Malgré la multitude de problèmes exposés dans cette étude, les autorités turques, dans une nouvelle campagne de relations publiques, ont mobilisé leurs intellectuels pour rendre les archives ottomanes accessibles aux chercheurs extérieurs intéressés par l’étude de la question arménienne, particulièrement les événements de la Première Guerre Mondiale relatifs aux déportations et aux massacres. L’idée est que l’Occident et les autres historiens vont être autorisés à voir par eux-mêmes qu’il n’y a pas de document authentique prouvant des massacres prémédités, organisés et supervisés, équivalant à un génocide. Ce fut là la position maintenue pendant les soixante-dix dernières années par les intellectuels turcs, dont la plupart ont travaillé pour la Société Historique Turque, ou y ont été attachés, une organisation quasi gouvernementale supervisant les productions de ces intellectuels.
p. 203 « Il n’est pas rare qu’il y ait aussi un sentiment (dans de nombreux quartiers de Turquie) que ceux qui travaillent dans la recherche mettent leur nez dans des affaires qu’il vaudrait mieux laisser de côté, et produisent des trouvailles embarrassantes, qui contredisent les hypothèses traditionnelles, et créent généralement des troubles… »
p. 205 « Il y a en outre un sentiment largement répandu que les chercheurs étrangers… n’ont pas à cœur le bien-être du pays… Les chercheurs étrangers devraient essayer de voir les problèmes turcs dans une meilleure perspective… »
p. 207. « Les sujets hautement sensibles tels que ceux ayant à voir avec des agitateurs ethniques ou religieux feraient mieux d’être évités, spécialement par les enquêteurs… »
p. 820. « The National History Thesis - (thèse de l’Histoire Nationale) fondée sur un mélange de vérité, de demi-vérités et de fiction [ impliqué] dans une sorte de ré-écriture de l’histoire tendancieuse… caractéristique de nombreux jeunes nationalistes ».
p. 230. « Comparée avec la vaste littérature sur la Première Guerre Mondiale en anglais, en français et en allemand, la documentation en Turquie est très incomplète. De nombreux facteurs entrent en ligne de compte pour cette déficience : la confusion chronique dans les archives du Personnel général ottoman pendant la guerre… la disparition pendant l’occupation d’Istanbul après 1918 de nombreux papiers officiels importants ».
p. 633. « L’Histoire de la Guerre de l’Indépendance est en cours de préparation à la Direction de l’Histoire de la Guerre par le personnel général des officiers retraités qui n’ont pas de formation historique… »
p. 634. Quel dommage et quelle affaire incompréhensible. Un Etat qui se glorifie tellement de son histoire refuse l’accès de ses archives historiques à quiconque ne fait pas partie des historiens officiels (resmi tarihciler). Un grand nombre de ces historiens officiels, cependant, ne sont même pas capables d’utiliser les notes de citations, sans parler d’écrire l’histoire. Ils font en même temps des abrégés, des changements et utilisent les marques de citations qui correspondent au rapport contenu dans le document… A chaque fois qu’il y a un déni d’accès, il y a un lien avec la dissimulation.
Le fait d’avoir engagé des officiers en retraite non formés et qui n’ont aucun rapport quelconque avec une éducation historique est une tentative de couverture. Or, il n’est pas si facile d’étouffer l’histoire".
Les documents traitent des événements de la Première Guerre Mondiale impliquant les Arméniens de Turquie ; ils ont d’abord été publiés dans le périodique Military History Documents (Décembre 1982, n° 81) sous les auspices du Département du Personnel Général des Etudes stratégiques et de l’Histoire Militaire. Voici une liste, au hasard, des inexactitudes et fautes de traduction, et des erreurs de dates de conversion dans la version anglaise :
En outre, la date de conversion pour l’article n° 4 est exacte en page III mais inexacte en
p. 9 ; de même l’article n° 5 a la date exacte du 13 septembre, mais une date inexacte en page 11. Toujours sur la même page, l’article n° 7 est 11.10.14 et à la page 18 c’est 1.10.14, tous deux sont faux, la date exacte est 10 août 1914. Ces erreurs sont reproduites dans l’édition française, qui en plus comporte les failles suivantes :
Dans le volume 2 de la version anglaise (188 pages) de semblables négligences sont évidentes. Par exemple, sur la page 45, doc. N° 99, dans l’article n° 2 du 7 septembre, la date devrait être 27 septembre.
Pendant la première semaine de janvier 1989, les autorités turques annoncèrent une nouvelle décision de communiquer des séries de documents officiels provenant des archives ottomanes et couvrant la gamme entière de cinq siècles de relations turco-arméniennes, mais spécialement le cataclysme de la Première Guerre Mondiale.
(voir Resmi Gazete N° 20163, 12 mai 1989, pp. 1-6, contenant la décision pertinente du Conseil de Cabinet n°89/14028). Des clarifications ultérieures ont indiqué, toutefois que les préparations des dossiers pertinents ne s’étendait que jusque l’année 1894, et qu’il faudrait encore un certain temps avant que les documents de la période de la 1ère Guerre Mondiale soient prêts à l’inspection et à l’étude (déclaration du 16 mai 1989 du Ministre des Affaires Etrangères Mesut Yilmaz - Cumuhuriyet, 22 mai 1989). Il y a plusieurs problèmes impliqués dans cette nouvelle initiative qui demandent à être décrits.
La décision jusque là s’applique aux archives du Premier Ministre (Başbakanlık arşivı) L’accès du Ministère de la Guerre au Personnel général et au Quartier Général Impérial et aux archives du Bureau de la Guerre, les sources principales du traitement des Arméniens pendant la période de la guerre, est strictement soumis à un permis spécial. Par conséquent, ce n’est que très rarement que de tels permis soient accordés.
(voir Çetin, Attil [1979. Başbakanlık arşivi kılavuzu ] Guide pour les archives Başbakanlık. Istanbul : Enderun 171 pages.
p. 1044. L’auteur cite un proverbe chinois comme métaphore pour déclarer que les archives de la cour martiale ont disparu. Paraphrasé, le proverbe déclare que lorsque le matériel est trop chaud pour être manipulé, il y aura très peu de gens assez braves qui accepteront le risque de le posséder. « Ces dossiers [de la Cour Martiale] ont été soit brûlés dans les poêles des bains publics (hamam külhanlarinda) soit ont fait partie des 56 wagons de documents historiques (tarihi beige) qui ont quitté le pays comme ayant été vendus à la Bulgarie au prix de 70 para pour un okka » ( un para est l’équivalent d’un soixantième de la lire turque, et un okka pèse 453,6 grammes).
p. 145 - L’année 1931 a été une date marquante dans l’histoire des archives ottomanes. Défiant les règles les plus élémentaire, le gouvernement de Mustafa Kémal a décidé de vendre les contenus d’une partie considérable des archives à la Bulgarie, au prix de la valeur du papier. L’idée était d’effacer de la mémoire de l’humanité quatre siècles de l’histoire ottomane. Plus perspicace que les Turcs, le Vatican a acheté ces documents à la Bulgarie à un prix qui pour l’époque était plutôt élevé. Aussitôt que la nouvelle de la vente a été connue à Istanbul, les intellectuels crièrent au « scandale ». Un intérêt soudain commença à s’élever et à envelopper le reste des dépôts aux archives. En conséquence, entre 1932 et 1937, 184 256 articles, que ce soit des registres ou des documents, furent classés sous 17 catégories avec la collaboration de Tucolog Lajos Fekete. En 1937, le Hazinei Evrak disparut et fut remplacé par le nouveau « Bash Vekalet Arshivi » (les Archives de la Direction du Premier Ministre)… Les autorités turques vont permettre aux historiens étrangers les plus « verts » de consulter les données qui consisteront en documents sélectionnés, censurés et expurgés, de crainte que le gouvernement actuel soit compromis en ce qui concerne le génocide arménien. Les linguistes-archivistes, qui ont travaillé dans ces archives pendant plus d’une décennie, ont pris soin de ce projet, aussi loin que le nécessitait la purge de ces archives… Il est plus que probable que rien n’émergera de ce nouvel arrangement d’accessibilité. Il faudrait être vraiment naïf ou sot pour croire le contraire. L’histoire de cette période tragique a déjà été écrite et les archives des autres pays la contiennent déjà, et préservent la preuve inaltérable du premier génocide du vingtième siècle… En tant qu’ex-ambassadeur Zeki Kuneralp a déclaré : « Les responsabilités de ne pas publier les documents historiques pèsent plus lourd que les avantages ». C’est pour cette déplorable obsession (turque) (pour le secret) que nous nous fions aux documents étrangers pour apprendre notre histoire".
Ces explications sur la nouvelle initiative turque avaient pour but de confirmer la position turque sur la question du génocide arménien, et sont directement renforcées par les déclarations officielles faites relativement à l’ouverture des archives ottomanes.
pp 24-25. Après avoir décrit comment Talat trahit un demandeur d’emploi en informant secrètement un gouverneur qu’il devrait ignorer sa recommandation écrite, que ce denier avait sollicitée et obtenue de lui, Atay décrit : Le penchant de Talat pour la supercherie et les mensonges est caractéristique de l’éthique orientale« (yalan, aldatıcı) ».
Presse d’Istanbul :
Le chiffre de Boğazlıyan, commandant de la gendarmerie de la région, informant ses supérieurs à Kayseri que les Arméniens de la province sont « déportés, à savoir détruits »
(sevkiyat, yani mahvmanasina) (les procès de Yozgat, 12ème session).
Le chef du bureau de recrutement de la même région informe le député commandant du 5ème corps d’armée d’Ankara que les déportés ont été « envoyés à leur destination » (müretteblerine sevk), à savoir : « ils ont été tués » (katledildikleri) (procès de Yozgat,9ème session). [Pour confirmation de ces références voir la sous-section « Actes d’évitement de preuves matérielles, de la section »Problèmes de déviation… " dans la bibliographie, citant les sources et les données du Patriarcat arménien de Jérusalem]
Le député de Yozgat Şakir, a personnellement témoigné que les ordres de déportation avaient reçu des contre-ordres, par des ordres « secrets » d’extermination et quand il s’était plaint à Talat à Istanbul de ces méfaits, ce dernier l’avait renvoyé comme « incompétent » (les procès de Yozgat, 4ème session).
Un commissaire de quartier, le Colonel Mehmed Ali, a témoigné personnellement que les ordres de « déportation » avaient été accompagnés de contre-ordres de « destruction »
(Les procès de Yozgat, 15ème session)
p. 5 Un ex-membre du personnel du Ministre de l’Intérieur Talat, fournit des preuves du pouvoir plénipotentiaire de Talat à Alep, dans l’exécution des déportations, et que celui-ci lui avait confié "qu’il avait reçu personnellement de Talat des ordres d’extermination (imha emirlerini bizzat aldım). [Pour plus de détails sur ces témoignages et sur des témoignages analogues par des militaires allemands de haut-rang et du personnel diplomatique, y compris le Général Seeckt, le dernier Chef du Personnel des Forces armées ottomanes, ainsi que l’ambassadeur allemand Metternich, voir : Vahakn Dadrian (1986) : Les documents Naim Andonian de la Première Guerre Mondiale sur la destruction des Arméniens ottomans : l’anatomie d’un génocide. Journal international des Etudes du Moyen Orient, 18(3), 311-360, spécialement les pages 346, n° 19, 347 n° 31 ; 355-356 n° 1041.
p. 844. Le télégramme chiffré d’Ahmed Muhtar, ministre des Affaires Etrangères par intérim, d’Ankara, le 8 novembre 1920, avisant le général turc Karabekir qui avait écrasé l’armée naissante de la jeune république d’Arménie, et devait commencer les négociations d’armistice avec ses représentants :« … Le gouvernement d’Ankara nourrit des sentiments profonds et sincères (amik ve samimi) conformes aux aspirations d’assurer le bien-être des Arméniens turcs ainsi que des peuples avoisinants… »
Ces professions de foi sont renforcées par des promesses de soutien « pour une complète indépendance et sécurité » de l’Arménie, et des promesses d’expédier des « fournitures alimentaires et autres matériels de secours afin qu’elle puisse se rétablir économiquement ».
Cependant, le chiffre “secret” ci-dessous, télégraphié le même jour décrète la garantie de mort par génocide des restes du peuple arménien, concentré dans la Transcaucasie et accablé de toutes sortes de crises potentiellement mortelles.
pp. 844-845 « En vertu des dispositions du Traité de Sèvres, l’Arménie aura le pouvoir de séparer la Turquie de l’Est. Avec la Grèce, elle empêchera le développement général de la Turquie. En outre, étant située au milieu d’une grande périphérie islamique, elle ne pourra jamais renoncer volontairement au rôle qui lui est assigné d’être un gendarme despotique, et n’essaiera jamais d’intégrer sa destinée aux conditions générales de la Turquie et de l’Islam. Après l’énumération de ces arguments rationnels, la décision suivante fut transmise : “En conséquence, il est indispensable que l’Arménie soit éliminée, politiquement et physiquement (siyaseten ve maddeten ortadan kaldırmak).”
Le Général fut ensuite avisé des méthodes requises à utiliser. Puisque l’atteinte de notre objectif est soumis [aux limites ]de notre pouvoir, et à la situation politique générale, il est nécessaire de s’adapter dans l’implication de la décision mentionnée ci-dessus (tevfiki icraat) Notre retrait de l’Arménie comme partie du règlement de paix est hors de question. Vous aurez donc plutôt recours à un modus operandi visant à tromper les Arméniens (Ermenileri igfal) et à se moquer des Européens par une apparence d’amour de la paix. En réalité, toutefois (fakat hakikatde) le but de tout cela est d’atteindre par paliers l’objectif [précisé ci-dessus]… [il] est requis que des paroles vagues et doucereuses (mübhem ve mülayim) soient employées à la fois dans le cadre et l’application du traité de paix, tout en maintenant constamment une apparence de pacifisme envers les Arméniens » Le chiffre se termine par l’exhortation que « ces instructions reflètent l’intention réelle (makasidi hakikiyesi) du Cabinet. Elles doivent être traitées comme secrètes et sont destinées seulement à vos yeux ». (dans la première édition, la page correspondante est 961).
Les doutes de quelques historiens turcs
Dr. Mete Tuncay : « Il avait peur que ces documents qui devaient être rendus disponibles puissent avoir été déjà censurés. Il fait aussi remarquer, “ou il est possible qu’ils les ouvrent encore seulement aux chercheurs, qui confirmeront la thèse officielle, tels que Stanford Shaw”». Cumhuriyet (quotidien turc d’Istanbul) The Guardian (London)
4 janvier 1989.
Un académicien turc « désireux de rester anonyme » dit : « Certains universitaires ont senti une épée de Damoclès suspendue au-dessus d’eux, craignant que s’ils publient quelque chose de défavorable vis-à-vis des Turcs, leur permis de recherche ne soit révoqué ». The Guardian (London) 17 janvier 1989
Ali Sirmen, journaliste turc « Nous devrions arrêter de donner des points de vue étrangers, qui peuvent aisément être imposés lors d’audiences privées. Cette pratique est mauvaise et inutile. Il est même temps que ces points de vue soient retirés du répertoire répondant aux besoins de la circulation interne… Même les Allemands, qui ont perpétré le plus grand génocide, ont été oubliés lorsque les Nazis ont été ôtés des scènes. Pourquoi le peuple turc d’aujourd’hui serait-il tenu pour responsable des actions des Ottomans… Nous avons d’abord besoin de changer de mentalité ; nous devons changer notre structure interne qui est contraire à l’idéal des droits humains… Le pas le plus important à franchir pour la solution de la question arménienne est la correction de la mentalité suprême qui règne dans la Turquie d’aujourd’hui. » Cumhuriyet (Istanbul), 10 juin 1989.