“L'Europe Centrale n'a pu échapper aux calamités déchaînées dans le Proche-Orient et l'Extrême-Orient par le gouvernement moscovite qui, s'efforçant d'anéantir les bienfaits de l'indépendance céleste, présent pour les nations et les peuples, n'a d'autre but que d'asservir l'humanité et qui depuis des siècles, s'est montré l'ennemi le plus cruel et acharné de la félicité humaine, entraînant cette fois dans la guerre générale les gouvernements anglais et français dont l'orgueil national a, pour suprêmes délices, l'asservissement de milliers de musulmans et qui, tout en nourrissant l'ignoble aspiration d'assouvir leur convoitise en ravissant la liberté aux populations soumises à leur tyrannique et illégitime domination, n'ont jamais cessé de manifester la haine invétérée qui les pousse à ébranler et affaiblir le plus possible le Khalifat parce que ce haut pouvoir constitue le soutien du monde musulman et la force de l'Islam.
"Le gouvernement oppresseur qui porte le nom d’Entente a, non seulement au cours des siècles derniers, ravi aux peuples musulmans des Indes, de l'Asie Centrale et de la plupart des contrées africaines leur indépendance politique, leur gouvernement et même leur liberté mais depuis plus d'un demi-siècle, grâce au mutuel appui des trois puissances qui le composent, il nous a fait perdre les plus précieuses parties de l'Empire Ottoman. Enfin, à une époque plus récente, hier pour ainsi dire, durant la guerre balkanique qu'il a provoquée, en encourageant et en protégeant nos voisins, il a été la cause morale et matérielle de l'anéantissement de centaines de milliers de musulmans innocents, du viol de milliers de vierges musulmanes et de la profanation fanatique des choses sacrées de l'Islam et il vient encore de susciter des complications de nature à transformer le monde en un immense champ de bataille, s'efforçant de répandre au coeur même du peuple de Mahomet, les plus ardentes étincelles de ce brasier de guerre et de massacrer et d'étouffer, ce qu'à Dieu ne plaise, les lumières de la foi divine.
"Il est évident que ceux qui persécutent la religion musulmane (oeuvre due à l'inspiration même du Créateur, dont l'homme est incapable de comprendre la toute puissance et la force du châtiment, pour le bonheur de l'humanité dans cette vie et dans l'autre) seront, tôt ou tard, les victimes du courroux céleste qui les écrasera moralement et matériellement. Aussi, le Serviteur des deux Villes Saintes, Khalife des Musulmans et Commandeur des Croyants, a-t-il considéré comme le plus grand des devoirs du Kalifat mahométan d'appeler à la Guerre Sainte musulmane les peuples musulmans, conformément aux dispositions des fetvas sacrés, afin de recourir à toutes les mesures et à toutes les vaillances de la foi pour préserver des atteintes immondes, avec l'aide divine, le tombeau du Prohète, prunelle des yeux des vrais croyants, Jérusalem, Nedjef, Kerbela, le siège du Khalifat, enfin toutes les localités musulmanes où se trouvent des lieux prophétiques ainsi que des sépultures de saints et de martyrs et de supplier le Dieu Tout Puissant d'accorder son concours vengeur pour l'anéantissement des ennemis de l'Islam.
"Le Khalifat a appelé sous les armes, sans exception, tous les sujets de vingt à quarante cinq ans vivant sous son sceptre et tout en concentrant aujourd'hui graduellement sur les champs de la Guerre Sainte, l'armée et la flotte impériales ainsi que les Ulémas, les professeurs en théologie et les instituteurs qui, jusqu'à ce jour, avaient consacré leur vie à la diffusion de l'instruction, les étudiants en théologie et en science, espoirs de la religion et de la nation, la plupart des fonctionnaires et les enfants de la patrie, soutiens de familles miséreuses et de vieux parents, il a donné à tous les croyants l'ordre de prendre part à la Guerre Sainte et d'y apporter le concours de leurs personnes et de leurs biens.
"Par conséquent, conformément à la teneur des fetvas sacrés, tous les musulmans habitant dans les pays exposés aux persécutions des dits Etats oppresseurs, comme en Crimée, à Kazan, au Turkestan, à Boukhara, à Khiva ou aux Indes, ou résidant en Chine, en Afghanistan, en Perse, en Afrique et dans les autres contrées doivent, de concert avec les ottomans, considérer comme le plus impérieux des devoirs religieux de participer à la Guerre Sainte en corps et en biens et, en méditant les versets sacrés du Coran, de se soustraire ainsi aux supplices qui pourraient les frapper dans ce monde et dans l'autre, pour mériter au contraire, la félicité éternelle. Bien plus, considérant que nos ennemis, en appelant sous les armes, les musulmans soumis à leur domination, en les envoyant contre le Khalife ou ses alliés et en les faisant tuer dans les zones les plus meurtrières des champs de bataille de l'est et de l'ouest, ou, en d'autres termes, en commettant la vilènie mille fois plus satanique de faire exécuter leurs crimes contre le religion de l'Islam par la main même de vrais Croyants, ourdissant ainsi la plus atroce des calamités qui puissent atteindre des coeurs musulmans, le monde mahométan ne doit reculer devant aucun sacrifice pour mettre le plus tôt possible un terme à cet affreux fléau et, pour cela, confiant en Dieu, supporter les plus dures contraintes. Les musulmans qui s'empresseront de participer à la Guerre Sainte au nom de de leur divine religion pourront compter sur l'assistance de Dieu et le peuple élu qui sacrifiera sa vie et ses biens pour le relèvement de la gloire du Chériat musulman jouira de l'aide spirituelle du Prophète.
O PEUPLE DE MOHAMMED !
Puisque, conformément au verset du Coran, il s'est formé un peuple vertueux, digne de servir d'exemple au monde, doué qu'il est de tous les mérites et de toutes qualités que doit posséder le genre humain, tous ceux qui professent cette divine religion ayant pour base l'unité et l'union, pour caractéristique la science et le travail et pour objectif le droit et le bonheur de l'homme, doivent, quels que soit la race, le pays et le gouvernement auxquels ils appartiennent se grouper sous l'étendard de Mohammed, le coeur tourné vers Dieu et la face vers la Kaaba, vivre en une grande nation confessionnelle n'ayant d'autre Maitre que Dieu parce qu'elle porte au front le signe sublime de la majesté éternelle et se montrer capables de résister aux oppresseurs et aux perturbateurs qui veulent porter atteinte à leur grandeur.
O MUSULMANS FIDÈLES SERVITEURS DE DIEU !
"Ceux qui prendront part à la Guerre Sainte pour le bonheur et le salut des Croyants et en reviendront vivants, jouiront du bonheur ; quant à ceux qui y trouveront la mort, ils auront droit au titre de martyrs. Conformément à la promesse divine, ceux qui se sacrifient pour la cause du droit auront la gloire et le bonheur ici-bas, le paradis là-haut.
"O Musulmans, épris de gloire et de félicité, prêts à sacrifier votre vie et vos biens et à braver tous les périls et toutes les luttes pour la défense du droit, groupez vous, solidaires et unis autour du Trône impérial, conformément à l'ordre du Très-Haut qui nous a promis le bonheur dans ce monde et dans l'autre, pressez d'une étreinte commune le socle du Khalifat et sachez qu'en ce jour où notre Etat se trouve en guerre avec la Russie, la France, l'Angleterre et leurs alliés, ennemis mortels de l'Islamisme, le Commandeur des Croyants, Khalife des Musulmans, vous appelle à la Guerre Sainte.
"Combattants musulmans ! Avec l'aide de Dieu et l'assistance spirituelle du Prophète, vous vaincrez et écraserez les ennemis de la religion et vous remplirez d'une joie éternelle les coeurs musulmans suivant la promesse divine.”
Signé : ..... Haïri, Cheikh ul Islam
Zia ed Din, ancien Cheikh ul Islam
Moussa Kiazim, ancien Cheikh ul Islam
Essad, ancien Cheikh ul Islam
Ali Haïdar, Fetva Emini
Eumer Houloussi etc...les neuf Casaskiers
Ibrahim Evlia, Conseiller du Cheikh ul Islamat
Hussaëin Kiamil, Président du Conseil des Etudes Théologiques
Douze Ulemas Supérieurs
Extrait du quotidien ottoman La Turquie, 15 novembre 1914** :
Une grande partie de la population de la capitale s'est livrée hier à une manifestation qui a duré une huitaine d'heures et s'est déroulée sur les deux rives de la Corne d'Or.
Ce meeting était organisé par un comité spécial composé de Kémal-Bey, délégué responsable du comité Union et Progrès de Stamboul [Constantinople] ; d'Ismet-Bey, président du comité de la Défense nationale ; de Chéfik-Bey, président du comité de la Flotte, et d'Izzet-Bey, président de toutes les corporations musulmanes.
Cette manifestation avait pour but de démontrer l'accord du peuple avec la déclaration de la guerre sainte promulguée par le Sultan contre les ennemis de l'Islam, qu'il est uni de corps et d'âme au gouvernement et qu'il est prêt à tous les sacrifices pour le bonheur et la grandeur de la patrie.
C'est sur cette base-là que la manifestation avait été concertée. On devait se réunir place de la mosquée de Fatih. Dès avant 11 heures du matin, une foule énorme a commencé à y affluer de tous les côtés de la ville. Cette place et ses alentours se trouvèrent bientôt pleins. Les membres du comité de la Défense nationale, les membres du comité de la Flotte, toutes les corporations avec leurs drapeaux et musique en tête, après s'être concentrés à leurs sièges respectifs, se sont rendus par un long défilé à Fatih, où ils ont pris place dans la cour nord de la mosquée.
Les membres de tous les clubs du comité Union et Progrès se sont réunis au club de Fatih et c'est de là qu'ils se sont rendus à la mosquée. Les drapeaux du comité de la Défense nationale et celui de l'Union et Progrès étaient encadrés des deux côtés par les drapeaux allemand et autrichien. On remarquait aussi une délégation persane avec, en tête, les drapeaux ottoman et persan.
Les élèves de toutes les écoles, les étudiants de l'Université et les éclaireurs turcs se sont aussi rendus à la place du meeting. Vers midi, plusieurs sénateurs et députés, des ulémas, des cheikhs, se sont rendus directement à la mosquée.
Un peu avant l'heure de la prière de midi, est survenu le fetva-émini Haïdar-Effendi, entouré de la pompe usuelle, et suivi du conseil du fetva-hané. Ces religieux portaient dans uh étui vert les fetva sacrés ou sentences. Après le namaz de midi, les enderoun ont chanté le souré [la sourate] du Coran concernant la victoire. Après ce chant, le fetva-émini est monté en chaire et il a donné lecture des fetva, dont nous reproduisons d'autre part le texte.
La cérémonie religieuse ayant pris fin, le fetva-émini, suivi de son cortège et de tous les assistants, s'est rendu à la cour de la mosquée, où des places avaient été d'avance retenues pour les personnages officiels. Là, au milieu d'un silence profond, le fetva-émini a donné de nouveau lecture des fetva et il a lu une prière pour la victoire des armes ottomanes, pour la gloire de l'Islam et pour la défaite de ses ennemis. La foule a accueilli par des amin [amen] cette prière.
Ensuite Séid-Bey, député de Smyrne, a prononcé, au milieu des applaudissements et des manifestations chaleureuses des assistants, un long discours relevant, dans des termes éloquents, la nécessité de l'union et de la concorde de tous les musulmans pour cette guerre sainte, de laquelle dépend l'existence ou la mort du monde islamique. « Tous les musulmans, a-t-il dit, doivent combattre ensemble contre l'ennemi séculaire, le Russe, pour l'écraser. Allons avec nos femmes et nos enfants à la Sublime Porte, pour montrer que nous aidons notre gouvernement. »
Pendant le meeting, l'ordre le plus parfait a régné, grâce aux mesures prises par le comité organisateur et aux efforts de nombreux agents de police et de gendarmes.
Le meeting ayant pris fin, un imposant cortège, composé de tous les assistants, fut formé. Deux agents de police à cheval précédaient, suivis de près par des cavaliers et des porteurs de drapeaux, dont l'un représentait la carte de [la] Roumélie avec les territoires perdus en noir.
Au milieu des cavaliers on remarquait la vieille Hava-[K]hanem, la poitrine constellée des décorations et de médailles et tenant à la main une épée.
Hava-[K]hanem est cette vendeuse de chaussettes de la cour de Yéni-Djami, à Stamboul qui, lors de la guerre turco-hellénique de 1897, avait donné toute sa petite fortune pour l'armée. On remarquait aussi des groupes d'Arabes faisant résonner leurs boucliers du choc de leurs épées. Suivaient les musiques et, en outre, en rang serrés de huit personnes chacun, les manifestants ayant à leur tête des ulémas et des cheikhs.
Le cortège s'est mis en marche vers 2 heures de l'après-midi, se dirigeant d'abord vers le ministère de la Guerre, où une prière a été dite par un cheikh pour la victoire de l'armée et de la flotte, au milieu des cris enthousiastes de la population. De là, par la grand'rue de Divan-Yolou et l'avenue de Djighal-Oglou, on s'est rendu devant la Sublime Porte.
Voici la traduction des fetva, ou sentences sacrées, déclarant sainte la guerre (Djihad) et qui ont été lus au cours du meeting d'hier:
Si, dans le cas d'une agression contre l'islamisme, agression provoquant le pillage des territoires musulmans etl'asservissement de la population musulmane, S. M. le Padi-chah de l'Islam déclare la guerre sainte, tous les musulmans ont-ils le devoir sacré d'y participer, conformément au verset du Coran: «...» et est-ce un devoir religieux pour les musulmans jeunes et vieux de toutes les parties du monde, de s'empresser de prendre part à la guerre sainte avec leurs biens et leur personne, comme fantassins et comme cavaliers ? Réponse : Oui.
Or, étant avéré que la Russie, l'Angleterre et la France, qui s'attaquent aujourd'hui au Khalifat [califat] et à l'Empire ottoman avec leurs flottes et leurs armées, visent à anéantir - qu'à Dieu ne plaise - la lumière sublime de l'islamisme, tous les musulmans vivant sous l'administration de ces états et des gouvernements qui les appuient ont-ils également le devoir religieux de déclarer la guerre sainte contre ces gouvernements et de prendre effectivement part à la lutte sacrée ?
Réponse : Oui.
Tandis que la réalisation du but dépend de l'empressement de tous les musulmans à participer à la guerre, si - qu'à Dieu ne plaise ! - quelques-uns d'entre eux agissent autrement, leur ligne de conduite doit-elle être considérée comme constituant une grande révolte contre le Tout-Puissant, et sont-ils passibles du châtiment céleste ?
Réponse : Oui.
Si la population musulmane des susdits états en guerre avec le gouvernement musulman prend part à la guerre contre les troupes musulmanes, fût-ce sous la contrainte et les persécutions que ces états commettraient en les tuant, et même en anéantissant leurs familles, cette participation est-elle formellement prohibée par le Chériat [charia], et le meurtre dont ils se rendraient ainsi coupables est-il puni des feux de l'enfer?
Réponse : oui.
La participation des musulmans vivant sous l'administration de l'Angleterre, de la France, de la Russie, de la Serbie, du Monténégro et de leurs alliés, à la guerre contre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, qui appuient le gouvernement impérial musulman, devant causer du tort au Khalifat [califat], constituerait-elle un grand péché entraînant les douloureuses tortures ?
Réponse : Oui.
Ces fetva avaient été rendues mercredi et avait été laissées, ainsi qu'il est d'usage, pendant vingt-quatre heures dans le sanctuaire où est gardé le manteau du Prophète.
* Sources : Revue du Monde musulman.
Welt des Islams - 15 mars 1915
Koloniale Rundschau - 1914
Presse turque de l'époque
** reproduit d'après Rhétoré, Les chrétiens aux bêtes. Les éditions de Cerf, 2005