Malheureusement pour les Arméniens, les Russes sont arrivés trop tard ; ils n'ont pas pu empêcher les Turcs de poursuivre contre ces infortunés une oeuvre de destruction systématique, dont les massacres de 1894-1895 et de 1909 ne permettaient pas de prévoir l'étendue. Si, en effet, on a vu se reproduire, en 1915, les terribles scènes coutumières de carnage, de pillage et d'orgies, d'autres sont venues s'y ajouter ; jamais encore d'autre part, les Turcs ne s'étaient ouvertement attaqués à l'ensemble même de la race arménienne et n'en avaient franchement entrepris le complet anéantissement. Sans doute l'avaient-ils rêvé. « Nous résoudrons la question arménienne en supprimant les Arméniens » avait dit naguère Saïd-pacha. Mais ce que n'avait pas fait le « Sultan rouge » Abdülhamid, pouvait-on penser que les « jeunes Turcs » l'exécuteraient ? La révolution de 1908 ne semblait-elle pas avoir noué entre les membres du comité « Union et Progrès » et ceux des comités arméniens qui réclamaient une situation meilleure pour les Haïkans, des liens d'entente, sinon d'amitié, et le programme du gouvernement jeune-turc n'était-il pas : « Liberté politique, égalité des races et des religions » par tout l'empire ottoman, sans aucune restriction ? Mais il y a loin de la rédaction d'un programme à sa réalisation. Dès 1909, les massacres d'Adana en fournirent la preuve. « Les Turcs (a-t-on écrit justement) haïssent les Arméniens pour leur religion, pour leur supériorité intellectuelle et leur aptitude à une culture plus affinée, pour leur habilité au négoce et aux métiers lucratifs ». Ce sont là d'insurmontables obstacles à une véritable entente entre la race dominatrice et la race assujettie. Pendant longtemps, toutefois, celle-ci fut tolérée, tant que l'Europe ne s'y intéressa pas manifestement ; mais au lendemain du jour où, à l'instigation même de la Turquie, les Arméniens réclamèrent pour eux-mêmes une autonomie politique sous la souveraineté ottomane (novembre 1877), toutes les puissances européennes assumèrent le contrôle des réformes promises par la Sublime-Porte (traité de Berlin du 10 juillet 1878). Dès lors, on trouva gênant le seul survivant de tous les peuples qui occupaient l'Anatolie avant la conquête ottomane, et on conçut le projet de se débarrasser de lui, comme on s'était débarrassé des autres ; en effet, une fois les Arméniens détruits, l'Europe n'aurait plus (pensait-on) de prétextes pour intervenir dans les affaires intérieures de la Turquie. Le plan d'ensemble d'extermination de la nation arménienne fut donc conçu, puis préparé au temps d'Abdülhamid.
Il fut même partiellement exécuté sous le règne de ce sultan, sur les ordres partis d'Ildiz-Kiosk. Mais il le fut avec tant de précipitation et de maladresse que le but poursuivi ne fut pas atteint, en dépit de la mort d'au moins 100 000 Arméniens, de l'islamisation forcée de 100 000 autres et de la destruction de milliers de villages (1894-1896). Un peu plus tard, au lendemain même de la déposition d'Abdùlhamid, les massacres d'Adana de Cilicie en 1909, l'anéantissement de villes entières et l'assassinat de 25 000 Arméniens marquèrent une seconde tentative de destruction partielle de la race haïkane. Déjà, en dépit des accords passés entre Jeunes-Turcs et Arméniens, les premiers reprenaient la politique d'Abdülhamid ; ils la continuèrent résolument pendant la guerre balkanique de 1912-1913, à la suite de la réconciliation des Arméniens avec la Russie, de la visite rendue par le chef de l'Eglise arménienne, par le Catholicos d'Echtmiadzin, au tsar Nicolas II (été de 1912). Alors, sans les diplomates anglais, français et russes, la persécution, latente et sporadique, aurait été très vite généralisée et officiellement ordonnée.
Dans les mois qui suivirent le traité de Bucarest de 1913, les Jeunes-Turcs parurent adopter une autre politique et même accepter le principe de certaines réformes administratives et d'un contrôle des puissances conforme aux aspirations de nombreux Haïkans (accord du 8 février 1914). Mais l'éclosion de la grande guerre européenne permit, tôt après, au gouvernement de Constantinople d'en revenir à un programme qu'il n'avait pas abandonné sans esprit de retour et, dès le printemps de 1915, l'oeuvre d'extermination commença.
Tandis qu'on désarmait les Arméniens, on armait les musulmans, dont on excitait en même temps le fanatisme religieux ; on abolissait les Capitulations ; on arrêtait les personnalités marquantes. Puis c'étaient les tueries et les « pilleries », et les excès de toute nature et, enfin, le 20 mai-2 juin 1915, l'ordre du comité Jeunes-Turcs et d'Enver-pacha déportant toute la population arménienne. « Et la déportation c'était l'extermination en trois actes successifs : le massacre, la caravane et le désert ». Ce n'est pas ici le lieu de raconter les affreux détails ; on ne saurait le faire aujourd'hui encore que très imparfaitement, et on n'en saurait pas non plus localiser exactement bien des traits, la plupart des rapports publiés jusqu'ici étant, de façon systématique, demeurés dans une imprécision qui se comprend aisément. Du moins, peut-on dire que les Arméniens mobilisés ont été assassinés par leurs compagnons d'armes, que la plupart des adultes et des jeunes gens n'existent plus, que des femmes, des vieillards et des enfants ont été massacrés ; d'autres ont été obligés d'embrasser la religion de Mahomet, d'autres enfermés dans des harems ou des orphelinats musulmans et d'autres encore déportés dans de « nouveaux lieux de résidence », c'est-à-dire, en fait, dans les déserts situés à l'ouest de la Mésopotamie, où ils ont péri de faim, de misère et des fièvres. De tous les récits publiés, des Allemands comme des Danois et des Américains, se dégage une double conclusion : les massacres ont été régulièrement et systématiquement organisés, et ils l'ont été avec la connivence et même sur l'initiative de la Sublime-Porte. Ce n'est pas (a-t-on pu écrire avec vérité) une population qui se jette sur une autre, dans une crise d'anarchie sauvage. Non ; l'opération s'annonce par un ordre du gouvernement affiché dans les villages ; les instructions arrivent de Constantinople aux fonctionnaires et aux exécuteurs... Tout se passe avec un ordre effroyable. On ne tue pas dans les villes pour éviter l'infection, les caravanes sont réunies au jour et à l'heure prescrits ; les kurdes et les brigands sont prévenus et se trouvent au rendez-vous donné par les gendarmes qui rabattent le gibier. Des commissions s'occupent de recenser tout le butin fait par l'Etat turc dans les maisons arméniennes ; on jette à la foule rapace les menus objets ; Tout ce qui a une réelle valeur est mis de côté pour être vendu ; on paye d'abord les dettes des Arméniens pour qu'aucun musulman ne puisse être lésé, puis l'Etat s'enrichira du reste. Il n'y a pas à s'y tromper : la destruction totale du peuple arménien, par la mort ou par la conversion forcée à l'islam, tel est le but que l'on veut atteindre.
Les Jeunes-Turcs de Constantinople n'ont pas organisé le massacre dans la seule partie ottomane du plateau arménien ; ils ont fait de même dans les parties des vilayets arméniens extérieures au plateau et en Cilicie, et partout où il y a des Arméniens dans l'empire, en Turquie d'Europe comme en Turquie d'Asie, « l'extermination des Arméniens est à l'ordre du jour », selon l'énergique expression de J. de Morgan. On sait, en effet, qu'il en est des Arméniens comme des Juifs ; les uns et les autres ne vivent pas seulement dans leur pays d'origine, mais ils constituent encore des colonies plus ou moins importantes dans les différentes parties de l'Empire ottoman (où peut-être sont-ils un million) et même, en dehors de l'Empire, dans les différentes parties du globe. Si elle ne peut rien en dehors des frontières de sa domination, la Sublime-Porte peut tout, au contraire, à l'intérieur de l'Empire ; elle l'a bien prouvé, hélas ! Tandis que les Arméniens de plateau échappés aux premiers massacres étaient déportés de leur patrie et envoyés dans le Sud, dans des territoires qu'ils devaient coloniser sans ressources, sans instruments, sans aides, sans hommes valides, la population de la Petite Arménie (ou Cilicie) était exilée dans la province d'Alep ou à Damas. A Trébizonde, il ne resterait plus un seul Arménien, et il en serait de même dans les autres ports de la mer Noire : à Kérasonde, à Samsoun. De Samsoun à Seghert et Diarbékir, les Arméniens qui ont embrassé l'islamisme survivent seuls aujourd'hui ; jusque sur les rivages occidentaux de l'Anatolie, dans le district d'Ismir et dans la province de Brousse, jusque dans la banlieue de Constantinople et à Constantinople même, on a implacablement procédé à la déportation des Arméniens. Combien, parmi ces infortunés, ont succombé ! Au début de janvier 1916, des rapports dignes de foi, venus d'Alep, signalaient la présence de 492 000 déportés arméniens dans les régions de Mossoul, Daïr-el-Zor, Alep et Damas. Des femmes, des enfants, des hommes âgés ou des vieillards, voilà surtout ce qui constituait cette masse de déportés, qui manquaient de nourriture et de tout ce qui est nécessaire à la vie ; sans médecins et sans remèdes, ils étaient en proie aux maladies, qui faisaient dans leurs rangs les plus cruels ravages... Certes, il convient de se défendre contre toute exagération ; mais on restera sans doute au-dessous de la vérité en évaluant à plusieurs centaines de mille, peut-être à 500 000 ou 600 000, peut-être même à 800 000 - d'aucun vont jusqu'à un million - le nombre des Arméniens qui ont succombé depuis un an, d'une manière ou d'une autre, sous les coups de leurs persécuteurs. C'est « la page la plus noire de l'histoire moderne », et les Turcs ne peuvent pas la désavouer. Tout récemment, le ministre de l'intérieur devait reconnaître qu'environ 800 000 Arméniens avaient été déportés et que, de ces malheureux, 300 000 environ avaient été tués, ou étaient morts pour d'autres causes résultant des mesures récemment prises par la Sublime-Porte !
Les Arméniens étaient nos ennemis, expliquent les Turcs ; ils obéissaient à un mot d'ordre venu de l'Angleterre et des autres pays de l'Entente ; ils désiraient le triomphe des adversaires de la Turquie, et ils travaillaient pour ces mêmes adversaires de la Turquie ; ils ourdissaient une vaste conspiration contre le gouvernement de l'Empire ottoman. La Sublime-Porte se trouvait donc dans le cas de légitime défense ; elle a simplement procédé à une répression sévère, mais juste et nécessaire... Piètres excuses, en vérité, que démentent la présence de nombreux Arméniens dans les armées ottomanes (ils n'y sont plus aujourd'hui, et pour cause) et les précautions prises pour tenir secrets les massacres, et les dénégations opposées officiellement aux premiers récits de ces mêmes massacres. En réalité, les Jeunes Turcs de Constantinople se sont, en procédant à la suppression des Arméniens, inspirés des traditions de leur propre race et des théories de leurs alliés, les Allemands. Ceux-ci n'ont-ils pas parlé de déporter en masse les populations des pays qu'ils se proposaient d'annexer et d'y substituer des colons allemands ? Quoi d'étonnant à ce que le docteur Nazim, un des membres influents du comité « Union et Progrès », ait fait sienne une telle idée et ait voulu l'appliquer à l'Arménie ? Il serait sans doute exagéré de rendre les Allemands immédiatement responsables des massacres, comme aussi de les faire solidaires des organisateurs de ces massacres ; mais il est légitime de voir dans ces mêmes massacres la déformation et l'application ultime de théories allemandes. Il est également légitime de reconnaître que le gouvernement impérial allemand eût pu s'interposer, très vite, sinon dès le premier jour, entre la Sublime-Porte et les Arméniens, et qu'il n'a eu garde de le faire.
Henri Froidevaux
Larousse mensuel illustré (N°113)
juillet 1916
par Henri Froidevaux