisaient les soldats tués. Dans les villages, complètement déserts, il ne restait plus personne en vie, excepté les chiens qui dévoraient les cadavres. Notre caravane, quand nous quittâmes Van, était composée de 872 personnes ; 93 seulement sont arrivées à Igdir. Mon propre enfant, Zolag, qui était mon espoir, est mort en route, et je ne pus même pas l'ensevelir. Il fut jeté là ; on le tira, ou plutôt on le poussa de côté.
Nous avions avec nous, huit jours durant, notre vache, qui porta patiemment nos enfants à tour de rôle. Mais on dut la tuer le 9e jour pour conserver en vie les réfugiés. Depuis quatre semaines, je garde le lit, mais je suis content d'être encore en vie. A Van, il ne reste plus personne, ni Turc, ni Arménien. Nous sommes logés ici dans une seule chambre, avec 17 autres personnes. Beaucoup meurent de malpropreté et de faim. Pour l'amour de Dieu, procurez-nous de l'argent et des secours ; autrement, il ne nous sera pas possible de survivre !
Ton professeur, qui te salue avec une profonde tristesse.
Parounagh.
1) Ce récit américain est confirmé par les renseignements fournis par M. Spörri, directeur de l'orphelinat allemand, qui a quitté le dernier la ville, après la destruction de Van, et est rentré par la Russie.
2) La même offre fut aussi faite à l'orphelinat allemand et acceptée par M. Spörri ; mais aucune garde n'y fut cependant postée.
3) Elle avait été élevée jeune fille dans l'orphelinat allemand/et- s'était réfugiée en ville, venant du pays où les villages avaient été dévastés.
4) La propriété de la Mission allemande, fut elle-même bombardée, bien qu'un drapeau allemand flottât au-dessus.
5) Djevded bey est le fils et le successeur de l'excellent vali Tahir pacha qui, durant 16 ans, avait vécu à Van, comme gouverneur du vilayet, en très bons termes avec les Arméniens, et s'était montré toujours également juste envers les Mahométans et les Chrétiens
6) La nouvelle nous parvint depuis lors que soeur Martha Kleiss était morte du typhus à Bitlis, le 30 juillet.
7) Sur le terrain de la Mission allemande furent également logés 600 femmes et enfants kurdes.
8) Ceci est confirmé par les Allemands présents au siège.